Katajun Amripur, (Der Revolutionär des Islams). Une biographe (Muncih, Beck, 2020) (I) par Maurice-Ruben HAYOUN
Enfin ! On peut dire sans risque de se tromper qu’avec un tel ouvrage, si complet et si soigné, le public cultivé germanophone dispose d’une excellente biographie d’un homme qui a chamboulé les équilibres mondiaux, chassant du pouvoir par la seule force de ses prêches enflammés celui qui se proclamait alors le roi de tous les rois, à savoir le chah d’Iran Mohammed Reza Pahlavi…
Quand on pense que peu temps avant sa chute tragique, le président US Jimmy Carter avait couvert d’éloges son hôte iranien, le proclamant le gendarme du Golfe (arabo-persique ), on s’étonne qu’il l’ait lâché peu de temps après. La Realpolitik a ses règles au sein desquelles la compassion et l’aide désintéressée n’ont jamais eu leur place.
La présente biographie ne laisse rien en dehors de son champ d’investigation, à la fois au plan personnel et au plan politique. J’avoue ne pas en avoir cru mes yeux en découvrant que le futur chef religieux suprême chérissait l’eau de toilette et veillait toujours à ce que ses chaussettes s’accordent bien avec la couleur de son habit de religieux. Lorsqu’il revint dans son pays après plus d’une décennie d’exil forcé, on lui posa la question suivante : que ressentez vous en ce jour exceptionnel ? Rien, absolument rien, répondit-il. Mais pire encore, à la mort de son fils aîné, il répondit à la même question, à la manière de Job, que Dieu a repris ce qu’il avait donné, que nul d’entre nous n’est éternel et qu’il était temps de se mettre au travail.
Ce livre commence par esquisser à grands traits ce qui constitue l’âme du chiisme (Chi’a en arabe), son clergé, sa recherche de la vérité religieuse par l’ijdihad, déduire la pratique religieuse, là où les textes révélés ou traditionnels ne sont pas univoques. Les jurisconsultes comparent les textes et finissent par en déduire la saine religion. Mais ceci ne pouvait pas se faire sans un minimum de hiérarchie, d’où la naissance d’un clergé dont Khomeini a gravi tous les échelons pour devenir ce qu’ l’on nomme dans ce système politico-religieux,, le guide suprême… ou le grand Ayatolla
Ce chef religieux qui fit trembler une monarchie impériale vieille de plus de 2500 ans naquit dans une petite ville, Khomein, à environ 200 km d’Ispahan. Son père avait reçu la même formation religieuse que ses camarades du même âge. Il se dévouait à la cause des petites ans et cela a fini par lui coûter la vie, à 42 ans. Sa femme décida de se rendre à Téhéran pour mettre en accusation l’assassin de son mari. S’appuyant sur les avoirs de l’héritage, elle finit par obtenir l’exécution de celui avait attenté à la vie de son mari, au bout de deux ans d’une lutte judiciaire acharnée… Ces quelques détails semblent mineurs, en réalité ils nous aident à mieux comprendre comment cet homme qui a déjoué toutes les prévisions, ne s’est laissé guider par personne, a fini par l’emporter, jetant par dessus bord tous ses concurrents, alors qu’au début de son action, c’était un religieux peu connu du public iranien et que tous les membres du clergé chiite ne voulaient pas se ranger derrière lui. Ceux qui en ont fait les frais sont principalement les militants de gauche et les libéraux qui s’étaient ralliés avant de connaître les affres de la persécution. Le guide n’était nullement disposé à admettre dans sa pensée politique le moindre principe démocratique : les principes théologiques de l’islam se suffisent à eux-mêmes, disait il, et l’Occident non-musulman ne doit pas exercer la moindre influence sur les tenants du Coran.
L’ auteur se livre à une large rétrospective du débat, jamais mené à son terme, autour de l’adoption d’une constitution politique. Et là nous assistons à la réalisation du vieux prochain chinois : un seul lit pour deux rêves… Les libéraux pensaient qu’il suffisait d’imiter les institutions politiques européennes pour que leur peuple, le peuple iranien, trouve enfin sa voie dans le cercle de la démocratie. Ils se trompaient lourdement et n’avaient pas compris, comme le dit, l’auteur de ce livre, que Khomeini avait de tout autres projets : l’institution d’une République islamique telle qu’on la connaît aujourd’hui. L’auteur souligne le fait que les partisans d’une constitution libérale n’avaient en vue que la limitation du pouvoir absolu du monarque alors que leurs compagnons de route religieux visaient à imposer la loi religieuse, la chari’a, exclusivement. On connaît la suite, les démocrates ont payé cher leur imprévoyance et leur e analyse politique erronée.
Lorsque Rohallah Khomeiny naquit en 1902, une grande corruption et un grande insécurité d’origine tribale régnaient dans les rangs de l’administration et aussi des potentats locaux. Le théologien raconte une scène qui l’a profondément marqué : alors qu’il était enfant il assista à l’agression d’un petit commerçant par des sbires du potentat local. Il explique qu’il se mit dans un coin pour observer la scène de loin ; ces malfaiteurs martyrisaient un homme qui était pourtant réputé pour son honnêteté. Ils battaient leur victime à coup de marteau. L’enfant ne savait pas ce qui advint de ce pauvre homme… Mais il en garda la profonde conviction que les déshérités (moustazifin) devaient être protégés et que seule la loi islamique pouvait remédier à l’injustice et au désordre, et sûrement pas une démocratie à l’occidentale…
L’auteur du livre souligne l’emprise de quelques dames de la famille sur le développement du jeune Roallah Khomeini. On a dit plus haut que son père fut assassiné à l’âge de 42 ans et qu’à partir de cet instant, la sœur du disparu, une femme très énergique et très dominatrice, vint prêter main forte à sa belle sœur dans l’éducation des enfants orphelins. Le propre fils de Khomeini, Ahmad, relate à son sujet des histoires qui semblent plus hagiographiques qu’historiques. IL campe une tante autoritaire et qui ne se laissait pas marcher sur les pieds.
Depuis l’an 680, date de la mise à mort par le chef de guerre Yazid de l’imam Ali (gendre du prophète et l’époux de Fatima) à Kerbalah, les adeptes de l’islam se partagent entre sunnites et chi’ites. Se posa la question de la succession, de l’héritage du Prophète. L’auteur de cette biographie souligne avec humour qu’à l’poque où il n’y avait ni télévisons ni radios, les seules fêtes au cours desquelles la population pouvait se détendre étaient les célébrations religieuses. Et les processions de pénitents qui pleuraient la mort de leur héros Ali étaient très suivies, même par les enfants. Et le petit Rohallah n’y faisait pas exception. Il suffit de voir les reportages à la télévision où des adultes pleurent et battent leur coulpe à l’aide de chaînés pour mesurer la profondeur de ce culte du martyre … On disait que tout chi’ite doit au moins avoir versé une larme en mémoire de l’imam martyr.
Comme tous les enfants de son âge, Rohallah fut envoyé à la Maktaba, l’école coranique où on lui inculqua quelques princeps religieux fondamentaux : l’unité de l’essence divine, la vérité prophétique et la justice. Cela rappelle un peu les thèses cardinales des mu’tazilites du Moyen Âge.
Khomeini accordait une grande importance à la qualité de l’enseignement des maîtres, il désirait devenir le disciple des plus célèbres. IL avait donc envisagé de se rendre dans le pays voisin mais finit par rester sur place tout le temps que durera l’acquisition des connaissances de base. Il sera alors mieux armé théologiquement.
C’est donc au bout de longues années d’apprentissage que le futur maître de l’Iran consolida ses propres convictions théologiques.. Se posait alors avec une certaine acuité le problème de la gouvernance dans ce credo théologique : qui donc avait la légitimité religieuse requise pour exercer le pouvoir ? L’auteur souligne l’ironie de l’histoire qui veut que le maître auquel Khomeini tenait le plus, défendait des conceptions aux antipodes des siennes ; et que le révolutionnaire de l’islam appréciait par dessus tout : le maître en question fuyait la politique comme la peste tandis que Khomeini choisira justement de se spécialiser en droit islamique afin de se saisir du pouvoir, donc faire de la politique. Pourtant, son principal maître prônait le contraire.
La question de l’exercice du pouvoir dans la conception chiite de l’islam est cruciale. Normalement, c’est à l’imam d’exercer le pouvoir et de régir la société des hommes. Comme les chiites ont un clergé et une hiérarchie sacerdotale, ils ont développé la notion de vicaire de Dieu sur terre. C’est l’aboutissement de l’islam duodécimain qui attend le douzième imam, l’imam caché (al-ghayeb). IL reste dérobé à la vue d’autrui afin d’échapper à la mort à laquelle le destinent ses ennemis. Cela n’avait pas échappé à Khomeini qui optera sans coup férir pour la fonction de jurisconsulte car c’est en cette qualité qui fera de lui un légitime conquérant du pouvoir. Cela lui revenait de droit, il s’y était préparé et c’est bien ce qu’il fit lorsqu’il exerça le pouvoir absolu durant la dernière décennie de son existence.
Mais l’homme avait aussi quelques qualités, sans même parler des principes religieux qu’on lui avait inculqués. Tout au long de son existence, il a toujours vécu modestement sans jamais rechercher le luxe ou la richesse. Un exemple : Il existait en ce temps là une curieuse pratique, très en vogue même parmi les étudiants en théologie. On pouvait contracter un mariage à durée déterminée ; au-delà de cette limite prévue le mariage était considéré comme dissout… Khomeini n’a jamais suivi cet exemple. Il recueillit l’enseignement de la théologie dans la ville sainte de Qom et y donna aussi ses premières leçons lorsqu’il fut déclaré apte à le faire et à porter le turban noir des descendants du Prophète.. Contrairement à quelques collègues enseignants qui ne soignaient pas leur mise extérieure, Khomeini estimait que le piété n’avait pas pour corollaire l’indigence ou la mendicité.
Son premier ouvrage qui aborde la politique, chose que son propre maître fuyait comme la peste, porte un titre arabe Kashf al asrar (La divulgation des secrets). Il y défend les intérêts de sa caste religieuse contre les attaques d’un auteur moderniste qui ne la ménageait pas. Les cléricaux, disait il, ne peuvent pas se réformer, ils amassent des savoirs inutiles, tournent le dos aux méthodes modernes et refusent le progrès. Khomeini trouve les arguments qui conviennent pour contrer son adversaire. Voici un bref extrait de défense : Cette personne irrationnelle prétend que les religieux ne tiennent pas du tout compte de la raison.Mais en argumentant ainsi, cette personne ne fait que prouver sa propre ignorance. Ne sont ce pas ces mêmes religieux qui ont écrit tous ces ouvrages sur la philosophie et les principes de la jurisprudence N’ont ils pas examiné à la lumière de la raison et de l’intellect, des milliers de thèmes philosophiques et théologiques ?
Les événements allaient forcer la main des uns et des autres, partisans et adversaires de l’engagement en politique : la nationalisation du pétrole iranien et la chute du Premier ministre Muhammed Mossadegh. Mais Khomieni, contrairement à d’autres collègues qui soutenaient le Premier Ministre, reprochait à ce dernier sa vision négative de la religion qu’il souhaitait voir remplacée par la culture moderne. (A suivre)