Ça passe ou ça casse en 2021. Depuis 1994, la frontière entre l’Algérie et le Maroc est fermée, rideau de fer baissé. Tarek Cherif, l’un des plus importants exportateurs tunisiens, en raconte les conséquences triviales : « Par camion, cela prendrait deux-trois jours pour livrer les marchandises au Maroc, mais avec cette frontière hermétiquement fermée il faut utiliser le bateau, ce qui rallonge de quinze jours les délais. »
Les coups de menton souverains ont un coût économique. La crise froide entre les deux nations impacte toute la région. L’Union du Maghreb arabe (UMA), une belle idée signée en 1986, est restée une marque, une appellation contrôlée évidée de toute réalité. Elle a son organisation, ses structures, des emplois, un secrétaire général (le Tunisien Taïeb Baccouche, ex-ministre de l’Éducation nationale après la révolution de 2011). De temps à autre, selon l’écoulement du sablier diplomatique, elle « salue les positions positives unies des pays maghrébins », adresse « un message de compassion » au président d’un pays ami traversant des difficultés (attentat, décès), dresse le constat que « les échanges commerciaux entre les pays du Maghreb ne dépassent pas les 5 % », ce qui en fait l’une des régions les moins intégrées économiquement au monde. C’est ballot.
Fiché entre l’Union européenne, région avec laquelle ses échanges dépassent les 80 %, et une Afrique dont l’ampleur de la classe moyenne permet toutes les espérances dans un futur proche, l’UMA cale depuis près de trois décennies sur le contentieux entre Rabat et Alger. Plusieurs épéistes de la médiation sont montés au front : James Baker, ex-secrétaire d’État de Bush père, ainsi que l’ex-président allemand Horst Kohler ont usé leur patience jusqu’à la trame. Ces éminents émissaires du secrétaire général de l’ONU ont achevé leurs missions par une lettre de démission. Le dossier du Sahara occidental, ensablé, a enlisé l’UMA. Entre Rabat et Alger, les dirigeants ne se parlent pas. Les journaux officiels expliquent à quel point l’attitude du voisin est vilaine. Une impasse.
Les derniers jours de Donald Trump
2021 ne commencera pas comme 2020. Un mois avant de quitter le bureau ovale, le président américain sortant a voulu façonner sa statue d’homme de paix du monde arabe. Avec Monsieur Gendre, Jared Kushner, il a obtenu que le Maroc renoue avec Israël, rejoignant les Émirats arabes unis et Bahreïn dans le panier des capitales approuvant le plan concocté par les deux MB – l’Émirati Mohammed Ben Zayed et le Saoudien Mohammed ben Salmane – sous le parapluie étoilé de l’administration Trump.
L’heure n’est plus à la cause palestinienne mais à une realpolitik sans masque. Mike Pompeo effectue la tournée des capitales du Maghreb et du Moyen-Orient afin d’obtenir l’adhésion à cette stratégie. Il tente de convaincre, cherche les compensations, les gestes qui pourraient infléchir les refus. Rabat, qui n’a jamais fait d’agit-prop sur le dossier israélo-palestinien, accepte de faire un pas de côté (instauration de vols commerciaux, liens diplomatiques dans « les meilleurs délais ») en échange d’une reconnaissance de sa souveraineté sur le Sahara occidental. Un vol commercial unira les deux nations le 22 décembre. Le siège 1A aurait été occupé par Jared Kushner.
Un changement de paradigme en 2021 ?
En d’autres temps, une crise majeure aurait éclaté avec l’Algérie. En d’autres temps, la Tunisie aurait réaffirmé avec vigueur son attachement à un État palestinien, condition non négociable pour ouvrir commerces et ambassade avec Jérusalem. Elle a simplement expliqué, par la voix du président du gouvernement, que ce n’était pas à l’ordre du jour. En d’autres temps, la Libye du colonel Kadhafi se serait drapée dans les habits du révolutionnaire prêt à tout pour défendre ses frères opprimés. Mais le Maghreb a changé, beaucoup plus qu’on ne le pense.
Si ses systèmes de gouvernance perdurent au Maroc et en Algérie, le venin démocratique distillé par Tunis séduit les populations. Pouvoir donner son avis, protester sans risquer la geôle arbitraire, voter pour « dégager » ceux qui ont mal géré : voilà ce que les hirak, au Maroc puis en Algérie, demandent, exigent. Et cela a son importance. Les populations du Maghreb vivent une union. Elles partagent la même langue, la même religion et une histoire dont les traits communs sont plus nombreux que les distinguos. On commerce, on échange, on fraternise quand certains pouvoirs cultivent la désunion. La crise économique qui lamine la région, aggravée par la pandémie, accentuera en 2021 ce besoin de libertés, qu’elles soient individuelles ou collectives.
Le royaume a pu prendre cette décision impensable il y a peu car le pouvoir est concentré dans les mains du roi et de son cabinet. Il a pu décider ainsi car l’Algérie est empêtrée dans sa crise interne. Bouteflika évincé, Gaïd Salah rattrapé par la mort, Tebboune durement frappé par le Covid-19 : le sommet du pouvoir n’est pas au mieux ces derniers temps. Rabat en profite pour avancer ses pions, déployant sa flottille diplomatique (économique, religieuse, arabe) au Nord, au Sud, à l’Ouest et à l’Est. Elle utilise politiquement le vide politique qui règne à Alger. Cela peut signifier en 2021 un changement de paradigme, Rabat prenant symboliquement le leadership régional. Quant aux populations, leurs exigences vont relever de la realpolitik interne. Et de la realeconomik.