On s’attend à croiser un chien de guerre, un baroudeur fatigué par sa dernière mission. Chemise bien repassée, chaussures bien cirées, Louis Saillans a surtout l’air d’un jeune père de famille ou d’un cadre en entreprise, certes costaud, mais qui n’a pas non plus vraiment l’allure d’un Rambo endimanché. Sa barbe bien taillée lui donnerait même des airs de bobo trentenaire. Saillans est en permission pour mettre la dernière main à un étonnant ouvrage, Chef de guerre (éditions Mareuil), dans lequel il ne cache rien de ses missions sur le terrain, au Mali ou ailleurs.
Dans cet exceptionnel document, le jeune officier originaire du Sud-Ouest dévoile le quotidien des forces spéciales de l’armée française engagées dans l’opération Barkhane depuis 2014 ou ailleurs au Moyen-Orient. Il y a encore quelques semaines, Louis Saillans se trouvait en première ligne, en « Opex » (traduisez opération extérieure) dans un désert qu’il ne nomme pas, secret-défense oblige, mais qu’il n’est guère difficile de situer au cœur du dispositif Barkhane, au Sahel. Avec son groupe de commando marine, il devait « neutraliser », ce sont ses termes, un important groupe de djihadistes très bien équipés. Le lieutenant de vaisseau (l’équivalent d’un capitaine dans l’armée de terre) raconte les tirs. Ceux qu’il reçoit et ceux qu’il donne. Son récit n’est pas différent de ce que l’on peut voir dans les films de guerre. Sauf qu’il ne s’agit pas d’une série de Netflix. Son récit des rafales à quelques centimètres de sa jambe est posé, presque serein. La poussière qui aveugle. Le modeste buisson effeuillé derrière lequel il se cache et qui lui sauve la vie. Son frère d’armes Tangui si près de l’ennemi. La grenade qu’il faut pourtant lancer avec cette stratégie qui ne permet aucune nuance : « Ce sera eux ou nous. »
Des hommes toujours plus sollicités
Ce jour-là, Saillans et son groupe ont « neutralisé » leurs ennemis. « L’une des dépouilles n’a plus qu’une vague ressemblance avec un être humain : le tronc est torsadé au niveau du bassin sur l’axe de sa colonne vertébrale, des morceaux d’organes sont répandus sur le sol, une main a été projetée à quelques mètres du reste du corps. Je la récupérerai plus tard pour rassembler ses membres et enterrer le cadavre. Ces corps malmenés ne provoquent en moi ni trouble ni dégoût. À ce moment-là, je n’ai aucun sentiment pour ces hommes, je suis seulement habité par la volonté de poursuivre les derniers de nos agresseurs pour les empêcher de nuire et de terminer la mission. »
Cela fait une dizaine d’années que Louis Saillans a rejoint les 400 commandos marine de l’armée française, une composante essentielle des forces spéciales qui comptent 2 000 hommes et n’ont jamais été autant solicitées que depuis ces dernières années. Kurdistan, Mali, Niger, Centrafrique… Son récit alterne le récit de sa formation, de ses missions, et donne aussi et surtout quelques clés pour comprendre la stratégie offensive de la France dans ces régions.
L’élite des forces spéciales
C’est à la suite d’un saut en parachute avec des commandos marine que le jeune pilote de l’armée de l’air a voulu rejoindre l’élite des forces spéciales. Il décrit l’entraînement et la formation de ces soldats dont les corps et la résistance psychique sont poussés à l’extrême plusieurs mois pour ne garder que les meilleurs combattants, les plus robustes. Ceux qui iront au feu, au contact. Ceux qui seront parfois projetés sur le terrain avec les Navy Seals américains sur certaines opérations conjointes.
« La France a beaucoup appris des Américains il y a 10 ou 15 ans pour former ses commandos. Mais nous sommes restés très différents dans notre culture et nos procédures. Au nom de leur politique “zéro mort”, les commandos US sont systématiquement accompagnés d’un drone armé qui les survole. Ce qui peut être lourd en mission : les officiers supérieurs basés au Pentagone peuvent presque souffler leurs ordres à celui qui est sur le terrain. Alors que, dans ce type d’opérations, il faut laisser celui qui combat prendre des initiatives. »
Nous menons une guerre pour défendre des valeurs à l’opposé de celles de nos ennemis.
Saillans raconte aussi ses hommes, ceux qui risquent leur vie au nom du drapeau français. Avant de rejoindre les commandos marine, certains étaient des sportifs de haut niveau, des diplômés de grandes écoles, des artisans. Tous sont animés par la même flamme. « Lorsqu’un attentat est commis en France, nous réagissons comme l’immense majorité de nos compatriotes : nous sommes emplis de ressentiments et d’une envie de justice. Mais nous avons, en plus, un devoir : combattre ceux qui font couler le sang au nom d’une idéologie barbare. C’est au nom de cet objectif que nous acceptons nombre de sacrifices. Nous n’en conservons pas moins la tête froide. Nous ne sommes pas des fanatisés comme ceux que nous combattons. Nous menons une guerre pour défendre des valeurs à l’opposé de celles de nos ennemis. »
Saillans confesse que, sur le terrain, se retrouver face à l’ennemi bouscule les valeurs morales et les règles de la guerre. Mais que le rôle de l’officier est justement de tempérer les pulsions de ses hommes, même si celui-ci les partage. Il raconte notamment comment, après une mission récente, alors qu’il avait fait le choix d’utiliser les moyens médicaux français pour soigner un blessé grave plutôt que de le laisser à son sort, ses hommes lui ont manifesté pendant quelques heures leur colère. « Ce blessé avait voulu notre mort et se retrouvait malgré cela dans un lit d’hôpital français, bénéficiant de soins parmi les meilleurs au monde. »
Réaction de ses hommes : « On aurait dû lui mettre une balle dans la tête », « La situation était trop risquée pour le garder vivant », « Le prendre en compte comme blessé était un risque inutile », « Il aurait pu être piégé avec une ceinture d’explosifs ». Réponse de l’officier : « Il faut être au combat, avec ses hommes, avoir risqué sa vie comme eux pour pouvoir ensuite leur expliquer et faire comprendre que l’honneur du soldat français, c’est justement son humanité et ses valeurs, explique Saillans. Combattre au nom du drapeau français implique des devoirs. »
Fin du voyage
Dans son livre, Saillans n’oublie pas ces missions qui tournent mal. La mort s’invite fréquemment chez les commandos marine. Il raconte ainsi sa réaction et celle de ses hommes, dans la cour des Invalides en mai 2019, lors de la cérémonie en hommage à Cédric de Pierrepont et Alain Bertoncello, tués lors d’une opération pour délivrer des otages au Sahel (Saillans a été pendant quelque temps son chef de groupe sur le terrain). Il dévoile aussi la pudeur nécessaire auprès des familles restées en France. « Il ne faut pas dire grand-chose quand on part pour leur éviter de cauchemarder pendant notre absence. Et revenir la tête froide pour ne pas être toujours en opération lorsqu’on est sur le territoire français et en famille. »
Dans quelques semaines, le lieutenant de vaisseau quittera sa base de Lorient et ses opérations au long cours. Pas par lassitude pour les commandos marine et l’armée française, à qui il rend hommage à chaque page, mais pour être plus près de ses deux jeunes enfants et de sa compagne et parce qu’après une décennie de commando marine il ne se voyait pas poursuivre sa carrière dans le bureau d’un état-major.
S’il ne refuse pas de parler du débat actuel sur l’engagement de la France au Mali qui divise une partie des Français, ses convictions sont claires : « Je n’ai aucun doute sur la légitimité de notre action, il n’y a pas d’autre choix. Je n’en ai pas plus sur notre efficacité. Les commandos marine représentent une force capable de prouesses opérationnelles incroyables. Ils jouent un rôle déterminant dans les zones de conflit où la France veut jouer un rôle. Après, il faut réfléchir à ce que nous voulons faire et construire sur le long terme, dans le temps, pour éviter une guerre permanente. » S’il n’avait pas cru à la légitimité de ces guerres lointaines menées au nom de la France, Saillans n’aurait sans doute pas écrit ce livre.
« Chef de guerre » de Louis Saillans, éditions Mareuil. 190 pages, 19,90 euros.