À l’occasion d’un numéro spécial consacré à la laïcité, Droit de Vivre, le magazine de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA), a commandé à l’IFOP une enquête permettant de mieux cerner la place que les lycéens accordent aujourd’hui à la religion, le sens qu’ils donnent à la laïcité dans l’enceinte scolaire mais aussi leur point de vue sur le droit de « blasphémer » à la manière d’un journal satirique comme Charlie Hebdo.
Au regard de cette enquête menée auprès d’un échantillon représentatif d’un millier de lycéens, la population scolarisée dans le second cycle du second degré apparaît imprégnée d’une vision très « inclusive » de la laïcité, dans laquelle celle-ci est réduite au principe de neutralité de l’État tout en étant associée à une grande tolérance à l’égard des manifestations de religiosité dans l’espace scolaire, comme le port du voile.
Voilà les points forts qui se dégagent de cette étude.
Des jeunes majoritairement favorables au port du voile dans les lycées
Si on observe depuis longtemps une plus grande réticence de la jeunesse à la prohibition des signes religieux, c’est la première fois qu’une enquête montre que les lycéens sont majoritairement favorables au port de tenues religieuses dans les lycées publics.
Le port de signes religieux ostensibles (voile, kippa, etc.) par les élèves dans les lycées publics s’avère ainsi soutenu par plus d’un lycéen sur deux (52 %), soit une proportion deux fois plus grande que dans la population adulte (25 %).
« Cette adhésion à l’expression religieuse des élèves dans l’espace scolaire semble en hausse [au regard d’études antérieures] qui montraient qu’il y a une quinzaine d’années, cette idée était majoritairement rejetée [à 58 %] par les élèves de 14-16 ans », relève l’institut de sondage.
L’école française à l’épreuve de la foi… ou du laïcisme
Ce hiatus entre les lycéens et le reste de la population se retrouve dans leur net soutien au port de tenues religieuses par des parents accompagnateurs (à 57 %, contre 26 % chez l’ensemble des Français), mais aussi dans leur adhésion beaucoup plus forte à leur port par les agents du service public : 49 % des lycéens y étant favorables pour des policiers ou des enseignants (contre 21 % chez l’ensemble des Français), signe d’une faible imprégnation des principes de neutralité dictés à la fonction publique depuis 1905.
Mettant plus directement le doigt sur la question de l’islam et des injonctions à la pudeur pesant sur les femmes, le port du burkini lors des cours de natation n’est, lui, soutenu que par une minorité de lycéens mais avec, là aussi, un degré d’acception nettement plus élevé (38 %) que dans la population adulte (24 %).
Dans tous les cas, ces indicateurs mettent tous bien en exergue un très net clivage générationnel sur la question des tenues religieuses dans l’espace scolaire, mais aussi un clivage entre les lycéens musulmans et les autres.
Une vision très « ouverte » et dépolitisée de la laïcité
Pour les lycéens, la laïcité constitue avant tout un cadre juridique destiné à assurer la séparation du religieux du politique, la liberté de conscience et l’égalité entre les religions. Contrairement à leurs aînés, ils ne l’associent pas à une forme d’anticléricalisme.
En effet, les lycéens se distinguent par leur rejet de l’idée selon laquelle la laïcité consisterait à « faire reculer l’influence des religions dans la société » : seuls 11 % d’entre eux partagent ce point de vue, soit deux fois moins que chez l’ensemble des Français âgés de 18 ans et plus (26 %).
À l’inverse, ils affichent leur préférence pour une vision assez minimaliste de la laïcité en l’associant en priorité à un traitement égal des différentes religions (à 29 %, soit dix points de plus que chez l’ensemble des Français).
Défigurer la laïcité au nom de la laïcité
« II est intéressant de noter que cette association de la laïcité à l’absence de discrimination entre les croyants est particulièrement forte dans les rangs des adeptes des religions minoritaires [38 %] – notamment les élèves de confession musulmane [37 %] – mais aussi d’autres catégories souvent plus exposées aux discriminations telles que les personnes perçues comme ‘’non blanches’’ [42 %] ou résidant dans des banlieues populaires [37 %] », relève l’IFOP.
Cette lecture littérale de la laïcité fixée par la loi de 1905 va de pair avec une faible politisation du concept : les deux tiers des jeunes interrogés (68 %) estiment que la laïcité ne se rattache à « aucun courant » idéologique particulier, contre 16 % qui l’associent à la gauche, 8 % au centre et 8 % à la droite.
Ainsi, son association à l’extrême droite – de l’ordre du possible depuis que le Rassemblement national (RN) s’est emparé du sujet dans une logique « musulmanophobe » – reste donc marginale, y compris chez les musulmans (4 %).
Des lois « laïques » perçues par beaucoup comme discriminatoires envers les musulmans
Les accusations de « musulmanophobie » portées depuis des années envers les lois associées (1905, 2004) ou apparentées (2010) à la laïcité n’en imprègnent pas moins fortement les représentations que se font les jeunes de ces dispositifs législatifs.
Dans un contexte marqué par un renforcement de la laïcité au sein de l’institution scolaire – via des initiatives comme la Charte de la laïcité (2013), le vademecum pour la laïcité (2018), le Conseil des sages (2018) ou les équipes Valeurs de la République –, on ne peut que constater l’impact des discours décrivant par exemple la loi de 2004 comme une loi de « ségrégation » antimusulmans (Edwy Plenel, janvier 2015) et, depuis son vote, un « durcissement des mesures discriminatoires contre la population musulmane ».
Sans être encore majoritaire, l’étiquette diffamante d’« islamophobie » colle ainsi à ces grandes lois au point qu’un nombre élevé de lycéens (37 %) les jugent désormais discriminatoires envers les musulmans.
Et ce sentiment n’est pas l’apanage des musulmans (81 %) : il est également partagé par beaucoup d’élèves scolarisés en zone d’éducation prioritaire (55 %), en lycée professionnel (43 % en bac pro) ou se percevant par les autres comme « non blancs » (64 %).
Un « droit au blasphème » rejeté par une (courte) majorité de lycéens
Récemment remis sur le devant de la scène par l’affaire Mila (2020), le « droit au blasphème » clive profondément une opinion lycéenne qui penche contre ce droit pourtant acquis depuis plus d’un siècle (1881) : 52 % des lycéens contestent la liberté de se montrer irrespectueux vis-à-vis d’une religion et de ses dogmes, soit une proportion quasi identique à celle observée chez l’ensemble des Français (50 %).
« Cette question du ‘’droit au blasphème’’ met surtout en lumière le clivage existant sur ce sujet entre les musulmans et le reste de cette jeunesse scolarisée dans le second degré », note l’IFOP.
En effet, si les jeunes musulmans s’opposent massivement (à 78 %) au droit d’outrager une religion – tout comme les personnes perçues comme « non blanches » (à 65 %) ou habitant dans les banlieues populaires (à 60 %) –, ce n’est le cas que d’une minorité de catholiques (45 %), d’élèves sans religion (47 %) ou non scolarisés en REP (éducation prioritaire, 44 %).
Pourquoi Charlie Hebdo ne me fait pas rire
Les lycéens soutiennent moins que la moyenne (à 49 %, contre 59 % chez l’ensemble des Français) le droit des journaux à caricaturer les personnages religieux. Mais là aussi, l’opposition à cette publication – partagée en moyenne par un lycéen sur quatre (27 %) – est très forte dans les rangs des musulmans (61 %) et, plus largement, chez les élèves se disant « religieux » : à 45 %, contre 22 % chez les élèves non religieux mais pas athées et 15 % chez les athées convaincus.
Enfin, les lycéens se distinguent par un soutien moins ferme au choix, fait par Samuel Paty, de présenter en cours ces caricatures pour illustrer la liberté d’expression : 61 % d’entre eux estiment qu’il a eu raison de le faire, contre 71 % chez les enseignants du second degré.
La proportion de lycéens estimant qu’il a eu tort n’en reste pas moins faible (17 %), sauf dans les rangs des musulmans (48 %), des élèves en REP (27 %) ou de ceux se disant religieux (31 %).
Retour en 2015 : une condamnation des attentats faisant moins l’unanimité
En 2015, la perturbation des minutes de silence organisées en l’honneur des victimes de Charlie Hebdo avait suscité débats et polémiques sur l’attitude ambiguë de certains élèves à l’égard des attentats sans que beaucoup de données représentatives n’appuient ces assertions.
Cette étude donne un aperçu de l’opinion des lycéens sur ce sujet à partir d’un échantillon national représentatif de la jeunesse scolarisée dans un second cycle du second degré.
Procès des attentats de janvier 2015 à Paris : les idéologues
à la barre des témoins
Si la proportion de lycéens ne condamnant pas fermement ces attentats reste une minorité (16 %), leur nombre semble avoir augmenté par rapport à une enquête de 2016 où elle s’élevait à 7 % chez l’ensemble des jeunes âgés de 15 à 17 ans.
« Toutefois, les différences de cibles entre les deux enquêtes – l’une portant sur tous les jeunes de 15 à 17 ans, l’autre sur les lycéens de 15 ans et plus – incitent à rester prudents sur ces évolutions et à approfondir plutôt certaines variables d’analyse », nuance l’IFOP.
Cette analyse montre que la désapprobation radicale du « terrorisme » fait moins l’unanimité chez les élèves musulmans : 9 % « condamnent les terroristes mais partagent certaines de leurs motivations », 2 % déclarent qu’ils « ne les condamnent pas » et 11 % se disent indifférents à l’égard des terroristes ayant assassiné toutes ces personnes.
Au total, la proportion d’élèves musulmans n’exprimant pas de condamnation totale est donc presque deux fois supérieure (22 %) à celle observée chez les non-musulmans (14 %).
« Cependant, cette tendance à se montrer émotionnellement indifférent à l’égard des attentats touche encore plus fortement les élèves en REP – 30 % ne condamnent pas explicitement les auteurs des attentats –, sans doute parce qu’ils voient dans l’irrévérence envers l’islam une forme d’irrespect tellement inacceptable qu’elle légitime la violence », note l’institut de sondage.
Il faut sans doute y voir l’influence de l’importance donnée à la notion de « respect » dans une jeunesse populaire qui condamne par principe tout contenu potentiellement offensant pour des minorités perçues comme « dominées ».