Claire KOÇ. – Ce prénom est mon adoption à cette grande famille qu’est la France. C’est un choix personnel qui relève de mon identité intérieure. Un choix de cœur et d’esprit.
Vous attendiez-vous à ce que votre choix soit si mal accepté?
Je ne m’attendais pas à un tel dénigrement… En revenant chez mes parents avec ma carte d’identité et mon prénom «français», j’ai été rabaissée, humiliée. «Quoi Claire? C’est quoi ce prénom de merde? Tu as honte de ce que tu es?» Ils affirmaient que Claire voulait dire «sale» en turc, mais c’était faux (en fait, c’est une traduction libre de notre dialecte anatolien). C’est la première chose qui leur est venue à l’esprit.
Pour autant, je ne renie absolument pas mon identité turque, elle est présente, ce serait insensé de la rejeter. J’avais un prénom difficile à prononcer (Çigdem). Je sentais souvent des difficultés de prononciation à l’école, dans les administrations, etc. Je ne voulais plus être une personne différente des autres. Mais, en devenant Claire, je n’avais pas mesuré le prix à payer…
Vous dites que vous avez grandi dans un cadre homogène culturellement. Comment vous est venu cet amour de la France malgré cet environnement défavorable?
Quand nous sommes arrivés en France en 1984, je me souviens de mes années de primaire. Nous vivions dans une cité HLM d’où les Français dits de souche commençaient à partir. Il en restait quelques-uns qui m’ont servi de modèle. On entendait de la musique française. Nos voisins nous apportaient des plats qu’ils avaient préparés pour nous les faire goûter. Nous avons découvert le pot-au-feu! Même le jambon était présent, il n’y avait pas toutes ces querelles et notamment le tabou alimentaire. Nous allions à l’église, on allumait des cierges à Noël, on fêtait l’Épiphanie sans connotation religieuse derrière, nous appliquions les traditions du pays d’accueil.
Au fur et à mesure, notre cité s’est vidée des derniers «Gaulois», comme ils étaient appelés. Chaque famille était remplacée par une famille turque ou provenant d’une immigration de culture musulmane. Tous se sont repliés sur eux-mêmes doucement et l’antenne parabolique est apparue, ce qui constitue le moment fatidique selon moi. Tous étaient connectés en permanence avec la Turquie.
Nous regardions des films français avec Delon. C’était notre vie : nous nous imprégnions de la culture française
Claire Koç
Nous vivions, mangions, dormions à l’heure turque. Nous étions en Turquie, plus en France. Quand je rentrais de l’école où j’avais parlé français toute la journée, à peine mon cartable posé, j’étais revenue en Turquie. La France était devenue inexistante. Des associations conseillaient même à notre communauté de poursuivre sa façon de vivre sans faire le moindre effort d’intégration.
Mais, avant que mes parents se referment sur la communauté qui devenait de plus en plus nombreuse dans notre cité après 1984, ils m’avaient ouverte à la France. Ils ont semé des petites graines mêmes si elles n’étaient pas nombreuses. En plus, j’avais la chance d’appartenir à une famille qui n’était pas liée à la rigueur de l’islam sunnite. Nous sommes alévis, une minorité religieuse turque qui a subi des massacres, qui a été confrontée à l’horreur au cours de l’Histoire. Mes parents ressentaient une certaine hostilité envers la religion. Ils appelaient les voilées et les barbus les «bigots» en turc. Je comprends encore mieux aujourd’hui leur position à l’époque.
Pour eux, la religion n’avait rien à faire au sein du foyer. Ils conservaient les traditions des alévis, mais sans excès. Ils écoutaient les débats politiques en France, ils évoquaient les matchs de football, le chômage. Les problèmes quotidiens en France d’une famille classique. Nous regardions des films français avec Delon. C’était notre vie: nous nous imprégnions de la culture française.
Les commerces deviennent turcs. Mon boulanger était turc, l’épicier aussi. C’est ça le communautarisme. Aucun espace n’est plus accordé à la France
Claire Koç
Et pourtant pour votre famille et votre entourage, l’assimilation n’a pas fonctionné. Pourquoi?
La raison est évidente lorsque l’on est confronté à une forte concentration d’une population endogame dans une zone identifiée. Les individus sont tous les mêmes, il n’y a plus besoin de parler français. Par exemple, en présence d’une forte communauté turque dans une cité, les commerces deviennent turcs: musique, alimentation, vêtements. Mon boulanger était turc, l’épicier aussi. C’est ça le communautarisme. Aucun espace n’est plus accordé à la France. Et les communautés ne se mélangent pas dans les cités. Ces communautés ont aussi importé leurs problèmes en arrivant en France. Les Turcs ont une détestation profonde des Arabes et les Arabes des Turcs. Ils ont leurs cafés, leurs lieux.
Sur fond d’immigration massive et de multiculturalisme, l’assimilation républicaine est-elle vraiment encore possible?
Oui, j’ai envie d’y croire car je ne suis pas seule, nous sommes nombreux mais très silencieux. Les voix vont commencer à s’élever. Il faut gérer et assimiler ceux qui sont déjà là – c’est tellement difficile – pour éventuellement en accueillir d’autres. Et ce sera possible grâce à l’école en revalorisant le métier d’enseignant. Cette profession n’est plus estimée à sa juste valeur. Un professeur gagne très mal sa vie, l’enseignement est mal appliqué, les conditions sont déplorables, un manque d’autorité se fait ressentir.
« Je suis français, je suis fier » devrait être la base de l’enseignement. On a laissé croire que cette formule serait fasciste
Claire Koç
Être fier de son métier et gagner un salaire en adéquation avec la charge de sa mission joue dans le rapport de force avec des enfants et des adolescents. L’école doit d’abord apprendre à être fier d’être un citoyen français. Quand j’étais petite, j’allais dans une école turque pour apprendre la langue. Mes parents souhaitaient que je reste turque dans tous les aspects de ma vie. La première chose dispensée dans cette école, c’était «je suis turque, je suis fière ». Comment se fait-il que soit enseignée la fierté d’appartenance à une nation étrangère sur le territoire français? «Je suis français, je suis fier» devrait être la base de l’enseignement. On a laissé croire que cette formule serait fasciste.
Ailleurs dans le monde, l’adhésion aux valeurs du pays d’accueil ne se discute pas. Les citoyens sont attachés à leur pays. Ce qui me frappe, c’est qu’on nous affirme toujours que la France a beaucoup à apprendre ou à s’enrichir de l’étranger. C’est vrai. Mais jamais on ne nous dit que l’étranger a beaucoup à apprendre ou à s’enrichir de la France. Étonnant quand on pense à la fascination que notre pays a exercé sur le monde.
Que pensez-vous de l’influence d’Erdogan sur les ressortissants turcs qui habitent en France?
J’évoque dans mon livre le réseau tentaculaire d’ONG et d’associations turques qui existent en France et qui ont émergé depuis qu’Erdogan est au pouvoir en Turquie, et même depuis que la Turquie est au Conseil de l’Europe. Erdogan est extrêmement populaire dans son pays parce qu’il a rendu aux Turcs leur fierté. Avant – ou en même temps – d’être un religieux, c’est un patriote. Depuis Atatürk, c’est le premier dirigeant de ce pays à se faire un nom mondialement reconnu. Ça compte et les Turcs adorent. Qui n’a pas compris ça, n’a rien compris.
Cela étant, le gouvernement turc et les ONG ont compris les bénéfices qu’ils pouvaient tirer de la communauté turque en France notamment où j’habitais, à Strasbourg où elle est importante. L’Alsace est la plus grande concentration de la communauté turque dans une même région en Europe. Les partisans d’Erdogan exercent un lobbying en infiltrant des associations, des partis politiques, en imposant des créneaux de piscine pour les femmes. Voilà le séparatisme. Le président turc se fait le chantre de l’antiterrorisme, de l’antiséparatisme dans son pays où il condamne les Kurdes du PKK. Les alévis constituent également l’une des minorités qui a été la plus persécutée.
Pour Erdogan, l’assimilation est à sens unique
Claire Koç
Erdogan voulait assimiler cette minorité et le faire par la force ne lui posait aucun problème. En revanche, quand il tient un meeting à Paris en 2010 en demandant aux ressortissants turcs de ne pas s’assimiler et en affirmant qu’ils sont les ambassadeurs de la Turquie en Europe, tout est permis. Pour lui, l’assimilation est à sens unique. Nous n’avons pas l’obligation, en tant que Turcs, de suivre le chemin sur lequel Erdogan engage la Turquie: celui de l’islamisation.
Vous êtes pour le durcissement des conditions d’obtention de la nationalité française. Existe-t-il, selon vous, un lien entre une immigration mal maîtrisée et la difficulté de s’intégrer et de s’assimiler?
Un problème fondamental auquel la France est confrontée est la présence sur son sol de certains individus qui ne se reconnaissent pas dans la culture française. Il faut en priorité s’occuper de ces individus. Ils ignorent les codes nécessaires pour devenir français. Les raisons qui les poussent à se diriger vers la France sont très souvent économiques et n’ont rien à voir avec l’amour du pays de Voltaire. Il ne s’agit pas de les blâmer, mais la France n’est pas un eldorado. Le problème est aggravé par des mouvements internes: certaines associations ou certains intellectuels militent contre l’obligation pour les nouveaux arrivants d’apprendre le français, pour rendre les conditions d’obtention de la nationalité française moins contraignantes et faire que la culture générale ne soit plus un critère déterminant.
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Chacun peut donc importer sa culture d’origine sans contrainte? S’il n’y a plus l’obligation d’apprendre la langue d’accueil, comment construire une nation? Dans ce cas, le sentiment d’appartenance n’existe pas. Les nouveaux arrivants qui refusent d’apprendre la culture française devraient méditer sur cette phrase d’Atatürk: «Ce n’est pas grave de ne pas savoir. Ce qui est honteux, c’est de ne pas vouloir apprendre.»
Aujourd’hui pour vous, qu’est-ce que signifie «être français»?
Aimer la France. «Il n’y a pas d’amour, que des preuves d’amour.» Mon prénom Claire, mon livre, constituent des preuves d’amour envers la France.
Claire, le prénom de la honte, de Claire Koç, Albin Michel, 208 p, 17,90 €.
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