L’année 2020 a mis à rude épreuve l’humanité. Le coronavirus est entré dans l’histoire comme un bulldozer en roulant méthodiquement sur nos certitudes. Les Français ont dû renoncer à leurs rêves, leurs projets, leur sérénité. À quoi se raccroche-t-on en temps de crise ? De l’escaladeuse au prêtre, Le Figaro pose cette semaine la question à ceux qui ont dû un jour puiser dans le fond d’eux-mêmes les ressources de la résilience.
Peut-être la réconciliation est-elle à chercher dans l’autre, rappelle ce vendredi 1er janvier le neuropsychologue Francis Eustache. À la tête du programme d’imagerie cérébrale «Remember» sur les troubles du syndrome post-traumatiques (TSPT) des victimes des attentats de Paris, le chercheur à l’INSERM s’intéresse à la façon dont la mémoire individuelle se façonne à travers la mémoire collective. À l’heure de l’isolement et du creusement des inégalités, l’enjeu est, rappelle-t-il, de dégager un récit collectif de la crise… pour mieux se l’approprier.
LE FIGARO. Quels éclairages vos études sur le cerveau donnent-elles à la crise que nous vivons actuellement ?
Francis EUSTACHE. – Nous manquons encore de recul, d’un point de vue épidémiologique, sur les conséquences neurologiques de la crise que nous vivons. Mais tous les paramètres du stress au long cours sont réunis. La chercheuse britannique Samantha Brooks les avait observés dès février dernier dans une étude du Lancet : le fait de ne pas avoir tous les éléments de compréhension d’une situation bloque notre capacité à passer à l’action. Cela génère un sentiment d’impuissance, vecteur d’un stress supplémentaire. La répétition dans le temps d’événements angoissants, couplés à des règles qui changent constamment, empêche l’individu de s’habituer à la crise. Le coronavirus place dans une situation de menace constante, vouée à durer sans vrai signe d’amélioration. Sans parler de l’isolement social, qui renforce la présence de stress.
D’un point de vue cérébral, qu’appelle-t-on la résilience ?
Cette question est sociale. Nous ne sommes pas dans une situation individuelle d’un cerveau qui souffre seul d’un événement problématique, comme c’est le cas, par exemple, après une crise aiguë tel qu’un attentat. Un traumatisme qui engendre des troubles post-traumatiques (TPST) comme ceux que nous observons dans le cadre de notre étude sur le 13-Novembre peut, et doit, être évacué par le cerveau. Cela permet à un individu d’activer son mécanisme d’oubli pour se réapproprier sa biographie. Avec cette crise du coronavirus, il n’y a pas de souvenirs intrusifs… puisque la situation est bien présente ! Il faut donc apprendre à gérer un stress voué à durer. Il ne s’agit pas d’évacuer le problème. D’autant plus que la difficulté est potentiellement devant nous.
Le cerveau a besoin de pouvoir se projeter un parcours d’avenir contrôlable, et de répondre à certaines questions : «Est-ce que je vais avoir des moyens de subsistance ? Est-ce que les dispositifs de soin vont être à la hauteur ? Est-ce que mes enfants vont pouvoir être éduqués ?»Comme la problématique est mondiale, l’individu a besoin d’informations à toutes les échelles. Faute de pouvoir maîtriser ces paramètres, le chemin de la résilience va passer par la conception d’une grille de lecture collective pour s’approprier la situation.
La résilience passera-t-elle donc par la mémoire collective ?
La mémoire collective offre une sorte de cadre, de tuteur, qui permet à un individu de se réconcilier avec sa biographie. Or, pour être apaisée, une mémoire collective a besoin d’éléments emblématiques qui vont porter la crise pour englober les différentes perceptions personnelles. À l’échelle d’une génération, le coronavirus n’a pas son pareil en termes d’événements de cette ampleur. La crise est suffisamment massive pour qu’une mémoire collective se dégage. Mais comment va-t-elle s’écrire ? C’est difficile aujourd’hui de le dire.
Je pensais, au printemps, que les soignants, applaudis à 8 heures du soir, pourraient devenir une figure de proue de la crise. Mais dans cette pandémie, les choses bougent très vite. Cette image des soignants pourtant très consensuelle au printemps est aujourd’hui bien moins valorisée, bien moins médiatisée. C’est le symbole du vaccin qui s’illustre cet hiver, et il n’est pas rassembleur. Rajoutons à cela le fait que la crise est vécue de façon très différente d’une personne à l’autre. On l’a suffisamment répété sur les conditions de confinement, entre les personnes cloîtrées dans un appartement précaire et celles dans une maison de campagne. On risque d’avoir des mémoires collectives clivantes selon les groupes sociaux.
Quels conseils donneriez-vous aux Français ?
La crise a révélé ce que la science savait déjà sur l’importance fondamentale des échanges sociaux, mais qu’on tendait presque à oublier tellement cela semble trop évident. La mémoire est communicative. Elle permet de communiquer avec les autres, d’échanger sur notre passé, nos projets. Sans mémoire, pas de référence partagée ni de communication possible, et vice versa. Un cerveau seul n’existe pas. Pendant cette crise, on l’a beaucoup ressenti. On a pris conscience du caractère essentiel des relations sociales dans l’essence même du fonctionnement cognitif. Le mécanisme de résilience va venir des autres : on le voit, le moindre café entre collègues devient infiniment précieux. L’empathie et le dialogue vis-à-vis des autres expériences vécues permettront d’avoir une meilleure compréhension de la situation, et de construire une mémoire collective. Même s’il faut trouver, bien entendu, de nouvelles façons d’échanger.