La directrice de l’agence américaine du renseignement, Gina Haspel, dévoile le mois suivant aux sénateurs américains les éléments de preuve dont elle dispose : la poignée d’élus américains présents est alors unanime : tous concluent à la responsabilité de Mohammed ben Salmane. « Je n’ai aucun doute sur le fait que le prince héritier […] a ordonné le meurtre et a été maintenu au courant de la situation tout le long », déclare, en sortant du briefing, le républicain Bob Corker, chef de la commission des Affaires étrangères du Sénat. « Si le prince héritier faisait face à un jury, il serait condamné en trente minutes. » Contrôlé à l’époque par le camp républicain, le Sénat adopte à l’unanimité une résolution attribuant la responsabilité de l’assassinat à MBS, et donne trente jours à Donald Trump pour déclassifier le rapport du bureau du directeur du renseignement national, l’organe qui chapeaute les seize agences américaines de renseignements.
« J’ai sauvé sa peau »
Mais loin de se laisser intimider, le président américain refuse de fournir le document et rejette la moindre implication de son turbulent allié saoudien, grand acheteur d’armes américaines, affirmant ne pas disposer de « preuve irréfutable » de sa culpabilité. « J’ai sauvé sa peau », se vantera même l’ancien pensionnaire de la Maison-Blanche auprès du journaliste américain Bob Woodward dans son livre Rage. « J’ai réussi à faire en sorte que le Congrès le laisse tranquille. J’ai réussi à les stopper. » Épinglé par les sénateurs américains, l’impétueux prince héritier d’Arabie saoudite a été blanchi par la justice de son pays, en même temps que deux des principaux suspects : le proche conseiller de MBS, Saoud al-Qahtani, et l’ancien numéro deux du renseignement saoudien, le général Ahmed al-Assiri. En revanche, cinq Saoudiens ont été condamnés à mort pour avoir « directement participé » à l’élimination du journaliste dissident, une peine qui a finalement été commuée en vingt ans de prison.
Dans un rapport fouillé remis en juin 2019 aux Nations unies, Agnès Callamard, rapporteuse spéciale de l’ONU sur les exécutions extrajudiciaires, estimait que la responsabilité du prince héritier saoudien était engagée dans l’assassinat de Jamal Khashoggi. « Sur la base des preuves circonstancielles et matérielles recueillies, j’avais conclu avoir de fortes présomptions quant à l’implication de Mohammed ben Salmane dans le meurtre du journaliste saoudien, soit en donnant l’ordre direct de son exécution, soit pour ne pas avoir agi afin de la prévenir », déclare la juriste française au Point. « Je n’avais pu déterminer précisément la nature de sa responsabilité, mais celle-ci était engagée. »
Un rapport déclassifié bientôt publié
La défaite de Donald Trump à la présidentielle américaine de novembre 2020 a relancé l’affaire. Son successeur à la Maison-Blanche, le démocrate Joe Biden, bien plus soucieux du respect des droits de l’homme dans le monde, y compris de la part de ses plus proches alliés, n’a pas caché sa volonté de rouvrir le dossier Khashoggi, bien que le prince héritier saoudien ait fait amende honorable en endossant, un an après les faits, la « totale responsabilité » du meurtre du journaliste saoudien dans une interview à la chaîne américaine CBS News en septembre 2019, non sans démentir, à nouveau, avoir ordonné l’assassinat.
Sitôt investie à la Maison-Blanche le 20 janvier dernier, la nouvelle administration Biden a fait savoir, par l’intermédiaire de la nouvelle directrice du renseignement national, Avril Haines, qu’elle allait déclassifier le fameux rapport de la CIA incriminant MBS. « Oui, je l’ai lu », a répondu, mercredi, le nouveau président des États-Unis aux journalistes qui l’interrogeaient à ce sujet. Le « rapport déclassifié » sera « très bientôt » publié par la directrice du renseignement national, a précisé le lendemain la porte-parole de la Maison-Blanche Jen Psaki.
Preuve irréfutable ?
Sans surprise, le rapport du renseignement national conclut que MBS a approuvé, et même probablement ordonné, l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, selon quatre responsables américains cités par l’agence de presse Reuters, qui ont eu accès au document. « Je ne pense pas que ce rapport dise des choses que nous ne savions pas, confie Agnès Callamard. J’attends avec grande impatience sa publication, car elle va permettre de situer le degré de responsabilité du prince héritier saoudien par rapport à l’échelle que j’ai définie. »
Par ailleurs, des documents judiciaires saoudiens contenus dans une plainte déposée contre MBS au Canada et consultés par la chaîne américaine CNN révèlent que les deux privés utilisés par le commando qui a tué le reporter saoudien appartenaient à une société saisie moins d’un an plus tôt par le prince héritier. On ignore à ce stade si ces éléments font partie du rapport du renseignement américain. « Si l’élément essentiel du rapport du renseignement américain est que MBS possède la compagnie d’aviation qui a transporté l’équipe de tueurs à Istanbul, alors, cela ne risque pas d’être déterminant pour incriminer le prince héritier saoudien », confie un diplomate occidental familier du pays des deux saintes mosquées. « En revanche, ajoute-t-il, si ce document comporte une preuve irréfutable de l’implication de MBS, alors, une campagne de presse américaine sur cette base décrédibiliserait le prince, y compris à l’intérieur du pays. »
Selon le conseiller à la sécurité nationale de Joe Biden, Jake Sullivan, la publication du rapport du renseignement national devrait être accompagnée d’une « réponse » de Washington pour « faire en sorte que les responsables de ce meurtre rendent des comptes ». Il s’agit d’un « pas important vers la transparence, et la transparence est, comme souvent, un élément pour que les responsables rendent des comptes », a indiqué, de son côté, Ned Price, le porte-parole de la diplomatie américaine. « Il s’agit d’un crime, comme je l’ai déjà dit, qui a choqué les consciences. Nous serons en mesure, bientôt, de parler de mesures pour que les responsables rendent des comptes. »
La volonté américaine de déclassifier le document participe au souhait de l’administration Biden de « recalibrer » sa relation avec l’Arabie saoudite, après le blanc-seing accordé quatre années durant par Donald Trump à MBS malgré ses violations flagrantes des droits de l’homme, de l’affaire Khashoggi à la guerre dévastatrice au Yémen, en passant par l’emprisonnement de riches princes ou de militants des droits civiques. « L’administration Biden est véritablement sérieuse dans la défense des droits de l’homme, qui fait partie de son ADN et de celle de tous ses membres », souligne un autre diplomate.
Alliance forte
À peine entré en fonction, le nouveau président américain a d’ores et déjà annoncé la fin du soutien américain à l’opération militaire dirigée par Riyad au Yémen et a suspendu les ventes américaines d’armement offensif à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis. De son côté, Riyad a multiplié ces dernières semaines les gestes d’ouverture en direction de Washington, en libérant plusieurs activistes dont les États-Unis réclamaient la sortie de prison. « La publication du rapport va mettre l’administration américaine sous pression et il sera intéressant de noter comment elle va la gérer au niveau diplomatique avec l’Arabie saoudite », pointe Agnès Callamard, la rapporteuse spéciale de l’ONU sur les exécutions extrajudiciaires.
Un début de réponse a été apporté jeudi soir, à l’occasion du premier entretien téléphonique entre Joe Biden et le roi Salmane d’Arabie saoudite, et non avec son fils MBS, qui dirige pourtant de fait le pays et qui avait ses entrées à la Maison-Blanche sous Donald Trump. Le président américain a rappelé le « partenariat de longue date » et « historique » entre les deux pays, tout en soulignant « l’importance que les États-Unis placent dans les droits humains universels et dans l’État de droit », selon un communiqué de la Maison-Blanche. Si l’alliance stratégique – pétrole contre protection militaire – qui lie les deux pays depuis le pacte du Quincy en 1945 connaît des soubresauts, notamment depuis que les États-Unis sont devenus le premier producteur mondial de pétrole grâce à l’exploitation du gaz de schiste, elle n’est toutefois nullement remise en cause, tant la pétromonarchie garde un rôle prépondérant dans la stabilisation des cours du brut. La volonté prêtée à Mohammed ben Salmane de normaliser les relations de son pays avec Israël, plus grand allié des États-Unis dans la région, face à la menace commune que fait peser l’Iran contre ces deux pays, est une autre carte en sa faveur, même si le roi Salmane y est encore opposé.
Mais le plus grand atout du bouillant prince reste son jeune âge – 35 ans –, qui devrait lui permettre, sauf accident, de régner plusieurs décennies à la tête de l’Arabie saoudite lorsque son père, âgé de 85 ans et affaibli par la maladie, viendra à quitter ce monde.