Le facteur est passé. Sur le paillasson, il a déposé une grosse liasse de courriers en retard. Elle se présente sous la forme d’un volume gris avec une photo de Jean d’Ormesson sur la couverture. «Des messages portés par les nuages », la formule est de Jean-Marie Rouart , qui résumait ainsi leur correspondance. Il y avait cette écriture au feutre bleu, ces lignes pas toujours horizontales qui avaient tendance à partir vers le haut à droite.
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Les missives rassemblées ici sont classées par ordre alphabétique. Les destinataires vont de Jean-Paul Aron à Marguerite Yourcenar . Le temps galope et le ton ne varie pas tellement. L’allégresse est là. Elle n’empêche pas le respect envers les aînés. Il arrive à Jean d’Ormesson d’être sérieux. Il lit tout. Il remercie. Il commente. Raymond Aron est apparu à la télévision. «Je n’aurais peut-être pas posé exactement les mêmes questions, mais qu’importe: on n’entendait que les réponses. » Il demande à Roger Caillois s’il a inventé le mot «longétifs », l’informe qu’il vient de refermer Ada ou l’Ardeur : «Nabokov connaît les papillons presque aussi bien que vous! ».
«Je n’aurais peut-être pas posé exactement les mêmes questions, mais qu’importe: on n’entendait que les réponses» , écrit Jean d’Ormesson à Raymond Aron. AFP/AFP
L’importance qu’il accorde à Jules Romains n’est visiblement pas feinte. Il lui succédera quai de Conti. Ah, l’Académie! Celle-là! Elle revient sans cesse sur le tapis. Il faut y entrer. Après, il s’agit de soutenir des candidats. Cela réclame des ruses de Sioux. On n’a pas oublié que d’Ormesson œuvra efficacement pour l’élection de Marguerite Yourcenar, première dame à siéger sous la Coupole. Cela fut un véritable gymkhana. Il doit convaincre ses confrères, ne pas essuyer un refus de la romancière qu’on sait, lui le premier, assez imbue de sa personne. Heureusement que des amis portent aussi l’habit vert. Auprès de Michel Déon, il soupire: «Tout est mis sur le même plan et on ne sait plus s’il est plus important de lire un bon livre ou de recevoir le prince Rainier » ou «Je suis comme toi un peu cassé par nos bons vieillards. Appelle-moi quand tu reviens et viens fumer un cigare pour que les autres n’en aient plus ». Entre eux, la complicité est palpable, sereine, évidente. Ils n’ont pas exagéré leur goût pour les bains de mer et les voyages. Ces billets sont autant de mains serrées, de conversations en longue distance. «C’est embêtant de ne nous voir que dans nos garderies du jeudi .»
Le naturel ne prend pas de congés. L’humour saupoudre les nouvelles du front. «Je lis peu, mais il m’arrive de relâcher mon inattention. » C’est comme ça qu’il découvre Pour saluer Melville de Giono, qu’il place Morand sur le podium en compagnie d’Aragon. «Qui ne voudrait avoir écrit Parfaite de Saligny ?» Détail important: chez Maurice Druon, il a bu un Château La Conseillante 1982 «à tomber ». Il ne mâche pas ses mots («Sartre – encore plus que la pauvre Simone – était une ordure »). Les pirouettes abondent: «Jette les lettres – y compris la mienne. Promène-toi. Refais-toi une santé. Tue des petites bêtes innocentes. » L’Unesco l’occupe. Il a attendu, mais le succès déboule enfin avec La Gloire de l’Empire , canular de normalien, exercice de haute voltige encyclopédique. C’est quand même rassurant. Les honneurs pleuvent. On lui propose la direction du Figaro . Il hésite, sollicite l’avis de Jacques de Lacretelle. «Ma thèse serait qu’on peut être conciliateur avec fermeté, qu’il faut être du parti de l’extrême modération. » La politique joue son rôle. Il souligne une phrase de Giscard dans ses Mémoires («C’est pendant que j’étais président de la République que j’ai commencé à enlaidir») , se désole auprès de Balladur qu’il ne soit pas au second tour et félicite Chirac d’entrer à l’Élysée.
«Voilà quelques années que nous nous connaissons, mon vieux François, et ni toi ni moi ne nous reconnaissons plus guère dans les glaces» (Jean d’O à François Noirissier). ULF ANDERSEN/Aurimages via AFP
Avec François Nourissier , la relation est complexe, durable, intense. D’Ormesson en analyse les livres avec pénétration («Ce que nous cherchons sans doute tous, c’est à fermer nos blessures et puis – surtout, surtout – à les laisser ouvertes. Alors, c’est la paix et la guerre, la solidité et les chimères, le bonheur et l’attente») . L’âge les soude ; les souvenirs ne leur manquent pas. Quelle mélancolie! Elle surprend sous cette plume habituellement sautillante. «Voilà quelques années que nous nous connaissons, mon vieux François, et ni toi ni moi ne nous reconnaissons plus guère dans les glaces, dans les miroirs, dans les vitrines où nous nous croisons. Mais si chacun de nous ne se reconnaît plus, nous, maintenant, nous commençons à nous connaître l’un l’autre. » Pas étonnant que d’Ormesson émette ce souhait: «On écrira sur ma tombe: “Il eut des articles de F.N.”.»
Les cadets l’intéressent. Philippe Delerm n’était pas publié que l’agrégé de philosophie l’assurait déjà de sa confiance et le poussait à continuer. Avec Stéphane Hoffmann, les blagues sont monnaie courante. Jean d’Ormesson est tout fier d’avoir été intronisé dans la confrérie des Beurrés nantais et que le garçon veuille créer un cocktail baptisé «le Jean d’O ». «Des jeunes femmes n’auraient même pas besoin d’avoir des amants. L’essentiel serait qu’elles boivent mon nom. » La recette n’est pas fournie.
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À Jean-Marie Rouart, qui lui a adressé La Femme de proie, il assure : «On décorera l’héroïne de l’ordre des Arts et Lettres pour t’avoir fait tant souffrir. » Ce recueil finit par composer un autoportrait de l’auteur. On apprend que son tableau préféré était Sur l’eau de Manet. Gabriel Marcel a droit à son numéro de téléphone (il n’a pas changé).
Des Messages portés par les nuages de Jean d’Ormesson. Bouquins/Littérature. 469 p. 23 € R. Laffont
La gravité surgissait parfois: «Nous nous sommes beaucoup amusés avec l’incertitude. Peut-être serait-il temps de cultiver quelques certitudes. Choisissons-les avec soin » (à Jean Mauriac). Voici un homme. Voilà un écrivain. Ils ont leurs défauts (menues intrigues, flatteries, ce qui est réconfortant). Ils nous parlent d’un temps où la littérature n’était pas encore une langue étrangère, où l’admiration n’était pas nécessairement nuisible. Le tout dans un style qui ne se contemplait pas le nombril, un naturel contrôlé, une façon unique d’être soi-même. Il est permis de regarder avec une certaine nostalgie ce dernier feu d’artifice, ces éclairs qui s’évanouissent dans la nuit. La lettre d’amour à Nine de Montesquiou page 324 est à graver dans le marbre, à réciter sous les étoiles. «Il me semble qu’il ne reste de ma vie que quelques lignes et quelques visages de femmes », confiait-il à Alfred Fabre-Luce.
Jean-Marie Rouart: «On peut s’inspirer de ses lettres pour écrire à un président de la République»
Propos recueillis par Bruno Corty
Jean-Marie Rouart. ©John Foley/Opale/Leemage
Cette correspondance dessine-t-elle un portrait fidèle de l’homme que vous avez connu?
Jean-Marie ROUART. – Cette correspondance est peut-être sa meilleure autobiographie. Dieu sait que Jean d’Ormesson s’est montré pudique dans ses livres. Jean-Luc Barré le définit dans sa préface comme un homme qui était un spécialiste de l’autoportrait mais qui ne se livrait pas. Jamais il ne s’adonnait aux confessions. Ce qui me frappe dans ses lettres, c’est à quel point il peut être présent. Il est d’un naturel désarmant. Aucune pose chez lui. Il se révèle tout entier. On le retrouve tel qu’il était, à la fois léger et profond, affectueux et plein d’humour. Aucune trace de méchanceté. Je pense que ceux qui n’ont pas connu l’homme d’Ormesson le découvriront avec bonheur.
Ces lettres expriment sa cohérence : une passion totalement folle pour la littérature qui est pour lui la vraie vie, celle de l’esprit
Jean-Marie Rouart
Car dans ses livres, il exprime certainement son moi profond d’écrivain, ce qui pour lui était l’essentiel, mais il y avait toute une part qui échappait aux lecteurs et qu’il réservait à ses amis: l’homme plein de charme, de fantaisie, qui portait sur la vie un regard plein d’affection, de bienveillance et de reconnaissance. Ces lettres expriment sa cohérence: une passion totalement folle pour la littérature qui est pour lui la vraie vie, celle de l’esprit. Je crois qu’il aurait pu reprendre à son compte la phrase de Flaubert: «La vie n’est faite que pour aboutir à un livre». C’est ce qui explique qu’au-delà de ses convictions politiques, il ait pu avoir des relations plus étroites avec François Mitterrand qui était un vrai littéraire qu’avec Valéry Giscard d’Estaing ou Michel Debré qui l’étaient aussi, mais à un moindre degré.
Qu’est-ce qui vous a surpris, ému, amusé dans ses lettres?
Ce que j’ai admiré particulièrement dans cette correspondance, c’est l’extraordinaire faculté de Jean d’O de s’adapter à tous ses correspondants: on sent le séducteur qui à chaque fois veut séduire son interlocuteur sans pour autant renier ce qu’il est. Aussi ces lettres sont-elles des modèles dont chacun pourrait tirer profit: il ne parle pas de la même façon à un grand penseur comme Raymond Aron, dont il ménage la susceptibilité et même la paranoïa, et à un grand esprit comme Lévi-Strauss, qu’il admire sans réserve, ou à Jean Daniel, qu’il estime mais dont il se méfie. On pourrait s’inspirer de ces lettres pour savoir comment écrire à des présidents de la République, à de grands penseurs, à des amis écrivains ou à de jeunes romanciers qui débutent et qu’il faut encourager. Pour chaque correspondant, il trouve les mots qu’il faut. Car il a une profonde intelligence et une sensibilité qui le mettent en union étroite avec celui auquel il s’adresse, c’est du grand art littéraire, mais aussi un grand art social. Et pourtant, à aucun moment il ne cesse d’être ce qu’il est. On ne le surprend jamais en flagrant délit d’opportunisme ou de flagornerie. C’est un maître de l’art littéraire et du jeu social, et il sait combiner merveilleusement les deux.
Les lettres de Jean d’O sont la preuve que l’homme était aussi délectable que ses livres
Jean-Marie Rouart
De quel épistolier célèbrepourrait-on le rapprocher?
Des meilleurs, des plus vivants, des plus spirituels. De Voltaire, de Flaubert, de Morand. Mais surtout de Proust. Il n’est pas question de comparer Jean d’O à Proust car aucun écrivain n’est comparable à un autre. Néanmoins, on trouve entre les deux écrivains des points communs dans leurs lettres: le même naturel, le même caractère enjoué et facétieux, jamais ils ne se prennent au sérieux. Ils savent merveilleusement allier la profondeur et la légèreté. De ces deux écrivains, en dehors de leur génie propre, on se dit en lisant leur correspondance qu’on aurait bien aimé les rencontrer et devenir leur ami. Vous savez ce que disait Bernard Shaw: «Voir un écrivain après avoir lu un de ses livres, c’est voir une oie après avoir mangé du foie gras.» Et bien chez Jean d’O, ses lettres en apportent la preuve, l’homme était aussi délectable que ses livres.
Sa campagne académique en 1974 est un modèle du genre…
En effet, ni flagorneur, ni sirupeux: simplement naturel. Jean d’Ormesson a toujours eu l’art de se sortir des situations les plus difficiles et celle de candidat à l’Académie est l’une des plus scabreuses. Mais comme il avait le don de l’admiration, il n’a pas eu besoin de beaucoup se forcer pour complimenter les académiciens, particulièrement ceux dont on a retenu les lettres comme Claude Lévi-Strauss, Roger Caillois ou François Mauriac. On peut regretter que sa correspondance avec Mauriac n’ait pas été plus abondante: ils étaient à la fois très proches dans leur folle passion pour la littérature et venant d’horizons très différents. Entre le chrétien révolté et le païen solaire, le dialogue eût été passionnant.
Pourquoi semble-t-il accorder si peu de place à la postérité?
Il croyait en effet que l’ère de la postérité littéraire était une époque révolue. Sans doute le regrettait-il, mais il en prenait son parti. Pour lui, la société bourgeoise, qui avait été le terrain nourricier du roman, puis qu’elle l’avait conçu, inspiré, modelé, que les grands écrivains étaient tirés de son sein, était en plein effondrement. Les valeurs et les institutions qui la soutenaient étaient moribondes. La spiritualité et le désintéressement qui soutenaient l’art d’écrire n’avaient plus cours. L’écosystème littéraire qui était le cœur ardent de la civilisation française était en voie d’extinction.
Jean d’O n’a jamais accordé beaucoup d’importance aux lettres qu’il écrivait avec d’ailleurs une facilité déconcertante
Jean-Marie Rouart
Il acceptait avec philosophie cette grande «barnumisation» de notre époque pour reprendre l’expression de son ami Marc Fumaroli. Car il ne lui serait pas venu à l´idée de ne pas être de son temps. Il jouissait profondément de son époque tout en s’efforçant de ne pas voir ce qui le chagrinait. Je pense qu’il n’a jamais accordé beaucoup d’importance aux lettres qu’il écrivait avec d’ailleurs une facilité déconcertante. Elles représentaient pour lui cette écume de la littérature et de la vie qui ne mérite pas d’être gardée. C’est en quoi il se trompait. Comme Flaubert qui a brûlé les deux mille lettres à Maxime Du Camp.
Extraits de correspondances
Jean d’Ormesson en 2009. SANDRINE ROUDEIX/Le Figaro Magazine
LE DISCIPLE
À Jean-Marie Rouart, le 26 juillet 2002
«Ah! J’espère bien que nous continuerons longtemps à échanger des messages portés par les nuages. Et que nous ne nous abandonnerons pas dans l’autre monde comme j’ai pu te faire croire que je t’avais abandonné dans celui-ci. Je t’embrasse tendrement.»
LES POLITIQUES
À François Mitterrand, dans les années 1990
François Mitterrand. Robert Pratta/X00222
«Permettez-moi de vous remercier de votre accueil, monsieur le Président. (…) Tout ce que vous m’avez dit m’a passionné. Je vous aurais écouté des heures, mais j’avais déjà, je le sais, abusé de votre hospitalité.»
LES FEMMES
Octobre 1960. Mot de Jean d’Ormesson pendant une réunion du conseil de la bourse de la vocation à Louise de Vilmorin.
Louise de Vilmorin. Rene Saint Paul/©Saint Paul / Bridgeman images
«Chère Louise, au pas de course je vous dis ma vocation: vous servir en toute occasion. À vos pieds je mets mes deux bourses.»
LES AMIS
À Michel Déon, le 11 septembre 1985
Michel Déon. HELENE BAMBERGER/Le Figaro Magazine
«Mon cher Michel, Il y a dans ce que tu écris un charme inexprimable. On m’aurait lu trois lignes de Bagages pour Vancouver que j’aurais deviné qu’elles étaient de toi. (…) Les carottes que tu dis cuites refleurissent sous ta main. Je suis bien content d’être ton ami.»
LES MAITRES
À Claude Lévi-Strauss, 1983
Claude Lévi-Strauss. Richard VIALERON/Le Figaro
«Mon cher confrère et ami, mon ignorance aurait tant de questions à vous poser après la lecture de votre dernier ouvrage (Le Regard éloigné, NLDR) que je voudrais me contenter de vous dire ma gratitude. Vos textes, si divers, tous passionnants, je les ai lus comme on lit, dans l’œuvre d’un grand romancier, un recueil de nouvelles. Du Genji monogatari à la poésie française ou à vos réflexions (…) sur Race et Histoire, vous avez accompagné toute une partie de mon été (…) Ai-je besoin de vous dire ce que vous savez déjà? Que vous êtes pour moi un des rares, des très rares modèles de science et d’existence. Que votre présence est un réconfort et un point fixe dans un monde vacillant.»
À VOIR AUSSI – Les apparitions de Jean d’Ormesson au Figaro de 2008 à 2017 (12/05/2017)
Les apparitions de Jean d’Ormesson au Figaro de 2008 à 201
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