U ne demi-douzaine de bières sont disposées dans un saladier à champagne. De marque tunisienne, elles sont décapsulées à la main par trois amis venus trinquer ensemble. Il n’a beau être que 16 heures à Sousse, à l’est de Tunis, le U Bar, qui fait face à la plage, a déjà des airs de boîte de nuit. La voix grave du rappeur américain 50 Cent s’invite entre les tables où sont entassés hommes et femmes, sans masque. Covid oblige, les touristes étrangers ont délaissé la cité balnéaire, entièrement livrée à ses habitants. Mais l’alcool y coule toujours à flots. De faibles néons dévoilent au mur, enfermées derrière des grilles, des bouteilles de whisky. « Nous, les Tunisiens, sommes de grands consommateurs d’alcool », assure Habib Souissi, 52 ans, en avalant une nouvelle gorgée de Celtia, la bière locale. Jugé « haram » (« péché »), l’alcool est pourtant interdit en islam, religion officielle du pays et de la grande majorité de sa population. Mais, à l’en croire, sa consommation serait devenue la norme en Tunisie . Ancien gérant de bar à Sousse, cet homme au teint hâlé et au physique robuste se retrouve malgré lui client du U Bar en raison de la pandémie qui l’a contraint à fermer boutique. Baptisé Roll’s, son établissement, en plus de servir de l’alcool, avait déjà brisé un tabou : c’était le haut lieu de la communauté athée de Sousse.
Tabou brisé. Habib Souissi est l’un des rares à oser revendiquer publiquement son athéisme en Tunisie. « Nous, athées, avons brisé le tabou sur l’islam, qui est en train de perdre de sa sacralité », se félicite le Soussien, également engagé dans la défense des minorités sexuelles. Ses premiers doutes sur l’existence de Dieu sont apparus vers ses 16 ans, en pleine prière. « Je me suis demandé pour quelle raison il fallait invoquer son nom cinq fois par jour. Pour nous, le but était d’atteindre un jour le paradis. Mais, pour lui, que lui apportaient réellement nos supplications ? Un orgasme ? » La table éclate de rire.
En raison de son caractère subversif, aucune statistique officielle n’existe sur l’athéisme dans le monde arabe. Mais une vaste étude réalisée en 2018 et 2019 par l’Arab Barometer, réseau de recherche universitaire basé aux États-Unis , établit à 13 % le pourcentage de non-croyants dans la région, contre 8 % en 2013, un chiffre qui passe de 11 % à 18 % chez les moins de 30 ans. « Pour la première fois, il existe une vraie tendance à la non-religiosité auprès de la jeunesse arabe , souligne Michael Robbins, directeur de l’Arab Barometer. Et cela ne fera que s’accentuer au cours des prochaines générations. » Ces chiffres sont d’autant plus remarquables que la non-croyance, toujours vue comme une abomination dans le monde arabo-musulman, est parfois sanctionnée de la peine capitale. Sur les dix pays arabes sondés par l’Arab Barometer, celui qui connaît la plus forte progression est sans conteste la Tunisie, dont plus d’un tiers des 11 millions d’habitants se dit irréligieux. « Auparavant, au nom du sacré, il était impossible de parler de l’islam, confie Habib Souissi en décapsulant une nouvelle bière. Maintenant, avec Internet, de plus en plus de jeunes en discutent librement. Ils n’ont plus peur que le ciel leur tombe sur la tête. »
Pragmatisme et discrétion. Rencontrés sur les réseaux sociaux, les deux amis assis face à lui ne croient pas non plus en Dieu. Mais eux n’osent pas le clamer haut et fort. « Une bonne partie des Tunisiens sont laïques et irréligieux, mais ils sont tous en sommeil car le dire ouvertement leur apporterait plus de problèmes que d’avantages » , chuchote Rachid* , 34 ans. Cet ingénieur de Sousse a pris ses distances avec la religion en entrant à l’université. « En tant que scientifique, j’ai effectué de nombreuses recherches et j’ai remarqué beaucoup d’incohérences dans le Coran », avoue-t-il . Réfutant le terme d’athée, considéré comme une hérésie en Tunisie, l’élégant jeune homme au caban gris et aux fines lunettes noires s’autoproclame « partisan de la liberté de conscience, de penser et de critiquer la religion » : « Au moins, je fais le bien autour de moi pour faire le bien, et pas pour être récompensé après la mort. » Seul interdit à ses yeux, l’idée de s’en ouvrir à sa famille. « Il faut être pragmatique et j’ai besoin de garder des liens forts avec elle, glisse-t-il. Annoncer que je n’y crois pas m’exclurait de fait des miens, soucieux d’entrer un jour au paradis. » Ainsi préfère-t-il vivre dans une certaine hypocrisie, assumée. « En Tunisie, la meilleure façon d’accepter l’irréligiosité est de faire comme si cela n’existait pas. »
Troisième voie démocratique. Dix ans après la « révolution du jasmin », le phénomène prend une ampleur considérable dans le pays, dynamitant l’opposition classique entre islam politique et dictature militaire et suggérant l’existence d’une troisième voie démocratique pour les années à venir. D’après l’étude de l’Arab Barometer, près d’un jeune Tunisien sur deux s’avouerait ainsi non religieux. « La Tunisie est le pays le plus séculier du monde arabe, souligne Michael Robbins. C’est lié à l’histoire de ce pays, le plus ouvert de la région, mais aussi au rejet par la population de l’extrémisme religieux et de l’islam politique. » Ex-protectorat français, le plus petit pays du Maghreb a gagné son indépendance en 1956, avant de subir une vague de laïcisation à marche forcée sous la houlette du président Habib Bourguiba . Le père de l’État moderne tunisien est notamment à l’origine du Code du statut personnel, qui a accordé aux femmes, en 1957, des droits sans précédent dans le monde arabe (vote, mariage par consentement mutuel, divorce devant le juge, interdiction de la polygamie). Son successeur, Zine el-Abidine Ben Ali , s’est démarqué en réhabilitant la place de l’islam dans la société (enseignement religieux, appel public à la prière) pour mieux asseoir son pouvoir sans partage. Ce faisant, il a livré une vraie chasse aux mouvements islamistes, notamment le parti Ennahda (« Renaissance »), dont les membres ont été emprisonnés ou contraints à l’exil. Sans surprise, ces derniers ont été propulsés au pouvoir par le printemps tunisien, en tant que force du renouveau la plus organisée. Mais les années qui ont suivi ont été marquées par de nombreux attentats djihadistes qui ont ensanglanté le pays. Et l’électorat des islamistes – 1,4 million de votes en 2011 – a fondu comme neige au soleil. Lors des législatives d’octobre 2019, Ennahda, toujours première force politique du pays, n’a plus recueilli que 500 000 votes.
Tournant. Attablé dans le patio fleuri d’un bar animé du centre de Tunis, Mohammad Jandouli a tout d’abord été pris par cette vague d’islamisation du pays. Séduit en 2003 par le discours radical des prédicateurs saoudiens officiant sur les chaînes satellites, le Tunisois, alors âgé de 14 ans, se plonge dans l’étude de la religion. «Ces imams parlaient de toutes les questions de société, et même de science, en s’appuyant sur le Coran, se souvient le jeune homme de 29 ans. Partisans du port du voile, ils expliquaient que chaque cheveu d’une femme devait être protégé comme la prunelle de leurs yeux. Moi qui n’avais pas l’habitude d’entendre ce discours, j’étais émerveillé », avoue-t-il. Après avoir mémorisé par cœur le Livre saint, puis suivi les enseignements d’une école coranique, Mohammad Jandouli devient l’un des imams de la mosquée Ar-Rahma-Ashawat de Djedeida, à l’ouest de Tunis. Il n’a que 18 ans. « Les islamistes me faisaient entièrement confiance, rappelle-t-il, en avalant une gorgée de Celtia. Pour eux, j’étais le candidat idéal. » La révolution de 2011 et l’accession au pouvoir d’Ennahda changent profondément la configuration religieuse du pays. Beaucoup de djihadistes tunisiens rentrent et investissent les mosquées. Nombre de jeunes y sont embrigadés pour être envoyés en terre de djihad. Pointées du doigt, les autorités laissent tout d’abord faire. « Ces adolescents se faisaient laver le cerveau. Je les voyais porter soudainement le qamis (longue tunique traditionnelle) alors qu’ils ne connaissaient rien à la religion », se souvient Mohammad. « Quatre d’entre eux sont morts en Syrie. » Le plus gros contingent étranger de Daech, relativement à sa population, venait de Tunisie.
Liberté de penser. Cette expérience dramatique brouille l’homme de foi avec la religion. L’imam rompt officiellement avec l’islam en 2015. Il a troqué la djellaba pour un cuir et un jean délavé. Mohammad en est désormais convaincu : Dieu n’existe pas. « On peut vivre librement comme athée en Tunisie », affirme celui qui n’hésite pas à le clamer, mégaphone à la main, lors de manifestations à Tunis. « Nous sommes en train de construire une véritable communauté areligieuse, avec plus de 1 400 membres sur Facebook, mais je connais personnellement plus de 50 000 athées tunisiens », s’enthousiasme-t-il. Sa remise en cause progressive de la religion est en réalité antérieure à la révolution du jasmin : « J’ai bien étudié la vie et l’histoire de Mahomet et j’y ai trouvé beaucoup de problèmes . Par exemple, comment le prophète a pu prendre pour épouse Aïcha, une jeune fille de 6 ans ! En fait, j’ai réalisé que le Coran contenait beaucoup d’entraves à la liberté et à la vie privée que je n’avais pas le droit de questionner, sous peine d’aller en enfer. »
Cette liberté de penser, Mohammad Jandouli l’inculque désormais dans une école maternelle qu’il a créée en 2013 après une courte formation d’enseignant. 120 enfants de 3 à 11 ans y apprennent le français, les mathématiques, le théâtre, mais aussi le Coran. « Les musulmans ne connaissent pas réellement l’islam , explique-t-il. Pour la majorité de la population tunisienne, cette religion est avant tout un héritage culturel, pas une pratique suivie à la lettre. Ils ne font en réalité ni la prière ni le ramadan. » Mohammad a failli payer cette audace de sa vie. En 2016, il est poignardé au ventre par un sympathisant islamiste échaudé par sa liberté de ton. Il en réchappe miraculeusement. Et préfère en tirer un enseignement positif : « Les islamistes ont peur lorsque je parle de cette religion, car je sais ce que je dis. Il faut que l’islam reste dans les mosquées, et ne pas le laisser en sortir. »
Sésame. La jeune femme assise à ses côtés paraît beaucoup plus mélancolique. Vêtue d’un pull serré dévoilant les formes de son corps et maquillée à souhait, Amara* enchaîne nerveusement les bières. Cette étudiante de 23 ans mène une double vie. Femme libérée et agnostique à Tunis, elle redevient une fille pieuse et respectable auprès de sa famille, dans son village natal, près de Nabeul, à l’est de la capitale. « Cela me fait très mal. C’est un déchirement psychique que d’avoir deux visages, mais je n’ai pas le choix , lâche-t-elle. Je ne le dirai jamais à mes parents car ils ne l’accepteront jamais. » C’est à l’âge de 11 ans, lors de ses premières règles, que la jeune femme a commencé à douter de l’existence de Dieu. « Je n’arrivais plus à boire ni à manger, et je me demandais pourquoi il m’infligeait cela, explique cette brune aux longs cheveux. Ma mère me répondait que Dieu avait des problèmes bien plus importants à gérer. Or, s’il n’était même pas en mesure de régler les miens, comment pouvait-il s’occuper des autres ? » En quête de réponses, l’adolescente trouve son bonheur dans la lecture. Beaucoup de livres, dont ceux de Nawal el Saadawi, grande féministe égyptienne athée, qu’elle dévore en cachette. « Je pense que l’homme naît athée mais que sa famille lui apporte la religion sur un plat d’or, explique-t-elle en avalant une part de pizza. Mais, en réalité, ce plat n’est pas d’or, et il me faut le briser car il perturbe ma vie. Dans mon village, il n’y a aucune liberté de choix pour les femmes. C’est le système islamique qui choisit pour toi : tes habits et ton mari. »
Flagrant délit. Cette évasion prend fin le jour où Amara est prise en flagrant délit de lecture par sa tante : « J’ai été battue, se remémore-t-elle avec effroi. Ma tante a brûlé tous mes livres. Elle m’a envoyée chez le médecin pour réaliser un test de virginité, et j’ai été enfermée à la maison pendant six mois. » Esseulée face au poids des traditions, Amara échafaude alors une stratégie : le silence et l’obéissance, jusqu’au bac, qu’elle obtient en 2017. Ce diplôme lui ouvre les portes des études supérieures à Tunis. Elle possède enfin le sésame pour une nouvelle vie. Mais le double jeu se poursuit, jusqu’à aujourd’hui. « Mes parents contrôlent toujours mon Facebook, où je donne l’image d’une parfaite croyante, ce qui fait beaucoup rire mes amis athées » , soupire-t-elle. Dans sa nouvelle vie, l’étudiante en langue arabe avoue faire « ce qu’elle veut » de son corps, et admet même l’existence d’un « sex friend », qui n’est « pas [son] ami », insiste-t-elle. Elle est décidée à ne plus jamais changer de quotidien : « Je ne retournerai jamais à Nabeul. » Si elle a renoncé à l’idée de convaincre ses parents, la jeune femme affirme en revanche toujours laisser la porte ouverte à Dieu. « Mais il n’a pas encore frappé » , sourit-elle enfin.
Combat. Une Tunisienne a décidé de mener un combat ouvert en faveur de la liberté de conscience, quitte à en subir les conséquences. Secrétaire générale de l’Association des libres penseurs, Rahma Essid est devenue en 2018 la première femme arabe à recevoir un prix d’honneur à l’occasion des Journées de l’athéisme, organisées à Varsovie. Or cette récompense a fait de la juriste de 31 ans une cible : les menaces de mort affluent. Chaque jour, la police l’avertit des risques qui pèsent sur elle. « J’ignore si c’est pour m’aider ou pour me faire peur », confie Rahma, qui ne bénéficie d’aucune mesure de protection, malgré des faits avérés. Ainsi, une djihadiste a été envoyée chez elle en 2019 pour l’assassiner.Minorité invisible. La militante assume pleinement son choix de parler librement. « Les menaces font partie de mon quotidien et je veux continuer à vivre normalement dans mon pays » , insiste-t-elle. La jeune femme nous reçoit dans un petit 2-pièces au rez-de-chaussée d’un immeuble vétuste du centre de Tunis. Elle n’y vit pas seule. Assis sur une banquette du salon, entre l’étendoir à linge et les plantes, trois autres jeunes athées et un perroquet, yeux rivés sur une série télé. « Les clichés veulent que tous les Arabes soient des musulmans, or ce n’est pas vrai, souligne Rahma Essid. Il existe en Tunisie une minorité invisible dont personne ne parle, mais il est difficile d’afficher son athéisme car la majorité des Tunisiens restent conservateurs. Ceux qui osent franchir le pas risquent d’être exclus de leur famille et de devenir sans-domicile fixe. » Ses compagnons du jour en ont fait l’amère expérience.
« Protéger le sacré ».. La Tunisoise, tailleur et jupe noire assortis, est régulièrement traitée de « mécréante » par des députés islamistes ou de simples badauds. Des accusations qu’elle rejette en bloc. « Je n’ai en réalité jamais été musulmane, déclare l’activiste aux longs cheveux. Je suis née d’un père athée qui m’a toujours parlé d’irréligion et de liberté critique. Je n’ai donc jamais changé de foi. » À la tête de son association, Rahma Essid affirme se battre pour assurer la « laïcité de l’État tunisien » . « Même si le Code du statut personnel de Bourguiba était une révolution, nous souffrons toujours de certaines lois rétro- grades en Tunisie », souligne la trentenaire, également à la tête d’un cabinet de formation dans l’entrepreneuriat. Basés sur la charia, les textes en matière d’héritage accordent deux fois moins à une Tunisienne qu’à ses frères. L’homosexualité est pénalisée. Et le droit de ne pas jeûner durant le ramadan fait toujours débat. Depuis 2014, la militante lutte pour que les cafés et les bars, visés depuis 1977 par une circulaire ordonnant leur fermeture, restent ouverts durant le mois sacré. Si la Constitution, votée en 2014, autorise la liberté de conscience, elle confère dans le même temps à l’État la mission de « protéger le sacré » . Or sans l’existence d’une Cour constitutionnelle, les anciens textes font toujours foi. « Il n’y a pas de réelle volonté politique pour que cette Cour soit mise en place , affirme Rahma. Car la situation actuelle fait le jeu des conservateurs et des islamistes au pouvoir. » Juriste lui aussi, le président tunisien, Kaïs Saïed, élu en octobre 2019, est connu pour ses positions conservatrices. À l’occasion de l’anniversaire du Code du statut personnel, en août 2020, il s’est publiquement opposé à l’égalité homme-femme en matière d’héritage en invoquant le Coran.
Première victoire. À force de manifestations et de campagnes sur les réseaux sociaux, les athées tunisiens ont remporté une première victoire en arrachant le droit de manger et de boire publiquement durant le ramadan. Les bars peuvent même continuer à servir de l’alcool en plein mois sacré. Mais le chemin vers une liberté de conscience pleine et entière est encore long. La blogueuse Emna Charki l’a appris à ses dépens. Le 14 juillet 2020, cette militante athée de 27 ans a été condamnée à six mois de prison ferme pour atteinte à la religion et incitation à la haine. Son crime : avoir partagé en mai, sur Facebook, un texte parodique sur le coronavirus, appelant à se laver les mains et à respecter la distanciation physique, qui reprenait la forme des sourates du Coran. « Ce que j’ai fait entre dans le cadre de la liberté d’expression et de croyance censée être garantie par la loi, souligne l’insoumise. Mes avocats ont eu beau l’expliquer au juge, celui-ci m’a tout de même condamnée. » Son combat attendra. Pour s’éviter un séjour derrière les barreaux, elle n’a eu d’autre choix que de quitter son pays cet été. « J’ai décidé de partir pour sauver ma vie », confie-t-elle depuis le pays européen où elle vit désormais en exil. « Je vivais dans un État où les juges sont soumis aux partis islamistes au pouvoir. » §
* Ces prénoms ont été changés.
AUGUSTIN LE GALL/HAYTHAM-REAPOUR « LE POINT » (X3) – FAUQUE NICOLAS/IMAGES DE TUNISIE/ABACA