Orhan Pamuk confesse avoir réduit les Nuits de la peste, à la dernière minute, de 200 pages sur les 900 du départ. Il faut dire qu’il a inventé un petit monde en soi, sa géographie, son architecture, sa capitale et ses banlieues, son fort et sa prison, ses commerçants grecs et ses musulmans hostiles à la quarantaine, son culte des roses et son célèbre pharmacien. L’île de Mingher, perle merveilleuse de la Méditerranée orientale, pourrait un jour faire l’objet d’un musée comme celui de l’Innocence, que Pamuk a ouvert dans son quartier stambouliote de Cihangir. Dans ce bout de terre fictif, peuplé de 90 000 habitants, il a donc semé les bubons, et il en suit les développements sur six mois, à partir du moment où le médecin favori du sultan ottoman y met les pieds le 22 avril 1901 jusqu’à la disparition de la maladie. Et ça tangue sérieusement dans cette minuscule possession du pouvoir ottoman gérée par Sami Pacha qui fait torturer dès le moindre écart. On nie l’évidence de la peste, on refuse les conditions sanitaires, on assassine les médecins, on finit par mourir par dizaines chaque jour. Si le lecteur bénéficie d’un compte rendu extrêmement circonstancié des événements, c’est grâce aux lettres assidues à sa sœur de la princesse Parizê, nièce du sultan Abdülhamid qui règne sur un empire ottoman à son crépuscule. En épigraphe, l’écrivain a mis deux citations : une sur la déraison humaine dans Guerre et Paix de Tolstoï qui souligne son ambition romanesque. L’autre, extraite des Fiancés d’Alessandro Manzoni, relate une propagation de la peste au XVIIe siècle à cause du manque de précautions sanitaires. «Aucun des écrivains de notre temps, examinant ces documents et les comparant entre eux, ne s’est risqué à écrire une véritable histoire de ce fléau qu’est la peste», a écrit l’Italien. Le Prix Nobel de littérature 2006 n’a pas hésité, lui, à tirer de ce fléau un roman historique, panoramique et microscopique, foisonnant et subtilement satirique. Il le fait rejoindre le club de ses prédécesseurs Daniel Defoe, Alessandro Manzoni et Albert Camus. Sauf que l’écrivain turc, il s’en amuse aujourd’hui, a réellement expérimenté une pandémie, pas les trois autres. Explications d’Orhan Pamuk lors de son passage à Paris.
Un roman sur la peste en plein virus, c’est une coïncidence ?
Quand la pandémie est arrivée, j’écrivais ce roman depuis trois ans et demi. Je me suis senti d’abord coupable, comme si ce sur quoi je travaillais en secret s’était propagé, et que j’en étais responsable. On m’a dit que j’avais profité du Covid pour écrire le livre, au point que j’ai fini par publier un texte pour expliquer sa genèse. Après les éditeurs m’ont pressé de le terminer…
Depuis quand pensiez-vous écrire sur la peste ?
J’y songe depuis que j’ai lu Camus à 19 ans, mais la manière de la traiter a beaucoup évolué. Au début, je pensais à un livre métaphysique, puis j’ai décidé qu’il serait historique. Mais écrire un roman à l’âge de 30 ans sur l’époque ottomane s’annonçait risqué. J’ai ensuite été sous l’influence d’Edward Saïd et de l’orientalisme. Les voyageurs occidentaux qui se trouvaient à Istanbul pendant la peste disaient : «Ces Turcs, ces Ottomans, ces musulmans sont fatalistes. Ils ne font rien pour s’en prémunir.» Il me semblait que ce n’était pas du fatalisme, plutôt un manque d’éducation en matière de mesures sanitaires. Au XVIe siècle, un célèbre hodja a chroniqué de manière très émouvante l’épidémie de peste à Istanbul. Il court de funérailles en funérailles, mais jamais il n’évoque les précautions médicales à prendre. Il ne craint même pas de mourir, seulement de ne pas être à temps à la prière funéraire d’un ami. C’est un vrai fataliste sans le savoir. La peste alors ne remettait pas du tout en question la médecine, Dieu ou la foi. J’ai ensuite abandonné l’idée d’orientalisme, de foi, de vision occidentale sur les Turcs. C’était à mes débuts, la période où j’ai écrit le Château blanc(1985), autre fiction historique où il y a l’Est, l’Ouest et déjà la peste. J’ai lu de plus en plus sur la quarantaine, sur les soulèvements qu’elle a suscités en Russie et en Pologne. Les problèmes liés à son application ont fini par m’intéresser plus que toute autre chose, en particulier après la lecture des rapports très détaillés de médecins britanniques sur la troisième pandémie de peste à Bombay et Hongkong.
Pourquoi la troisième peste ?
Au début, je voulais me concentrer sur la deuxième épidémie, la peste noire, qui a duré plusieurs siècles. La troisième qui démarre au XIXe siècle m’a finalement paru plus intéressante : elle a tué dix millions de personnes en Asie et presque personne à l’ouest, et elle était contemporaine de la fin annoncée des empires comme de la naissance des petites nations. J’ai déjà écrit sur la mélancolie du déclin de l’Empire ottoman dans Istanbul (2007), sur ses ruines qui m’environnaient dans les années 50-60.
Pourquoi avoir choisi une narratrice ?
Peut-être pour être politiquement correct… Je voulais voir le monde à travers les yeux d’une femme, et je le ferai encore. J’imagine que Michel Houellebecq pourrait ricaner de cette ambition. Je souhaitais aussi que ce soit une personne sophistiquée et les filles du sultan, surtout les cinquante dernières années avant la fin du règne d’Abdülhamid, étaient très instruites. Cloîtrées dans un harem dont elles ne sortaient jamais, elles jouaient du piano, lisaient Balzac, regardaient vers l’Ouest. Pour leurs pères, c’était très compliqué de leur trouver des époux convenables, à leur niveau. Ils les mariaient toujours avec des pachas qui n’étaient que des soldats brutaux.
Tyran paranoïaque, le sultan Abdülhamid a un faible pour Sherlock Holmes…
Son secrétaire raconte dans ses mémoires qu’une personne de confiance lui faisait la lecture derrière un paravent jusqu’à ce qu’il s’endorme doucement. C’est une belle vie ! Il se faisait traduire des policiers français, publiés ensuite à l’époque républicaine avec la mention «spécialement traduit pour Abdülhamid». Le fait que la Turquie ne soit pas capable de produire de bons romans policiers a fait l’objet d’une controverse dans les années 70. Un chroniqueur a dit alors : si vous résolvez l’intrigue en torturant des gens, vous n’avez pas besoin d’un détective. Les romans policiers qui recherchent des indices de manière pacifique ne fonctionnent que dans une société ouverte.
Pourquoi avoir choisi une île pour décor ?
Dans un endroit isolé et petit, vous pouvez dramatiser plus rapidement. Je voulais une île ottomane typique, sans m’encombrer des problématiques liées à la Grèce, à la Crète, et de l’exactitude de l’histoire diplomatique. Mon livre détaille la vie quotidienne à cette époque, ce que les gens mangeaient, utilisaient comme moyens de communications, le télégraphe, le bateau qui arrive à 6 heures… Tout s’est produit, mais l’histoire est inventée. Dans une lettre à un ami, Henry James dit qu’un roman historique est impossible, comment les modernes peuvent-ils se représenter l’esprit des prémodernes ? Soit dit en passant, mon livre se situe au XXe siècle, c’est en quelque sorte un roman moderne.
Comment avez-vous bâti ce monde miniature avec autant de précision ?
C’est ça la joie de l’écriture. Certains pensent qu’on écrit un roman en un soir. Non, il s’agit d’imaginer la branche d’un arbre par une première feuille. De projeter ensuite une deuxième feuille par là. Deux cents pages plus loin, un personnage marche dans la rue, et vous le retrouvez parce que vous avez une carte. J’ai écrit ce roman en développant une carte, j’ai développé la carte en écrivant le roman. C’est entrelacé. Je m’appuie sur des carnets qui listent les personnages, les événements ; j’ai aussi un assistant éditeur qui m’aide en me disant comment s’est comporté un tel à telle page ou dit ceci à telle autre… J’ai donc systématiquement inventé le pays, la ville au moment où j’écrivais. Mais pas en un seul jour, c’est impossible. Ce serait comme imaginer un arbre avec toutes ses feuilles quand vous pouvez le créer lentement, feuille après feuille, d’arbre en arbre. Tolstoï a écrit les 2000 pages de Guerre et paix en cinq ans. Dans le même laps de temps, je n’ai pu écrire que 700 pages, j’en suis désolé.
Vous êtes-vous inspiré d’une île existante ?
Il y a trois modèles pour Mingher : la Crète que j’aime beaucoup, Büyükada, la plus grande des îles des Princes, près d’Istanbul, où je passe mes étés. Et enfin, chaque mois de mai je séjourne à Kaş, une petite ville touristique, à l’endroit le plus au sud de la Turquie, et à huit cents mètres de Kaş se trouve un minuscule îlot grec appelé Kastellorizo (Meis en turc). C’est la partie la plus à l’est de la Grèce, et si proche que les Grecs viennent en Turquie pour acheter des tomates et revenir. J’ai emprunté certains détails à l’histoire de cette île, comme le fait que sa population à majorité orthodoxe fit une pétition pendant les guerres des Balkans adressée aux Français qui réclamait : «S’il vous plaît, envahissez-nous, sauvez-nous des Turcs.»
Est-ce le roman où vous avez le plus forcé sur l’humour ?
Des horreurs se déroulent dans la prison, des gens sont torturés et pendus. Mais vous avez aussi le parfum des roses. Je voulais montrer les beautés de l’île et utiliser une forme d’ironie humoristique, sinon cela aurait été un terrible roman gothique, égrenant horreur après horreur. Dans mes premiers livres, j’ai parfois été influencé par l’ironie de Thomas Mann. Ici, c’est davantage la mienne.
Pourquoi imaginer quatre ou cinq gouvernements successifs et éphémères ?
Les petites républiques avec une faible population et une éducation sous-développée changent de gouvernement plus rapidement, ses dirigeants s’entretuent. Je voulais aussi donner les qualités du conte de fées, en particulier quand la princesse sultane Pakizê devient reine et qu’elle prend son rôle très au sérieux. Une fois exilée à Hongkong, elle étudie aussi attentivement la proposition des Britanniques d’être couronnée en Albanie. Un comité international a effectivement recherché un roi pour l’Albanie. Ils ont finalement trouvé un prince allemand, Guillaume de Wied, expulsé par un soulèvement musulman six mois plus tard.
Pourquoi cette légende un peu caricaturale du Major Kâmil, fondateur de la république de Mingher ?
Si c’est un panorama du déclin ottoman, les cent dernières pages parlent de ce qui se passe après la chute du sultan et de l’empereur allemand. Ils étaient l’ombre du loup, Dieu dans le monde. Quand les rois sont morts, pour qui mourrez-vous ? Vous inventez un autre mythe, des légendes séculaires, des religions laïques. Ma petite île déconstruit les mythes de toutes les nations nées avec quelqu’un qui décrète : «Liberté, égalité, fraternité». Et quoi qu’il fasse, même se gratter la tête, il y a une légende à ce sujet cinquante ans plus tard. Un procureur m’a poursuivi à Istanbul pour ce personnage du Commandant Kâmil, qui n’a pourtant absolument pas la personnalité, ni l’apparence physique de Kemal Atatürk. juste parce que c’est le fondateur d’un nouvel Etat. Cela suffit pour aller devant les tribunaux turcs.
Comment voyez-vous la guerre en Ukraine ?
Je pense que cela ressemble à Munich en 1938, lorsque les Britanniques ont donné une partie de la Tchécoslovaquie à Adolf Hitler et ont dit : «Nous avons sauvé la paix». Mais Adolf Hitler ne s’est pas arrêté. Et quand Poutine s’est emparé de la Crimée, Obama, lauréat du prix Nobel de la paix, n’a tout simplement pas voulu déclencher une guerre. Mais cela a encouragé Poutine. La civilisation occidentale qui a un niveau de vie plus élevé ne veut pas prendre le risque de le perdre en s’engageant dans un conflit. Ainsi, un empire romain s’est-il effondré non pas à cause de ceux qu’on appelait les «barbares», mais parce qu’ils avaient moins à perdre que les autres. C’est le cas de la Russie par rapport à la civilisation occidentale. Mais Poutine ne perdra pas si nous n’intervenons pas, c’est la raison des sanctions économiques. La peste est médiévale, et ce que Poutine est en train de faire est très médiéval. Il dit : «C’est mon domaine», un pouvoir presque colonial, et ne se soucie pas de la volonté du peuple ukrainien. Et nous sommes tous en train de regarder et de pleurer. En 1993, Susan Sontag était allée à Sarajevo sous les bombes ; en 1971, André Malraux s’était engagé pour l’indépendance du Bangladesh réprimé par le Pakistan. C’étaient des écrivains courageux qui participaient aux événements. Je ne suis pas comme eux, malheureusement. Beaucoup de mes amis de gauche et marxistes ont fini en prison et ont été torturés. Cela laisse une trace. Je reste à la maison et j’écris mes livres.
Orhan Pamuk Les Nuits de la peste Traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, Gallimard «Du monde entier», 683 pp., 25 € (ebook : 17,99 €).