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Burkini, laïcité et République : où se niche vraiment l’islamisme et comment le définir ? par Hadrien Mathous.
Que traduit la volonté d’introduire le burkini dans les piscines ? Comment définir l’islamisme ? Est-il une menace pour la République ? “Marianne” confronte les points de vue de Haoues Seniguer, politologue spécialiste de l’islamisme, et de Guylain Chevrier, docteur en histoire et vice-président du Comité Laïcité République.
Depuis son apparition fort remarquée sur les plages françaises en 2016, le burkini déclenche chaque année passions et dialogues de sourds. A la dénonciation d’un islamisme rampant répondent invariablement les plaidoyers contre l’islamophobie et pour la liberté de religion. Cet été, ce sont les piscines publiques, notamment à Grenoble, qui ont fait l’objet d’une offensive des militantes de l’association Alliance citoyenne y arborant leur burkini.
Les débats générés par ce maillot de bain couvrant, mixant burqa et bikini, traduisent bien la complexité de la thématique de l’islamisme : cette entreprise de grignotage de la société par le religieux, qui s’appuie sur une visibilité croissante de l’islam dans un pays laïque traditionnellement très rétif au communautarisme, est ardue à analyser. L’islamisme est aussi frontal dans son opposition à la République qu’insidieux dans ses moyens de lutte; aussi négateur de la liberté des femmes que défenseur de leur choix quand celui-ci est conforme à l’orthodoxie musulmane. Si bien qu’à chaque polémique, les réactions, souvent caricaturales, ne sont pas à la hauteur du défi que représente le phénomène. Certains voient l’islamisme derrière chaque foulard, alors que d’autres préfèrent se couvrir les yeux quand on leur met un niqab sous leur nez.
Pour aider à ne céder ni à la paranoïa ni à la naïveté, Marianne confronte les analyses de deux spécialistes : Haoues Seniguer, maître de conférences en science politique à l’IEP de Lyon, se consacre depuis 2013 à l’étude de la politisation de l’islam dans le contexte français. Il est notamment le co-auteur d’un ouvrage paru l’année dernière aux éditions Le Bord de l’eau, Spiritualités et engagements dans la cité. Dialogue entre un musulman critique, un agnostique anarchiste, un catholique libertaire et une romancière. Guylain Chevrier, docteur en histoire, est formateur en travail social et chargé d’enseignement à l’université. Ancien membre de la mission laïcité du Haut conseil à l’intégration de 2010 à 2013, il est le vice-président du Comité laïcité République (CLR) et a coordonné l’ouvrage collectif Laïcité, émancipation et travail social en 2017 (L’Harmattan).
Marianne : Que penser du burkini, introduit il y a quelques années d’abord en Australie ? Faut-il y voir un signe d’intégrisme religieux ? D’islamisme ?
Haoues Seniguer : Le burkini est un des nombreux paradoxes de la modernité.C’est un pur produit du capitalisme marchand. Il s’agit d’un processus qui fait en quelque sorte monnaie de tout support et objet, de sorte à susciter et à créer une demande qui n’existait pas forcément au départ. Ainsi, il pénètre tout, y compris l’espace du sacré qu’il profane sans aucun état d’âme, dès lors que l’objectif premier est précisément de faire du profit et de l’argent ! Si critique il devait y avoir du burkini, ce serait peut-être de ce côté-là qu’il faudrait fourbir ses armes, car ces femmes sont inconsciemment les relais (dociles ?) d’un capitalisme sinon immoral, du moins éminemment a-moral.
Il est possible aussi de voir cette tenue, aussi contre-intuitif que cela puisse paraître, comme l’une des nombreuses conséquences de la sécularisation, en ce sens que les individus croyants sont contraints de s’y adapter nolens volens, en adoptant ainsi des modes vestimentaires, des habitudes, qui n’existaient pas dans l’islam des origines, tel qu’historiquement avéré. Le burkini est un style vestimentaire totalement étranger non seulement à la religion musulmane savante, populaire, construite sur plusieurs siècles, mais également extérieur au discours des conservateurs musulmans, islamistes ou non, qui tendent plutôt spontanément à condamner toute présence féminine dans des lieux comme les cafés, les plages et les piscines.
“Si intégrisme il y avait réellement, nous ne verrions pas ces femmes dans des espaces de mixité”
Je connais parfaitement ce qui se dit dans les mosquées de France et du monde majoritairement musulman, ainsi que ce qui est véhiculé dans la littérature et les exhortations des prêcheurs musulmans sunnites, et j’en arrive à une seule et même conclusion : aucun n’est favorable à accoler l’adjectif « shar’î » (légal, canonique) à burkini… En outre, pour ma part, je ne dirai pas qu’il s’agit en tout temps et en tout lieu d’un « signe d’intégrisme religieux » ou « d’islamisme ». Ce serait procéder par procès d’intention. L’intégrisme renvoie à l’intolérance par rapport aux autres et à la volonté de réduire l’Autre au même, au nom d’une conception religieuse particulièrement véhémente et hégémonique ; si intégrisme il y avait réellement, nous ne verrions pas ces femmes dans des espaces de mixité ; elles chercheraient au contraire à privatiser des lieux et à les soustraire autant que possible au regard des hommes, à leur présence, voire à ceux des non-musulmanes, en tenant qui plus est un discours sectaire et stigmatisant.
Guylain Chevrier : Cet épisode est à rétablir dans un contexte de montée, depuis une trentaine d’années en France, de revendications religieuses principalement venues de l’islam. On peut en situer l’origine aux premiers voiles dans une école à Creil en juin 1989. C’était, qu’on le veuille ou non, la même volonté de provocation et de remise en cause de la règle commune. Avec le burkini s’exprime l’exigence d’un droit à la différence au nom du respect de la diversité qui conduit à la différence des droits et finalement à faire admettre que la foi puisse imposer ses règles au-dessus de la règle de droit.
Le burkini peut paraitre être une simple mode, mais c’est une adaptation du combat du religieux contre la modernité. C’est un peu comme avec le voile, on commence par un haut en couleur, puis il s’assombrit, devient noir, se double, ensuite vient l’abaya, robe longue, et si le niqab n’était pas interdit il se multiplierait. Il s’agit d’aller au charbon avec des instruments adaptés à ce combat. Ces personnes en burkini cherchent à faire passer cela pour une simple demande d’adaptation de notre société à une pratique religieuse comme un élargissement de la liberté, mais en réalité il s’agit d’imposer que des espaces soient soumis à celles-ci. Ici, le libéralisme s’accommode très bien du communautarisme qui divise les forces sociales. La République laïque n’y survivrait pas : elle est fondée sur le fait de privilégier à tout prix l’égalité citoyenne en reléguant les particularismes à l’arrière-plan. Cette logique suppose le mélange des populations et non leur séparation.
Aurait-on dû interdire le burkini sur les plages françaises ? Faudrait-il au contraire l’autoriser dans les piscines publiques ?
G.C. : Soyons simples : comme dans l’école laïque on se doit de respecter le principe de neutralité religieuse des élèves, dans une piscine il est interdit de se baigner en bermuda et a fortiori en burkini pour des raisons d’hygiène voire de sécurité. Faire le contraire c’est chercher la provocation, c’est aussi tester les limites de notre société. C’est exactement ce à quoi nous assistons une fois de plus ici, avec une méthode qui consiste à victimiser en s’affrontant à des institutions. Par ce type de provocation, on cherche à ce que toutes les femmes de même origine ou qui puissent voir là un combat contre les discriminations s’identifient, afin de créer un rapport de force favorable à ce qui n’est en réalité qu’intolérance religieuse.
Ne nous y trompons pas, c’est la République laïque qui est visée à travers l’irrespect de la liberté de conscience des autres, comme obstacle à la libre affirmation de la norme religieuse. Il ne faut donc pas céder dans les piscines. L’interdire sur les plages pourrait bien un jour arriver si cela se mettait à créer les conditions d’un trouble à l’ordre public. C’était le cas lors de l’affaire du burkini sur les plages au lendemain de l’attentat de Nice en 2016, lorsque nombre de femmes se sont présentées dans cette tenue sur des plages, constituant alors ce qui ne pouvait être perçu que comme une provocation. Mais nous ne sommes pas prêts à regarder les choses en face sur ce sujet, nous sommes trop du côté de la liberté, ce qui peut être rassurant, mais aussi inquiétant au regard des dangers que cela peut voiler.
H.S. : Examinons les faits et rien que les faits. De manière générale, dès lors qu’il n’existe pas de faits et de témoignages tangibles et recoupés nous permettant de prouver l’existence de pressions sociales sur les femmes afin qu’elles revêtent cette tenue de bain, ou que celles-ci font pression sur d’autres pour les y contraindre, l’interdiction n’a aucun sens. Toutes les visions du monde restent discutables, voire contestables, cela va sans dire. Mais la liberté consiste au moins à tolérer celles et ceux avec lesquels nous ne partageons pas nécessairement les mêmes options existentielles, les représentations du monde, à la condition de ne pas les imposer à autrui, par la contrainte physique et/ou symbolique. Probablement que les femmes qui portent un burkini sont davantage des « intégralistes », c’est-à-dire qu’elles pensent, et c’est leur droit le plus strict, que la religion doit régenter toute leur vie, les obligeant à chercher des compromis permanents entre leurs désirs mondains et la norme islamique idéale présupposée. Cependant, ces femmes sont généralement des conservatrices-libérales : elles s’obligent, se fixent des contraintes auxquelles elles ne forcent pas les autres, en ce sens qu’elles n’affirment pas, par exemple, que le burkini est meilleur que tout autre tenue de bain car correspondant davantage à la Loi de Dieu, en dénigrant au passage tout ce qui serait différent. Je n’ai pas, jusqu’à présent, entendu ces femmes raisonner ainsi.
Une fois levée l’hypothèque de l’hygiène et de la sécurité, que resterait-il comme argument opposable au burkini ? Aucun, au plan légal, sinon, pour être honnête, le jugement de valeur consistant à dire que ces femmes sont des « islamistes », des « intégristes », qui veulent imposer leur loi spécifique à la Loi commune. On ne peut pas d’un côté dire que ces dernières utilisent le droit pour faire valoir leurs revendications communautaires, par stratégie, et de l’autre, faire semblant, en invoquant l’argument formel de « l’hygiène » et « la sécurité », pour ne pas oser avouer que le burkini serait le symbole d’oppression de la femme. Soit tous et toutes font de la « stratégie » ou de « la tactique », soit chacun essaie d’être sincère dans ses motivations et ses convictions réelles en acceptant de discuter contradictoirement.
“En cherchant à imposer de lever une interdiction légale fondée sur la rationalité médicale, on demande que l’irrationnel de la croyance prévale”
G.C. : La question de la sincérité des militantes pro-burkini est très secondaire, un antisémite ou un raciste peuvent l’être sincèrement, cela ne retire rien à leur délit. La transgression de la règle de l’hygiène n’a rien de formelle. En cherchant à imposer de lever une interdiction légale fondée sur la rationalité médicale, on demande que l’irrationnel de la croyance prévale. L’islamisme politique commence là, dans ce refus de la décision politique qui s’appuie sur une question de santé publique, en y opposant le droit à la différence au nom de la religion. Si on laissait faire, mesure-t-on bien vers quelles régressions cela pourrait nous entrainer? Accepterait-on que le feu soit rouge pour certains et pas pour d”autres? ll n’est donc pas question ici de jugement de valeur, même si le burkini souligne une pudeur par prescription religieuse qui ne concerne que la femme, et constitue donc bien une discrimination sexuelle. Ces militantes servent à tout le moins les intérêts de l’islamisme.
L’argumentaire d’Alliance citoyenne, l’association à l’origine des actions pour le burkini à la piscine, fait peu référence à la religion et insiste davantage sur des éléments ayant trait aux valeurs de la République française. Comment caractériser cette stratégie ?
H.S. : L’Alliance privilégie la rencontre des habitants chez eux, suivant une logique bottom-up, avec, au départ, des demandes concernant plutôt le logement et son état, ou encore pour préserver le service public de proximité. En 2017 et 2018, l’association en question s’est également mobilisée, par exemple, contre les fermetures d’une MJC et d’une crèche. Ainsi, si celle-ci fait peu référence à la religion, c’est parce que, fondamentalement, sa position est areligieuse et n’est point du tout irriguée par des préoccupations de ce type. On est par conséquent loin de logiques communautaires ou « communautaristes » caractérisées. S’agissant plus précisément des demandes relatives aux musulmanes désireuses de se baigner en burkini, elles remonteraient à 2014, et seraient, toujours selon mes informations, avant tout liées à l’impossibilité pour les mamans musulmanes accompagnant des enfants de les surveiller convenablement, sinon depuis l’extérieur de la piscine, quand elles n’étaient pas purement et simplement interdites d’accès ou expulsées ! L’Alliance ne s’est pas spontanément prêtée à ce genre de revendication, tout du moins avant des remontées concrètes depuis le terrain. L’Alliance intègre ce type de revendication dans ce qu’elle caractérise comme relevant des « droits civiques pour les femmes musulmanes » (sans pour autant en enlever aux autres et ne réduire le burkini qu’à une question « islamique » ou de religion). Cela suppose toutefois indéniablement des droits spécifiques ou dérogatoires, puisque l’association admet elle-même que certaines femmes de confession musulmane souhaiteraient par « pudeur » se baigner en burkini. J’irai plus loin : je sais et connais des musulmans (donc des hommes) qui refusent d’aller à la piscine ou à la plage par « pudeur » et convictions religieuses ; ce n’est en réalité pas qu’une affaire de femmes contrairement aux idées reçues.
Toutefois, plutôt que d’exiger des créneaux de piscine non-mixtes, les membres de l’Alliance ont opté, après consultation, pour la possibilité de « maillots de bain couvrants », en s’assurant au préalable de la faisabilité en termes de sécurité et d’hygiène. Il y a eu des voix discordantes au sein du Conseil d’administration, des personnes qui n’étaient pas musulmanes et voilées étaient en désaccord avec le groupe burkini. Notons que ces femmes en burkini savent pertinemment que prédicateurs et autres musulmanes « fondamentalistes » ou « islamistes » y sont farouchement opposés ! Vous mesurez l’ironie de la situation où ces femmes subissent, comme l’indique notamment Alliance citoyenne, « une double injonction : D’un côté certains hommes musulmans, pour lesquels la femme n’a pas sa place à la piscine mais à la maison. De l’autre, celles et ceux qui veulent la faire disparaître de l’espace public au nom de valeurs qu’ils qualifient de « républicaines ». Il faut arrêter de confondre attachement aux libertés individuelles avec sujétion au modèle anglo-saxon ou américain.
“Ce ne sont pas les femmes en burkini qui sont interdites de piscine, mais le burkini, comme la cigarette y est interdite et non le fumeur”
G.C.: L’association fait de la confusion entre combat social et combat religieux son cheval de bataille. Ces militantes ont été dénoncées par certaines adhérentes qui ont décidé de quitter l’association, considérant qu’elles s’étaient engagées sur la base d’un combat social et qu’il leur semblait que cela ne visait finalement qu’à servir à cette opération religieuse. Cela ressemble à une stratégie d’influence, de contournement, typique de l’islamisme. Dans tous les pays où il y a eu affrontement avec l’islamisme celui-ci a commencé par jouer un rôle de relais dans l’action sociale pour établir sa base et tenter ensuite politiquement de soumettre la société à sa lecture radicale des textes, jusqu’à l’affrontement, y compris armé.
Alliance Citoyenne joue sur le thème des discriminations. Elle se réclame de la militante Rosa Parks ce qui est un contresens, puisque celle-ci ne demandait nullement que l’on crée des normes spécifiques pour les noirs américains dans le contexte de la ségrégation, comme ces femmes en burkini demandent un traitement spécial à leur religion au-dessus de la règle générale, mais que l’on donne l’égalité à tous indépendamment des différences. C’est donc une imposture. Rappelons-le : ce ne sont pas les femmes en burkini qui sont interdites de piscine, mais le burkini, comme la cigarette y est interdite et non le fumeur.
Est-il possible de fournir une définition de l’islamisme ?
H.S. : Il s’agit d’une politisation exacerbée des normes réelles ou supposées de la religion musulmane, en vue de les consacrer au plan juridique et, de la sorte, les imposer à la collectivité de façon plus ou moins contraignante. Il y a islamisme lorsqu’il y a construction idéologique et revendications, à titre d’exemple, de règles d’exception fondées doctrinalement et légalement. Je trouve par exemple que le concept de « charia/fiqh des minorités » peut y conduire. Les musulmans, comme les autres, obéissent d’abord et avant tout au « droit » du pays où ils habitent.
G.C.: Si l’islamisme relève d’une certaine radicalisation religieuse, du retour de la croyance dans sa forme sacrée, et donc absolue, il se manifeste avant tout par une stratégie de conquête du pouvoir politique pour imposer des normes religieuses rigoristes à la société, ce qui passe par s’attaquer à la laïcité comme forme de liberté. On peut définir l’islamisme par son opposition à la liberté de conscience qui renvoie toutes les opinions et convictions religieuses au même statut. Tout ce qui constitue un obstacle au fait d’accorder au religieux la première place est à abattre pour l’islamisme. C’est une des formes du totalitarisme.
Un pays laïque où l’islam est minoritaire comme la France a peu à voir avec un pays musulman, appliquant éventuellement la charia. Comment l’islamisme adapte-t-il sa stratégie selon les pays ? En France, dans quelle mesure la laïcité empêche les islamistes d’agir ?
H.S. : Il est clair qu’en contexte majoritairement musulman, là où l’islam est religion d’Etat et/ou la charia est la source principale, voire exclusive de la législation (à l’instar de l’Arabie saoudite), l’islamisme se développe plus facilement et a beaucoup moins de difficultés à réclamer une plus grande prise en compte de la dimension religieuse dans la législation. Cependant, j’ai beaucoup étudié le Maroc, le pays du « Commandeur des croyants », au sein duquel il y a un vrai conservatisme religieux, à côté de dynamiques de sécularisation dont doit tenir compte le parti islamiste institutionnalisé et « gouvernementalisé », Justice et Développement. Les islamistes, quand ils exercent le/du pouvoir, ne renoncent évidemment pas à leur discours conservateur, qui se manifeste constamment par des velléités de prosélytisme religieux, de contrôle social des individus, en particulier des femmes. S’il ne rencontre pas de contraintes politiques, institutionnelles, civiles, alors l’islamisme pourra être maximaliste dans ses prétentions ; il est minimaliste faute de mieux. Ce courant idéologique, aux origines à dimension hégémonique, ne se « réforme » jamais motu proprio ; il y est contraint. La laïcité, en tant que principe juridique mais également philosophie, est un cadre qui permet justement d’éviter une situation où l’islamisme chercherait subvertir la République et les règles d’organisation de la cité.
“Les islamistes, dans des circonstances où l’islam est minoritaire, cherchent à instrumentaliser le droit et les canaux du libéralisme politique pour avancer leurs pions”
Les islamistes, dans des circonstances où l’islam est minoritaire, cherchent à instrumentaliser le droit et les canaux du libéralisme politique pour avancer leurs pions. Un seul exemple édifiant : ils seront laïques et défenseurs de la laïcité en France, et les premiers pourfendeurs des dynamiques de sécularisation ou de laïcisation dans le monde majoritairement musulman… C’est un bon indicateur. Je ne méconnais pas la présence dans l’Hexagone d’islamistes. J’affirme simplement qu’ils n’ont pas les mêmes marges de manœuvre qu’en contexte d’islam majoritaire.
G.C.: L’islamisme pratique une stratégie par degrés, de grignotage des espaces. L’opération du burkini y correspond assez bien. Le burkini clive, c’est cela qui est recherché, pour séparer, car de cette première séparation à fibre culturelle, peut s’opérer une assignation volontaire par effet de victimisation, conduisant à l’enfermement communautaire. En forçant le trait sur la norme religieuse par ce type d’action, en donnant l’impression que la société française rejette l’islam alors qu’elle ne fait que faire respecter des normes communes grâce auxquelles nous vivons intelligemment en société, on encourage à adopter des normes religieuses dont le port du voile est l’acte premier, induisant le refus du mélange au-delà de la communauté de croyance.Il y a là la mise en oeuvre d’une stratégie de la mouvance islamiste qui fait flèche de tout bois, y compris en générant parfois des comportements qui échappent à ceux qui les épousent.
En France, l’islamisme ne peut avancer que de façon masquée, par des actes de provocation ou des procès en illégitimité pour discrimination comme le fait le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), en tentant par exemple de faire adopter l’islamophobie comme principe de droit et interdire toute critique de l’islam. La diffusion par des groupes très politisés d’une idéologie indigéniste, différentialiste et favorable au multiculturalisme, recoupe cette mouvance islamiste, en tenant un discours de victimisation dont l’objectif est de passer d’une lecture en termes de classes sociales de la société française à une lecture binaire : liberté religieuse, logique des « minorités », contre laïcité.
L’islamisme est aidé par la concentration de populations de même origine dans certains quartiers où le communautarisme peut prendre racine facilement. On oublie qu’à l’opposé, certaines mères seules avec leurs enfants viennent demander aux services sociaux de déménager de ce genre de quartiers pour être libres d’élever leurs enfants comme elles l’entendent, loin de la pression communautaire. Des élus ne sont parfois pas en reste pour alimenter le phénomène en jouant sur le clientélisme politico-religieux, dans des buts de réélection ou d’achat de la paix sociale, ce qui est une leurre à haut risque. Lorsque le CFCM explique que « le port du foulard par les femmes (…) est une prescription du Coran » et qu’il « s’inscrit dans une démarche générale de l’islam, qui est celui du respect d’une pudeur dans l’accoutrement », cela participe du refus du mélange au-delà de la communauté de croyance qui est un des argument du repli communautaire favorable à l’islamisme.
- S. : Je pense qu’il est nécessaire de distinguer entre islamisme, qui instrumentalise effectivement l’islamophobie (et le mot) à des fins identitaires, religieuses et politiques, d’avec l’islamophobie stricto sensu, entendue comme discours ou geste portant in concreto atteinte à l’intégrité d’autrui pour appartenance réelle ou supposée à l’islam. Ce qui exclut de la définition la critique libre des religions et des idéologies justifiées au nom de l’islam. Ce n’est pas parce que l’islamophobie peut être instrumentalisée que le mot perd forcément son sens et sa légitimité dans le champ des luttes sociales.
On ne peut pas, en outre, faire du Conseil Français du Culte Musulman (CFCM) l’antre de l’islamisme, même si des personnalités peuvent par ailleurs appartenir à la nébuleuse frériste ou graviter autour. Quant à l’argument sur le voile, il peut, en certaines circonstances, tout à fait renvoyer à ce qu’en dit Guylain Chevrier, sans pour autant s’y réduire.
“Le concept d’islamophobie, en jouant sur une connotation médicale subjective, verse dans l’amalgame”
G.C. : Le concept d’islamophobie, en jouant sur une connotation médicale subjective, verse dans l’amalgame. Tout critique envers l’islam peut être ainsi concernée. Quel médecin peut donc prescrire qu’il y a islamophobie ? C’est un terme parfaitement irrationnel, sans limitation de champ et donc très dangereux pour nos libertés, pour la libre pensée. On doit lui préférer le terme antimusulman, ce qui désigne alors des choses précises inscrites dans l’ordre d’actes juridiquement repérables. On ne parle pas de christianophobie mais d’actes antichrétiens, on parle d’antisémitisme, donc qui concerne des personnes sémites, l’homophobie désigne elle des personnes frappées de discrimination.
Le CFCM est devenu une sorte de parti unique des musulmans, affirmant un retour du religieux au lieu d’encourager à l’adaptation au mode de vie de notre société, largement laïque, comme l’Eglise catholique a été amenée, bon an mal an, à le faire. Il a aussi contribué par de nombreuses prises de position, comme lors de sa plainte contre Charlie Hebdo pour les caricatures de Mahomet, à encourager nos concitoyens musulmans à être dans l’affrontement avec notre société.
Y a-t-il un lien entre visibilité de l’islam, rigorisme religieux et islamisme ?
H.S. : Oui, bien sûr, ce lien peut tout à fait exister. Les islamistes, en France (je pense notamment à l’organisation Musulmans de France) et ailleurs, sont de fervents partisans de la visibilité des signes d’appartenance à l’islam dans l’espace public, car, dans leurs représentations, tout ce qui peut indiquer que la religion musulmane avance, progresse, s’enracine, est bon à prendre, vu positivement. Pour ces derniers, plus il y a de convertis et de femmes qui portent le foulard, mieux c’est. Ils sont également très sourcilleux sur l’orthopraxie : un musulman ou une musulmane qui prie est mieux que celui ou celle qui ne prie pas ; un musulman qui va à la mosquée est meilleur qu’un musulman qui ne s’y rend pas ; un musulman engagé au plan associatif, de préférence chez eux, est plus méritant qu’un musulman pratiquant fréquentant par ailleurs les lieux de culte mais non impliqué au plan associatif confessionnel, etc. L’ordre de mérite, aux yeux des militants islamistes, varie en fonction de la visibilité et de l’application dans l’observance des rites. L’apparence et le zèle comptent plus que tout.
Toutefois, il est vrai aussi que beaucoup de musulmans de France orthodoxes et orthopraxes ne sont pas toujours des islamistes, dans la mesure où ils sont complètement en retrait de l’activisme sociopolitique, voire religieux, dans ses accents prosélytes. Enfin, de nombreuses femmes portent le foulard tout en étant en retrait des organisations confessionnelles ou politico-religieuses, se montrant même quelquefois extrêmement critiques sur l’instrumentalisation politique de l’islam par leurs coreligionnaires, en particulier masculins.
“Pour les islamistes, l’apparence et le zèle comptent plus que tout”
G.C. : On voit se mettre en place tout un cadre idéologique d’assignation de nos concitoyens de confession musulmane (ou supposés l’être) à une communauté de repli. C’est une étape essentielle dans la volonté d’influer politiquement sur les choix de l’Etat en matière religieuse, par effet de groupe de pression. Il s’agit de milieux de mieux en mieux organisés et déterminés, militants d’un islam prosélyte pour ne pas dire intégriste, que je ne sépare pas de l’islamisme comme on le fait trop souvent. Les jeunes de la petite ville de Lunel (Hérault) par exemple, qui sont partis nombreux faire le djihad étaient tous passés par une mosquée sous influence du Tabligh, mouvement fondamentaliste qui prône une vision ultra-rigoriste et littérale de l’islam, soi-disant apolitique. On pourrait ajouter que le problème vient de la religion elle-même. Le catholicisme a fait son aggiornamento, sous la pression de l’histoire, et cela sous le feu d’événements s’étalant sur plusieurs siècles jusqu’à la création de l’école laïque et la séparation des Eglises et de l’Etat de décembre 1905. L’islam n’a connu cette situation nulle part dans les pays d’origine, même en Turquie où la laïcité a été imposée d’en haut avec un contrôle par l’Etat des mosquées (remis en cause aujourd’hui), ce qui est bien éloigné du cas français.
Toutes les religions, pour vivre en bonne intelligence avec les droits et libertés propres à la société démocratique, doivent s’adapter, abandonner certains aspects qui sont contraires à la modernité : droits de l’homme, égalité hommes/femmes… Toutes les religions sont issues historiquement de sociétés violentes et patriarcales, l’islam ne fait pas exception. S’il n’y a pas une volonté d’évoluer, le conflit est inévitable avec l’islamisme qui consiste précisément à vouloir imposer de vivre comme à l’époque du prophète Mahomet.
Comment incorporer la question du voile dans ce débat ? Si toutes les musulmanes ne portent pas le voile, les femmes voilées sont très loin d’être toutes islamistes. Le voile est-il un outil pour les islamistes ?
H.S. : Le voile est manifestement un outil ou instrument pour les islamistes qui en font la vertu cardinale des femmes, de la préservation de l’identité et de la communauté musulmanes. Mais comme vous le dites justement, toutes les femmes voilées ne sont pas islamistes. Il faut impérativement se sortir de ce lieu commun. Que l’on soit d’accord ou non avec ce choix, certaines le font par spiritualité et non par soumission à un diktat patriarcal. Et les témoignages dans ce sens sont légion. Aurait-on l’indécence par exemple de dénigrer Latifa Ibn Ziaten et son combat louable contre la radicalisation et formes de violence au nom de l’islam à raison de son voile?
G.C.: Le voile est un marqueur du refus d’évolution pour les islamistes, qui entendent le faire jouer au maximum dans l’affrontement avec la République. Il donne de la visibilité à une infériorité de la femme inscrite dans le dogme (Coran, sourate IV), que le “bon” musulman et la “bonne” musulmane sont censés suivre à la lettre. Un message de plus en plus dominant, le même que transmet d’ailleurs le burkini : la femme se devrait, par pudeur, de dissimuler ses attributs, comme propriété promise à l’homme et comme responsable de ses faiblesses.
“Gare à l’exégèse « sauvage » du Coran, qui donne du crédit à celle des islamistes”
- S. : Gare à l’exégèse « sauvage » du Coran, qui donne du crédit à celle des islamistes. C’est une lecture et une interprétation possibles de la sourate IV (la sourate du Coran consacrée aux femmes, ndlr) mais pas l’unique. En outre, il est indispensable de rappeler une fois encore qu’il existe des couples où le rapport et sensibilité à l’islam ne sont absolument pas les mêmes, notamment en ce qui concerne les signes religieux et le vêtement, des femmes choisissant le foulard et/ou le burkini contre et au mépris de l’avis du mari. Mais il faut être honnête : il existe également des hommes et maris qui exhortent/poussent les femmes et épouses à porter le foulard pour être, supposément, « plus » musulmanes.
G.C. : Si tous les musulmans n’appliquent pas la sourate IV à la lettre, ou veulent la charia, si toutes les femmes qui portent le voile ne sont pas des intégristes, il est indéniable que progresse un rigorisme religieux qui est souvent le premier étage de la fusée, comme tous les indicateurs des études menées le démontrent… Il faut donc être extrêmement vigilant, car nous sommes dans une situation en mouvement qui va dans le sens des plus radicaux, largement influencée par eux dans la mesure où on les laisse agir avec une large impunité.
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Une des caractéristiques de l’islamisme n’est-elle pas d’imposer une vision conservatrice de l’islam en cherchant à délégitimer les pratiques plus modérées de cette religion ?
H.S. : Il est conforme à la réalité que l’islamisme procède souvent par procès en illégitimité vis-à-vis des courants de l’islam ou de personnes jugés trop tièdes en termes d’orthopraxie et d’engagement politique au nom de la foi. Il y a des cas précis: Nabil Ennasri, Moncef Zenati de l’association Havre de Savoir, Hassan Iquioussen et Sofiane Meziani dans la région lilloise, Yannis Mahil (pur produit « ramadanien », en véritable admiration devant le président turc Recep Tayip Erdogan, etc. Il ne s’agit pas de les criminaliser mais de rappeler simplement quel est leur background idéologique et qu’est-ce qu’il induit en termes de positionnements. Leur discours, explicite ou implicite, dénigre les uns et les autres pour comportements et discours non conformes à leur vision particulière de l’islam.
G.C. : Il y a une surenchère en légitimité qui intéresse directement les islamistes. Nous vivons un retour du religieux mais aussi du sacré, puisque le Coran est décrit comme incréé, donné directement par Dieu au prophète et donc non modifiable, non-adaptable, non critiquable, dé-historicisé. On constate ainsi la progression du halal, c’est-à-dire d’une norme religieuse légale qui n’est en réalité applicable que dans un pays où l’islam est religion officielle ou dominante, avec une société qui en est le reflet dans son organisation. Dans ce contexte, il est difficile pour des musulmans modérés de pratiquer leur religion à leur façon, en l’adaptant à la vie de notre pays. Bien peu est d’ailleurs fait, constatons-le, pour aller dans ce sens par nos gouvernants. On négocie trop souvent des aménagements sinon des accommodements déraisonnables en lieu et place de l’affirmation d’un message républicain sans ambiguïté.