L’ancienne journaliste de Charlie Hebdo Zineb El Rhazoui figure sur la liste des personnalités sélectionnées pour le prix Nobel de la paix 2021. L’occasion pour cette Franco-Marocaine formée à la Sorbonne de rappeler son engagement historique en faveur des droits humains. Épuisée par des années de combat politique, elle affirme que la virulence des débats dans lesquels elle s’est souvent engagée n’a jamais fait disparaître son humanité, au contraire.
Le Point : Comment vous êtes-vous retrouvée sur la liste du prix Nobel de la paix 2021 ?
Zineb El Rhazoui : La Norvège, où siège le Centre Nobel de la paix, est un pays où mes engagements sont connus depuis des années. Ce royaume scandinave est aussi celui des droits humains. Ce n’est pas un hasard si le comité olympique norvégien a lancé le mouvement de boycott de l’Afrique du Sud pour dénoncer le régime d’apartheid, car la Norvège est le pays qui dépense le plus par habitant pour soutenir la paix, la liberté et l’égalité hommes-femmes à travers le monde. Dès 2011, lorsque mon engagement en faveur du Printemps arabe au Maroc m’a valu des ennuis, la société civile norvégienne a été à mes côtés. La fondation Icorn (International Cities of Refuge Network), qui siège a Stavanger et apporte son soutien aux écrivains et journalistes persécutés à travers le monde, m’a tendu la main pour que je puisse reprendre sereinement mon travail de plume. L’étape d’après, c’était Charlie Hebdo. En 2015, lorsque la France a été frappée par le terrorisme islamiste, la Norvège, qui avait elle-même été ensanglantée par le terrorisme suprémaciste blanc en 2011, n’a pas manqué de témoigner sa solidarité et son amitié. Le réseau “Oslo Freedom Forum” a été l’un des premiers à m’apporter son appui afin de dénoncer le calvaire de ceux qui, comme moi, défendent la liberté d’expression, notamment lorsqu’elle vexe cette frange ultraradicale et violente de la société que sont les islamistes. Aujourd’hui, je suis membre de l’organisation non gouvernementale norvégienne LIM (Égalité, Intégration, Diversité), qui a été créée en 2011 par des laïques musulmans dans le but de défendre les valeurs libérales et séculières et contrecarrer toute ségrégation sociale sur une base ethnique ou religieuse. Tous ces liens se sont traduits au fil des années par de multiples voyages en Norvège, où j’ai pu accorder de nombreuses interviews à la presse écrite ou audiovisuelle. D’ailleurs, mon dernier livre a été traduit en norvégien et publié en fin d’année sous le titre Je suis Charlie. C’est ainsi que j’ai appris ma nomination pour le prix Nobel de la paix 2021, il y a une dizaine de jours, par un homme politique norvégien, Jan Bohler. J’en suis encore bouleversée.
En quoi estimez-vous œuvrer pour la paix ?
À l’origine de mon engagement, il y a le refus. Celui de céder ma liberté, de participer à un système socioculturel qui m’apparaissait fondamentalement inique, notamment envers les femmes. Mon engagement public est à l’image du combat personnel que j’ai mené pour transcender les déterminismes idéologiques qui m’ont été inculqués par mon éducation. Cela n’a pas été de tout repos, mais cela valait le coup. Aujourd’hui, je reconnais que, là où les femmes souffrent, les hommes qui endossent bien volontiers la fonction de bourreau souffrent aussi, même sans le savoir. Le monde musulman dont je suis issue n’est pas une verrue sur la face de l’humanité comme le dépeignent les extrémistes, il est l’humanité dans toute la relativité de sa condition. J’ai la conviction que les affres qui secouent les sociétés musulmanes sont d’abord le symptôme d’une immense souffrance, et mon message n’est rien d’autre qu’une invitation à sortir de ce cycle infernal.
La paix commence lorsqu’on réalise que ce que l’on veut pour l’autre, c’est ce que l’on veut pour soi. J’ai toujours espéré que mon parcours soit pour les jeunes issus de la culture musulmane l’incarnation d’un autre possible, et qu’il leur inspire leur propre quête de libération. En France, je n’ai cessé d’appeler à prendre au sérieux la violence de l’idéologie islamiste, tout en témoignant – à travers ma propre histoire – que cette violence n’est ni un atavisme ethnique, ni une fatalité culturelle, et qu’il fallait donc y faire face avec l’outil le plus précieux que nous possédons : l’universalisme républicain.
Les droits de l’homme sont aujourd’hui tiraillés entre deux camps, ceux qui croient en des droits universels et ceux qui veulent intégrer une composante culturelle – et notamment religieuse – à ces droits. Quelle est votre vision des choses ?
Je vois là un non-sens. L’universel, c’est ce qui est bon pour tout le monde. D’ailleurs, les droits humains traitent bien mieux les religions et les différences culturelles que les religions et les cultures ne le font elles-mêmes entre elles, car la liberté de conscience et de culte ainsi que les spécificités culturelles font partie intégrante des droits humains universels. Ce que d’aucuns appellent la « composante culturelle ou religieuse » des droits humains n’est bien souvent qu’une tentative d’obtenir une dérogation aux droits universels pour imposer certaines violations aux droits humains défendues par certaines religions ou traditions culturelles. Peut-on par exemple tolérer l’immolation des femmes sur le bûcher de leurs époux comme cela se pratiquait en Inde au nom du respect de la liberté de culte ou de la spécificité culturelle ? Aucune inégalité hommes-femmes, aucune privation de liberté individuelle ou répression de la liberté d’expression ne doit être tolérée au prétexte de croyances collectives.
Mais les religieux que vous ciblez régulièrement expliquent, eux aussi, qu’ils œuvrent pour la paix…
Amen ! Qu’ils la fassent donc, sans attendre ! Qu’ils nous montrent l’exemple en étant capables de cette reddition sans conditions à la paix. Faire la paix, ce n’est pas seulement la clamer, c’est d’abord la faire avec soi-même. Faire la paix, ce n’est pas dire : « Je suis en paix, sauf si l’on me provoque en dessinant mon prophète. » Non. Faire la paix, c’est d’abord s’interroger sur soi, sur son incapacité à puiser en soi la paix véritable et les ressorts du pardon, justement lorsque l’autre dessine mon prophète. Les religieux qui se présentent comme les dépositaires du message divin devront reconnaître que, si message il y a, c’est un message qui s’adresse à tous. Libre donc à chacun d’y répondre de la façon qui lui convient, fût-ce par le refus, le rejet ou l’ironie. L’écueil majeur auquel se heurtent ces religieux qui prétendent faire régner la paix par la coercition, c’est qu’ils ont oublié que la spiritualité est universelle, bien que la religion qu’ils représentent puisse en être une voie. La spiritualité comme la paix ont toujours été des valeurs laïques.
On assiste à un phénomène étrange dans les pays dit occidentaux : alors que les inégalités de droit n’ont jamais été aussi réduites – sans avoir disparu, loin de là –, les discours militants n’ont jamais été aussi véhéments. Comment l’expliquez-vous ?
Je ne prends pas ce phénomène très au sérieux. Après tout, les démocraties occidentales ne le seraient plus si elles ne permettaient pas la liberté d’expression, de protestation et de manifestation. Libre donc à chacun de défendre sa chapelle s’il le souhaite. Toutefois, il conviendrait de regarder au-delà de ce qui apparaît comme une surenchère victimaire jamais comblée. Ce que je trouve inquiétant, c’est cette recherche effrénée de division, d’étiquetage et de fabrication de nouveaux « moi » collectifs, car, fondamentalement, l’espèce humaine est solidaire face aux défis qui se présentent à elle : vivre en paix dans une planète viable. Il n’y a que cela qui devrait nous préoccuper, quelles que soient les formes que prend notre engagement.
À quoi ressemblerait un monde dans lequel vos combats politiques l’auraient emporté ?
J’aime ces questions utopiques, car elles sont toujours une occasion de rappeler que l’utopie est un rêve possible. Dans un monde où mon combat l’aurait emporté, il n’y aurait plus de combat. Sans attendre ce jour, je suis arrivée à un moment de mon parcours où je ressens moi-même le besoin impérieux de sortir du combat, de déposer les armes et de me placer sur le terrain de la non-violence. Cela fait quelques mois que je me suis mise en retrait pour observer avec plus de distance le chemin parcouru jusqu’ici. En regardant à l’intérieur de moi, j’ai compris que la violence dans laquelle je vivais n’a jamais tué en moi le besoin d’aimer, même mes adversaires. J’ai réalisé que mon besoin de positivité signifiait qu’il fallait que je sois d’abord capable de l’insuffler aux autres. Et c’est au cours de ce cheminement spirituel que la nouvelle de ma nomination pour le prix Nobel de la paix est tombée, comme un signe qu’il fallait dorénavant continuer la lutte autrement : avec paix et amour.