Remarquons tout d’abord qu’à l’instar des puissances émergentes, la Turquie, au-delà de ses efforts, bénéficie de la nouvelle réalité de l’ordre international, où les puissances mondiales classiques sont en perte d’influence. Les États-Unis ne sont plus tout à fait les maîtres du monde ; la Russie ne domine plus tout à fait son giron soviétique ; la France et l’Angleterre ne sont plus les héritières de l’Afrique coloniale et leur néocolonialisme économique s’effrite un peu partout sur le continent ravagé par une série de coups d’État visant les intérêts européens. En d’autres termes, c’est aussi à l’aune du déclin des puissances traditionnelles qu’il faut étudier la place prise par la Turquie et d’autres sur la scène internationale. Mais puisque notre étude est dédiée à la Turquie, voyons où celle-ci peut se prévaloir d’une sphère d’influence, ou d’une certaine affirmation politique, économique et culturelle.
En à peine 30 ans, la Turquie a réussi à s’imposer parmi les pays les plus influents dans l’espace post-soviétique, notamment dans le Caucase et l’Asie centrale. Elle n’y remplace pas l’ancienne puissance tutélaire russe, mais son influence, ainsi que celle exercée par les nouveaux acteurs – la Chine, les États-Unis et l’Union européenne – est largement visible. Au niveau politique, un État du Caucase, l’Azerbaïdjan, et quatre des cinq États d’Asie centrale (Ouzbékistan, Kazakhstan, Kirghizstan, Turkménistan) font partie d’une union politique fondée et pilotée par la Turquie : l’Organisation des États turciques, désormais acteur officiel de la scène internationale reconnue par les Nations Unies.
Dans le Caucase, alors que traditionnellement c’est la Russie qui est maître des horloges, le récent conflit du Haut Karabakh a rebattu les cartes, donnant à la Turquie un plus grand poids dans le jeu géopolitique actuel. Son affirmation dans la guerre azerbaïdjano-arménienne, par son soutien à l’Azerbaïdjan, lui confère une nouvelle capacité d’influence politique, et même militaire, dans tout l’espace post-soviétique, dans le Caucase, en Asie centrale, et même en Ukraine, conflit à travers lequel Ankara s’est posé en médiateur international.
En effet, c’est dans la guerre en Ukraine que la Turquie s’est le plus illustrée ces dernières années. Bien que méfiante et vulnérable vis-à-vis de la Russie, elle n’a pas hésité à apporter son soutien à l’Ukraine dès la crise du Donbass en 2014 et davantage encore depuis février 2022. Alors que l’Occident a totalement rompu avec la Russie, la Turquie continue d’entretenir des liens avec les deux pays protagonistes de cette guerre, qui a ravivé une nouvelle forme de Guerre froide entre le monde occidental et la Russie. Cette action médiatrice turque, notamment l’accord céréalier signé entre la Russie et les Nations Unies afin que de nombreux pays du Moyen-Orient et d’Afrique puissent recevoir des céréales ukrainiennes, a accru la visibilité de la Turquie sur la scène internationale.
Au Moyen-Orient, pour lequel Mustafa Kemal Atatürk affichait la plus grande indifférence, voire du mépris, l’engagement turc ne fait que se renforcer depuis les années 1990, sous la présidence Turgut Özal, et davantage encore avec Recep Tayyip Erdoğan. Bien que la Turquie ait échoué à être le modèle de développement libéral et laïque pour le monde arabe bouleversé par les Printemps arabes, elle continue d’inspirer nombre de forces politiques dans cet espace.
Mais c’est en Afrique que le rayonnement de la Turquie est le plus impressionnant, tant par sa nouveauté que par la vitesse de son essor et les perspectives exceptionnelles de son développement potentiel. En effet, c’est sous le gouvernement AKP, avec l’engagement personnel d’Erdoğan, que l’influence turque déborde de l’Afrique du Nord et se répand dans la zone sub-saharienne et sur l’ensemble du continent, dans le domaine économique, politique mais aussi au niveau du soft power.
Forte de ces piliers d’influence, la Turquie développe désormais également des coopérations militaires et sécuritaires. En effet, elle s’implique dans la formation des armées locales, comme en Somalie. Elle déploie une diplomatie de drones, que les pays de la région accueillent avec un vif intérêt. Malgré les contestations anti-françaises, la Turquie est encore loin de concurrencer l’influence de la France, mais avec la Chine, le Brésil, l’Inde et d’autres pays émergents, elle permet aux acteurs africains de diversifier leurs partenariats et de s’affranchir des carcans du néocolonialisme. Là aussi, le succès de la Turquie en Afrique n’est pas le fait de ses seules performances, il est aussi lié à une nouvelle réalité africaine où souverainisme et contestation des néocolonialismes font reculer le poids des puissances traditionnelles au profit de nouvelles dont la Turquie fait partie.
Enfin, là où on ne l’attend pas, la Turquie développe depuis une dizaine d’années des liens avec l’Amérique latine. Comme ailleurs, ils se matérialisent notamment par la politique islamique de Recep Tayyip Erdoğan, qui construit des mosquées et apporte aide et soutien aux musulmans du monde entier. Dans plusieurs pays d’Amérique du Sud, et même à Cuba, des mosquées et fondations islamiques sont financées par la Turquie.