«Si les poètes sont les législateurs méconnus de monde, alors les auteurs de science-fiction en sont les bouffons », écrivait William Gibson dans sa nouvelle Burning Chrome, publiée en 1982 dans le magazine américain Omni. L’écrivain de science-fiction n’a pas forcément, comme le bouffon, l’obligation de faire rire. En revanche, en exagérant les traits saillants d’une époque, en poussant quelquefois jusqu’à l’absurde la logique intrinsèque qui la mène, l’écrivain de SF sert lui aussi de révélateur et tend à la société dans laquelle il vit un miroir grotesque et parfois effrayant. C’est ce qu’a fait Gibson dans les années 80, en imaginant une société dans laquelle les destins d’humains, de plus en plus artificialisés par l’abus de prothèses synthétiques, sont contrôlés par des multinationales géantes, dont l’exorbitante influence a mis sur la touche, sur presque tous les continents, un pouvoir politique désarmé.
Quand la caricature devient prophétie, notre monde se met à ressembler furieusement à celui imaginé par Gibson il y a près de quarante ans. Et même si l’on admet que les délires transhumanistes ne nous ont pas encore amenés à une complète symbiose homme-machine, force est de constater que, pour le reste, les prophéties gibsoniennes se sont réalisées. Au cours des dix dernières années, Apple, Facebook sont devenus des firmes colossales et des acteurs de premier plan des politiques intérieures des États, ou même des relations internationales. En 2017, le Danemark a même nommé un ambassadeur auprès des GAFAM, élevant de fait ceux-ci au même rang qu’une nation. Donald Trump s’était amplement servi des réseaux sociaux pour faire campagne et assurer sa victoire en 2016. Quatre ans plus tard, les mêmes réseaux sociaux qui l’avaient consacré excommunient le déchu de la Maison Blanche, parti s’isoler dans sa luxueuse retraite de Mar-a-Lago en attendant les procès en cascade.
La chute du roi de Twitter a ému certaines personnalités politiques, de Jean-Luc Mélenchon à Marine Le Pen en France et jusqu’à Angela Merkel en Allemagne, qui a jugé « problématique » que des entreprises privées « puissent interférer dans la liberté d’expression ». Ces pudeurs de gazelle, pour reprendre la belle expression qu’affectionne le leader de la France Insoumise, font sourire, tant la naïveté de ces responsables politiques vis-à-vis des GAFAM est confondante. Si vous craignez pour la liberté d’expression, fermez votre compte Twitter ou Facebook, serait-on tenté de rétorquer à ces indignés qui devraient être parfaitement conscients que sur les réseaux sociaux, la seule chose qui ait vraiment force de loi, c’est le CLUF, le « Contrat de Licence Utilisateur Final » (mais si, c’est le truc que vous acceptez sans jamais le lire quand vous installez une application).
En avril 2010, l’entreprise GameStation avait inclus, en guise de poisson d’avril, dans le contrat utilisateur d’un nouveau jeu vidéo qu’elle publiait, quelques lignes stipulant que les acheteurs et utilisateurs de ce jeu acceptaient de céder leur âme à l’entreprise. Il a fallu des milliers d’acheteurs pour que quelqu’un remarque enfin le pacte satanique dissimulé dans le CLUF du jeu vidéo. Dix ans plus tard, il semble que toute la classe politique de part et d’autre de l’Atlantique prenne soudain conscience avec les GAFAM qu’elle a vendu son âme au diable 2.0 mais qu’il est un peu trop tard pour dénoncer le contrat. Voilà les États-Unis aux pieds de la Silicon Valley tandis que l’Europe n’a pas d’autre réponse à apporter aux géants du numérique qu’un peu plus de régulation communautaire. Seul le gouvernement chinois semble encore en mesure de mettre ses BATX au pas, comme l’a montré la récente disgrâce du charismatique Jack Ma, patron du géant Ali Express.
Éreintées par la crise sanitaire et économique, lessivées par la contestation interne, rattrapées par une Chine conquérante et autoritaire, pressées par les autocrates mégalomanes à la Erdogan, les démocraties occidentales découvrent, avec horreur, qu’elles ont finalement nourri en leur sein le danger le plus grand qui les menace. Tout cela parce qu’elles ont oublié de bien lire le CLUF.