Alors qu’Emmanuel Macron préside ce jeudi une journée d’hommage aux victimes du terrorisme, les services judiciaires et de renseignement restent en alerte face à une menace qui ne faiblit pas. Forts de 2000 nouvelles recrues et d’un budget renforcé pour muscler l’investigation technique, ils pratiquent l’«union sacrée». Laurent Nuñez, coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT), dévoile pour Le Figaro un édifiant état des lieux et détaille la riposte.
LE FIGARO. – Le procès de Reda Kriket, qui fomentait une attaque d’envergure sur le sol français, se déroule actuellement à Paris. Peut-on lever un coin du voile sur une autre attaque, la dernière déjouée en France?
LAURENT NUNEZ. – La dernière affaire déjouée par la DGSI concerne un mineur qui a fait l’objet d’un signalement – dont je veux rappeler l’importance – à la suite de la découverte de nombreux clichés relatifs à l’État islamique et de vidéos de décapitation dans son téléphone portable. L’intéressé avait également manifesté le souhait de se rendre en zone irako-syrienne. La perquisition de son domicile et l’exploitation de ses supports numériques révélaient des recherches en lien avec les armes, la confection d’explosifs et des sites religieux. Il reconnaissait avoir pour projet de commettre une action violente contre un lieu de culte ou contre le siège d’un média. Il a été déféré le 29 octobre, mis en examen et placé en détention provisoire. Depuis 2017, 33 attentats ont pu être déjoués. Permettez-moi ici de saluer le remarquable travail de nos services de renseignement qui, dotés de moyens renforcés, mieux coordonnés, sont d’une redoutable efficacité. Ce travail rigoureux, nous le devons aux Français, aux victimes et à leurs familles. Nous faisons tout pour éviter des drames. C’est là notre vrai moteur.
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La CNRLT étudie notamment les ressorts du passage à l’acte terroriste. Quels en sont les principaux enseignements?
Les «retex» (retour d’expériences) que nous menons après chaque attentat sont riches d’enseignements et mettent en évidence de multiples ressorts. De plus en plus, nous sommes confrontés à des individus isolés qui se radicalisent en un trait de temps, souvent après une rupture de vie, sur fond de propagande mais aussi en réaction à l’idée de blasphème. Ce dernier a joué un rôle majeur dans les trois dernières attaques. Les auteurs sont de deux types: soit, pour les plus dangereux, des individus radicalisés qui s’inscrivent dans des parcours violents, parfois en lien avec le banditisme, pour élaborer leur action de manière structurée avec armes à feu et en groupe organisé. Soit des auteurs isolés qui passent à l’action, frustrés par des incidents de vie ou de n’avoir pas pu rejoindre les zones de combats. Cette dernière catégorie est la plus fréquente actuellement.
Ces dernières années, de nombreux terroristes (à Villejuif, Paris, Romans-sur-Isère) avaient des profils psychiatriques. Comment mieux lutter contre les malades mentaux radicalisés?
Ces derniers mois, nous n’avons cessé d’améliorer les relations entre le monde de la psychiatrie et les services, via les préfets et les autorités régionales de santé. La consolidation des liens entre ces deux univers est devenue fondamentale pour repérer les menaces éventuelles mais aussi faire la part des choses entre ce qui relève de la psychiatrie et de la radicalisation. Trouver un équilibre entre deux valeurs essentielles, le secret médical et la protection de nos concitoyens, est un enjeu devenu crucial. Des réflexions sont en cours pour encore améliorer le dispositif, dans le respect des compétences de chacun.
La France est le pays d’Europe qui a fourni le plus gros contingent de djihadistes avec, depuis 2012-2013, un peu plus de 1450 départs vers la zone irako-syrienne de Français ou résidents en France âgés de 13 ans et plus
Laurent Nuñez
Un grand nombre de détenus condamnés pour terrorisme sortiront de prison dans les années à venir. Quel est l’état des lieux et que font les services pour relever ce défi majeur?
On compte un peu moins de 500 condamnés pour des faits de terrorisme dans les prisons. 58 doivent être libérés en 2021 et un peu plus de 100 l’ont été en 2020. Ceux qui sont libérés aujourd’hui sont des individus qui sont restés très peu de temps sur zone ou qui avaient des velléités de départ ou qui ont aidé les filières d’acheminement. Les profils les plus aguerris ne seront pas libérés avant plusieurs années. Mais nous sommes bien sûr vigilants et le suivi des sortants de prison est une priorité. Nous avons créé pendant ce quinquennat le service central du renseignement pénitentiaire et mis en place des quartiers d’évaluation de la radicalisation dans certaines prisons. Une cellule de suivi des sortants de prison a été créée et se réunit très régulièrement sous l’égide de l’Uclat pour mettre en place un dispositif de suivi par les services de renseignement de tous les individus libérés de prison, condamnés pour terrorisme ou droits communs radicalisés. Enfin, la création de la mesure individuelle de contrôle administratif et de surveillance (Micas) a permis d’imposer aux personnes libérées un certain nombre de contraintes (obligation de pointer, restrictions de déplacement…). Le but est de renforcer ces dispositifs, dans le cadre de projets de dispositions législatives qui sont en cours d’examen et qui tiennent compte des décisions du Conseil constitutionnel.
Lors d’un récent entretien au Figaro, le patron de la DGSE, Bernard Emié, confiait:«La bête bouge encore.». Que reste-t-il du vrai pouvoir de nuisance de Daech et d’al-Qaida, sa rivale terroriste?
Bernard Emié a raison: la bête bouge encore. Si l’État islamique a subi de lourdes défaites sous l’action de la coalition et des services de renseignement, il se reconstitue dans la clandestinité. Même affaiblie, Daech dispose de structures de propagande et d’opération. La volonté de reconquête territoriale est manifeste. Des groupes ont été repérés dans la Badiya, le désert syrien, mais aussi dans le nord de l’Irak depuis lequel ils mènent nombre d’attentats sur zone visant des civils ou les forces de sécurité locales. Nous suivons cela de très près dans le but de prévenir une attaque projetée, ce qui reste une préoccupation majeure. La seconde source d’inquiétude réside dans la dissémination dans les Balkans, mais aussi au Maghreb, d’une partie des combattants partis par centaines pour l’Irak et la Syrie et qui n’ont pas tous été judiciarisés après avoir quitté les théâtres de combat. Ainsi, l’auteur de l’attentat de Vienne, un Macédonien du Nord, était en contact avec un certain nombre de membres de l’État islamique réfugiés dans les Balkans. Nous éprouvons le même souci avec al-Qaida, qui entretient des foyers à travers le monde et qui partage avec l’EI la même volonté de mener des attaques en Europe.
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Peut-on estimer le nombre de djihadistes français encore sur zone et quelles sont les têtes d’affiche qui demeurent dans le collimateur des services?
Rappelons d’abord que la France est le pays d’Europe qui a fourni le plus gros contingent de djihadistes avec, depuis 2012-2013, un peu plus de 1450 départs vers la zone irako-syrienne de Français ou résidents en France âgés de 13 ans et plus. Parmi ces personnes, un peu plus de 300 adultes et près de 130 enfants sont depuis revenus, soit par leurs propres moyens, dans de très rares cas, soit, le plus souvent, interpellés en Turquie puis renvoyés vers la France, où tous les adultes ont été judiciarisés. Par ailleurs, près de 250 adultes sont détenus sur zone et quelques dizaines sont relocalisés notamment au Maghreb ou en Turquie, et sont évidemment suivis en lien avec les services partenaires. Enfin, quelque 400 sont de façon quasi certaine décédés sur zone et près de 300 sont présumés morts. Reste donc 160 adultes français qui évoluent, pour la plupart dans le nord-ouest syrien. Répartis entre l’État islamique, les rebelles du HTS (Hayat Tahrir al-Cham, Organisation de libération du Levant), la Katiba Diaby et le groupe Tanzim Hurras ad-Din (les gardiens de la religion), ils sont identifiés et suivis pour la plupart grâce à une remarquable collaboration entre la DGSE, la DGSI et la DRM (Direction du renseignement militaire) et les forts liens tissés avec nos partenaires étrangers. Les «têtes d’affiche», qu’elles soient des propagandistes ou des combattants jouant un rôle d’encadrement majeur, sont quant à elles pour beaucoup interceptées ou réputées décédées sur zone, à l’image des frères Clain ou de Rachid Kassim.
Sur zone, nous avons constaté des velléités de concevoir des armes chimiques, d’utiliser des drones piégés… Et notre inquiétude est que ces expérimentations donnent des idées aux terroristes sur le territoire national
Laurent Nuñez
Du matériel récupéré par les services dans le Sahel, en Syrie et en Irak tendrait à montrer que les terroristes s’intéressent à tous les scénarios possibles. L’hypothèse d’une attaque sophistiquée est-elle prise au sérieux?
Sur zone, nous avons constaté des velléités de concevoir des armes chimiques, d’utiliser des drones piégés… Et notre inquiétude est que ces expérimentations donnent des idées aux terroristes sur le territoire national. Mais la capacité d’exporter ce type d’arme est assez limitée et nous y croyons assez peu, d’autant que l’État islamique privilégie le passage à l’acte endogène avec des moyens rudimentaires, comme la voiture bélier ou l’arme blanche. Notons cependant un attrait récent de certains pour la ricine, infiniment plus toxique que le cyanure. Ce fut le cas en 2018, à Cologne en Allemagne, où les policiers ont interpellé un Tunisien qui tentait de produire ce poison… Sur la menace biologique, la ricine revient souvent dans les tutoriels de l’État islamique avec l’explosif, en l’occurrence le TATP. Nous n’avons pas connaissance sur le territoire national de projet d’attentat avec un drone mais nous sommes vigilants.
Des femmes et des enfants de djihadistes sont détenus dans des camps à l’étranger, où se jouent des drames. Paris pourrait-il envisager leur retour, en écho à une demande de plus en plus pressante d’avocats et d’associations?
Il n’y a pas de changement de doctrine en la matière. Ces gens, qui sont partis volontairement pour combattre la France, doivent être jugés là où ils ont commis leurs méfaits. Par ailleurs, 35 orphelins ou mineurs isolés ont été rapatriés depuis les camps de Rojava jusqu’à présent. Il faut souligner que, au total, une soixantaine de combattants sont détenus par les Kurdes de Syrie pour les faits qu’ils ont commis. Comme je l’évoquais précédemment, des revenants sont aussi rentrés en France via la Turquie avec leurs enfants après y avoir été interpellés. Tous ont été judiciarisés et les enfants pris en charge par l’aide sociale à l’enfance avec des mesures d’assistance éducative sous main de justice.
Les recruteurs de l’islam radical ont investi la toile, comment organiser la cyber-riposte?
On ne cesse de s’adapter à cette menace. D’abord avec la plateforme de signalement Pharos hébergée à la DCPJ, dont nous avons renforcé les effectifs et qui fonctionne à présent 24 heures sur 24. Sur 228.545 signalements traités en 2019, 4000 à 6500 étaient liés à des apologies ou provocations à des actes de terrorisme. Ces signalements peuvent être judiciarisés. S’ils ne le sont pas, ils sont envoyés à la DGSI qui, en tant que chef de file de la lutte antiterroriste, évalue la menace en lien avec la DRPP, le RT et la Gendarmerie nationale. Nous avons aussi renforcé ses effectifs pour avoir un meilleur suivi des messages menaçants. Depuis l’assassinat de Samuel Paty, le 16 octobre, leur nombre a augmenté. Par ailleurs, nous sommes attentifs au retrait des contenus terroristes avec un texte européen, qui sera adopté prochainement et imposera un retrait dans l’heure dans tous les États membres. Les plateformes ont d’ores et déjà des dispositifs de modération et Marlène Schiappa, ministre déléguée auprès du ministre de l’Intérieur, les rencontre régulièrement pour attirer leur attention sur ces sujets. Cette obligation sera inscrite dans la loi «confortant le respect des principes de la République» avec une possibilité de contrôle par les pouvoirs publics, assuré par le CSA. Enfin, le secrétariat général du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation assure un contre-discours sur internet pour mieux porter les valeurs de la République.
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Qu’en est-il de la mouvance d’ultradroite? Peut-on craindre un Christchurch à la française?
À l’ultradroite, nous avons d’abord des structures traditionnelles parfaitement identifiées, qui visent une action démonstrative (manifestations, opérations antimigrants aux frontières, déploiement d’une banderole sur une mosquée, actions contre l’ultragauche…). Elles peuvent tomber sous le coup de la loi, comme ce fut le cas de Génération identitaire. Leur idéologie est bien connue: contre l’immigration, patriotisme exacerbé, défiance et remise en cause des institutions, discours de haine, de violence, d’appels à la discrimination. Mais l’élément le plus inquiétant est l’apparition, depuis quelques années seulement, de groupes qui adhèrent à cette idéologie mais entrent directement dans la clandestinité avec des projets violents. C’est le cas des cinq attaques déjouées depuis 2017 avec des groupes comme l’AFO, les Volontaires pour la France ou les Barjols. Ils cherchent à s’armer légalement (tir sportif, chasse) ou illégalement, sont plus aguerris, souvent plus âgés. Et on peut craindre qu’un ou deux individus passent à l’action dans un scénario à la Christchurch. On observe ce phénomène ailleurs dans le monde occidental, en Europe du Nord, en Allemagne, aux États-Unis, en Australie et en Nouvelle-Zélande, ce qui conduit nos services à renforcer les échanges d’informations analytiques, et souvent opérationnels, avec les services de ces pays. Le président de la République y veille personnellement: nous restons vigilants sur toutes les menaces.