Le Point : Quelles sont les mutations de ce Moyen-Orient où les Francs arrivent vers 1100 ?
Gabriel Martinez-Gros : Tout d’abord l’effacement du califat, hégémonique depuis les débuts des conquêtes arabes au VIIe siècle. L’Islam s’est longtemps pensé comme un empire, aspirant à l’unité. Cette unité a été mise à mal par diverses sécessions et querelles de grandes familles, mais elle s’est en gros maintenue jusque vers 1050. L’arrivée des Turcs seldjoukides, venus d’Asie centrale, qui s’emparent de Bagdad, efface le califat comme principale institution politique, au profit du sultanat. Pour schématiser, les Turcs prennent la tête politique de l’Islam, les Arabes étant cantonnés au pouvoir religieux. La seconde mutation majeure est l’effondrement de l’est de l’Empire islamique, sous l’effet des invasions turques, puis mongoles au XIIIe siècle : un affaissement de l’Irak, de l’Iran, un déplacement du pouvoir d’abord vers la Syrie, puis vers l’Égypte, deux territoires plus proches des visées des Francs, qui en seront les victimes, notamment des Mamelouks d’Égypte. En 1250, le centre de l’Islam est au Caire et c’est l’Égypte et non Jérusalem que les Francs, notamment Saint Louis, tentent de conquérir.
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Pourquoi les deux principaux historiens arabes, Ibn al-Athir (1160-1233) et Ibn Khaldoun (1332-1406), considèrent-ils les croisades comme des invasions barbares ?
Ils ont une vision d’empire. Un empire, c’est un centre sédentaire, une réunion de populations productives, désarmées, qui a besoin d’annexes barbares, de banlieues, pour aller y chercher un minimum de violence pour sécuriser ce centre. Les Turcs et les Arabes ne voient pas ces chevaliers francs comme les sujets d’un autre empire, mais tout juste comme des mercenaires d’un demi-empire qu’ils ont appris à connaître, l’Empire byzantin de Constantinople. Or le gros problème que vit cet Empire islamique, c’est qu’il subit à peu près au même moment des invasions berbères au Maghreb, celle des Francs au Nord, celle des Mongols à l’Est. C’est l’affaiblissement de l’empire qui provoque la simultanéité de ces trois invasions, comme lorsque l’Empire romain fut jadis submergé par les invasions barbares. La différence, c’est que les barbares sont d’ordinaire fascinés par l’empire qu’ils envahissent, par sa langue, sa culture, ses richesses. Ils sont assimilables. Or deux de ces envahisseurs sont inassimilables : les Francs, fascinés par un Empire romain dont ils essaient de reconstituer la mainmise sur la Méditerranée – aucun Franc ne se convertira à l’islam –, et les Mongols, fascinés par la Chine vers laquelle ils se tournent.
Parmi les causes des croisades, on avance un pèlerinage armé, la reconquête des Lieux saints, une visée théocratique de la papauté, des ambitions géopolitiques de l’empereur allemand ou du roi de France. Quelles origines les Arabes leur prêtent-ils ?
Ils ne comprennent d’abord pas l’idée de croisade. Tout juste voient-ils les Francs comme de lointains héritiers des Romains, d’où ce rattachement aux Byzantins, qui font le trait d’union. La vision évolue avec Ibn Khaldoun, pour qui la tête de l’Occident n’est plus l’empereur byzantin, affaibli, mais le pape. Il s’intéresse aussi à Saint Louis, le « raydifrans », il est l’un des premiers à employer cette expression de « roi de France », car il conçoit qu’il y a là, en France, qui mobilise tant de troupes et de ressources, un empire en formation. Mais il ne saisit pas ce que Saint Louis vient faire, car un grand roi est un souverain immobile au centre de son empire, qui est au centre du monde. Qu’est-il venu faire en Égypte ou à Tunis sur « les planches » de ses navires ? Par ailleurs, sa douceur franciscaine cadre mal avec le stéréotype de l’envahisseur violent.
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L’objectif franc des Lieux saints ne leur semble pas évident ?
Dans leur logique d’empire, ils perçoivent plutôt que les Francs, mercenaires byzantins, visent le centre, Constantinople, cible qui sera atteinte avec la quatrième croisade et le sac de la ville en 1204. Jérusalem n’est un objectif central pour l’Islam qu’entre 1150 et 1200. Après cette date, tout le monde s’en désintéresse au profit de l’Égypte ou de Constantinople, même les Francs dans une certaine mesure. En 1219, lors de la cinquième croisade, quand les Francs prennent Damiette, le grand port égyptien, les successeurs de Saladin leur offrent Jérusalem en échange. Quand Frédéric II, l’empereur germanique, menace Damiette en 1229, on lui offre la Ville sainte pour simplement avoir la paix. C’est dire le moindre rôle joué par Jérusalem.
Avec le djihad, on compense la faiblesse militaire par une motivation idéologique.
N’y a-t-il pas tout de même à un certain moment la notion de djihad qui émerge ?
Sous Saladin, qui règne entre 1174 et 1193, en effet, elle devient essentielle, en raison de la faiblesse militaire qui affecte sa dynastie, dont le centre du pouvoir est en Syrie. La violence armée de l’empire a toujours été puisée dans ses marges turques du Nord-Est, vers l’Asie centrale. Or, après 1150, ces routes d’approvisionnement en guerriers sont bloquées, en raison de l’approche des Mongols. Alors, on compense la faiblesse militaire par une motivation idéologique. Puis, après 1200, cette faiblesse sera palliée par l’arrivée des Turcs khwarezmiens de la région de la mer d’Aral, chassés par les Mongols, qui débarquent en Syrie, puis en Égypte, où ils formeront les premières unités de mamelouks qui chasseront Saint Louis.
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Si les Arabes voient leur victoire comme le signe de leur supériorité, la vraie raison est-elle à chercher ailleurs ?
On la trouve notamment dans la démographie. Très peu de Francs sont venus s’installer dans les terres conquises en Syrie-Palestine, alors qu’au même moment les Européens colonisent de manière massive l’Espagne, la Sicile, où ils réduisent à rien la présence musulmane.
Vous réfutez bien sûr la vision islamiste des croisés violents qui auraient fondu sur un Islam pacifiste…
Avant que les islamistes ne s’en emparent, ce fut d’abord une vision tiers-mondiste, nassérienne, baasiste, où Saladin apparaît comme le grand héros arabe. Rappelons qu’il était kurde et qu’il dépendait d’une solidarité guerrière turque. Dans cette vision, le monde arabe était un paradis qui fut souillé par l’Occident, par quintessence violent. C’est passer sous silence l’effondrement de l’Empire islamique évoqué ci-dessus.
S’il fallait retenir une date, c’est bien 1258 et la chute de Bagdad, car elle marque la fin de l’Islam classique.
Si l’Occident n’est pas coupable, il doit accepter toutefois d’être marginal dans cette histoire…
Ibn Khaldoun, dans sa Chronique universelle, accorde très peu de place aux croisades, beaucoup plus par contre aux invasions mongoles, qui exterminent tout sur leur passage, pour finir par dévaster Bagdad en 1258. S’il fallait retenir une date, c’est bien celle-ci, car elle marque la fin de l’Islam classique. On l’a beaucoup atténuée, euphémisée, depuis quelques décennies pour écarter l’idée qu’ensuite l’Islam n’avait plus rien apporté au monde. De fait, cette date marque le naufrage durable de l’Iran et de l’Irak.
Si l’on compare les récits occidentaux et arabes des croisades, que ressort-il ?
En Occident, l’histoire de cette période a été écrite au XIXe siècle, où les croisades apparaissent comme le début de l’essor européen. On assiste à la reconquête de l’espace méditerranéen, non pas tant grâce à la première vague des chevaliers normands, provençaux ou champenois, mais plutôt à l’activité des cités italiennes, qui retissent un réseau d’échanges. Ces cités sont d’autant plus mises en valeur qu’elles anticipent par leurs structures des formes modernes de la vie politique ; c’est aussi une première Renaissance, car l’Occident récupère la science grecque, aux mains des Arabes depuis de nombreux siècles, et renoue le fil de l’Antiquité. Du côté arabe, l’écriture plus tardive a lieu au XXe siècle pour dire au contraire : vous voyez, l’Occident nous a tout pris, notamment cette culture, cette science. Une mainmise qui prépare la colonisation. Ce discours, mis en place par les Frères musulmans en Égypte dès 1930, est d’autant plus efficace qu’on rappelle que, à la fin, les Francs ont échoué.
Les Arabes passent ainsi sous silence les destructions mongoles, qui ont davantage marqué les esprits durant des siècles…
Si la Chine, quasi première puissance mondiale, venait à menacer la sphère islamique, il n’est pas impossible que ce souvenir et ce récit resurgissent. Pour l’heure, l’alliance Chine-Pakistan tournée contre l’Inde et les liens profonds entre le Pakistan et la Turquie font que le vieil ennemi demeure les Francs. On voit par là qu’Erdogan suit le récit traditionnel des tiers-mondistes.
De l’autre côté des croisades. L’Islam entre croisés et Mongols, de Gabriel Martinez-Gros (éditions Passés composés, 308 p., 23 €). Parution le 20 janvier.