À peine proclamée, la République – consacrée par le sang d’un régicide – s’est affirmée dans les affres des guerres révolutionnaires, a survécu à l’Empire, à deux guerres mondiales, à plusieurs insurrections populaires et à des tentatives de restauration, jusqu’à ce fameux jour d’octobre 2018, lors d’une perquisition au siège de La France insoumise, quand Jean-Luc Mélenchon a plastronné : « La République, c’est moi ! »
En convoquant ainsi l’imaginaire républicain, le leader de La France insoumise sait-il que, pour une majorité de Français, les politiques n’incarnent plus le régime qui a présidé régulièrement aux destinées du pays ? Qu’il existe des « segments perdus » de la population ? Qu’aujourd’hui, c’est à l’entreprise que revient de promouvoir la liberté et l’égalité, plutôt qu’a des institutions figées dans le marbre républicain ? Une étude de l’Ifop menée auprès d’un échantillon de 1 021 personnes pour l’agence Havas dresse le bilan, à plus d’un an de la présidentielle, de l’état du sentiment républicain en France.
« L’idée républicaine tient bon parce qu’elle répond à une demande d’unité, de rassemblement. Elle apparaît à beaucoup de Français comme apolitique, réagit Frédéric Dabi, directeur général de l’Ifop. À première vue, c’est un terme valise qui aurait pu créer de l’indifférence ou du rejet, mais il existe bel et bien. » Utilisé parfois à tort et à travers, sans véritable incarnation, l’impensé républicain reste, pour 47 % des Français interrogés, plutôt positif. Seul un quart en perçoit les effets négatifs contre 18 % de personnes sans avis. La virulence du débat public n’a ainsi que peu d’impact sur l’adhésion à la République.
Républicainement vôtre
Autre enseignement, les sondés associent communément la République à la démocratie, en même temps qu’à la défense de valeurs considérées comme universelles. À la question : « Parmi les qualificatifs suivants, quel est celui qui selon vous définit le mieux la République ? », les Français chérissent, dans leur grande majorité, la devise « Liberté, égalité, fraternité », popularisée par la Révolution française. « On voit bien que le fameux triptyque républicain est vivant », renchérit Frédéric Dabi, pour qui la crise sanitaire n’a pas ébranlé l’attachement à Marianne, peu importe ses incarnations. En effet, si la politique est une esthétique, ils ne sont que 4 % à invoquer les symboles tricolores pour incarner la République à leurs yeux, 75 % des personnes interrogées considérant qu’elle est un bien commun hexagonal.
« Une vraie focalisation », relève Frédéric Dabi, habitué aux sondages traitant de laïcité, de communautarisme. Moins de république. « C’est parfois contre-intuitif de parler de républicanisme, alors qu’il y a une vraie langue de la République par-delà le décorum, les dorures. » Au pays des Lumières, où l’on continue de manier les concepts avec gourmandise, « il existe bel et bien une affirmation des principes républicains », voire un ancrage. « C’est une notion qui permet de se projeter dans l’avenir », détaille le sondeur quand l’enquête révèle qu’ils sont 67 % à considérer que la République reste un modèle à suivre dans le futur.
Un bémol, cependant, pourrait venir perturber cette belle concorde. L’étude démontre que, comme l’avait mis en lumière Jérôme Fourquet dans son livre L’Archipel français, il existe des « segments perdus » de la population. Sans réelle attache affective aux valeurs républicaines, plus ou moins indifférents aux prétentions universalistes de la République et délaissant son modèle social, des Français se tiennent en réserve de la République. « Il s’agit principalement de jeunes à bas salaire, de Français de catégories pauvres, de ces 18-25 ans primovotants. En fait, des personnes qui correspondent à un électorat spécifique, celui du Rassemblement national », constate Frédéric Dabi.
« On associe la défense de la République à la gauche »
Une autre constante, plus inquiétante pour le pouvoir, se dégage aussi à la faveur de ce sondage : si les Français aiment la République, ils n’apprécient pas pour autant ses représentants. À savoir, le haut de la pyramide républicaine incarnée à son faîte par le chef de l’État, le gouvernement, son cortège de ministres ou les corps intermédiaires… Près de 85 % des sondés envisageant la République comme un objet apolitique. Il en va de même pour les médias, eux aussi dépréciés. Une défiance en clair-obscur avec l’intérêt porté pour les élus locaux, perçus comme des valeurs refuges : près de 80 % des sondés affichent une totale confiance en leur édile, malgré des élections municipales chaotiques, pour cause de crise sanitaire. Pour le sondeur Frédéric Dabi, habitué à résumer l’impensé des Français, cette défiance du bas pour le haut se résume par des « institutions fatiguées mais un attachement fort à la République, ses valeurs ».
« Historiquement, on associe la défense de la République à la gauche. » Quitte à confondre sa propre personne avec le corps républicain ? Si l’étude démontre bien que le ni droite-ni gauche s’applique, dans l’esprit des Français, au régime politique en vigueur – personne ne pouvant s’arroger la primauté de l’incarnation républicaine – il existe des « interprétations différentes en fonction des sensibilités », relève toujours Frédéric Dabi.
Les sondés classés à gauche préférant la promesse émancipatrice de la devise « Liberté, égalité, fraternité », tandis que les sympathisants de droite et du centre inclineraient plutôt à une république des « droits et des devoirs ». L’exigence est particulièrement forte envers l’école républicaine, envisagée comme le principal instrument de promotion de l’égalité, 87 % des interrogés voulant voir l’éducation jouer un rôle plus important, pour défendre les valeurs de la République.
Made in République
L’étude nous révèle également que 80 % des Français déclarent faire confiance aux petites et moyennes entreprises pour défendre les valeurs de la République. Corollaire immédiat : la méfiance envers les grands groupes du CAC 40 demeure la règle. « Sur l’entreprise républicaine, c’est un terme qui aurait pu être jugé incongru, impropre, on a la question du patriotisme d’entreprise, engagé dans le made in France, qui plaît au Français », analyse Frédéric Dabi. Les aspirations de la société adossées à la faillite des institutions républicaines expliquent donc, pour partie, l’affection envers le tissu entrepreneurial pour porter les espérances d’égalité et d’équité. Ainsi, si l’on se penche sur la question centrale de l’égalité homme-femme, on observe que seul 57 % des Français pensent la République capable de promouvoir la parité.
En miroir, « l’entreprise est vécue comme prescriptrice, elle draine du monde tout en étant un vecteur de changement sociétal », résume Frédéric Dabi, pour qui une entreprise républicaine incarne une « boîte qui paye ses impôts en France, une notion adossée au patriotisme d’entreprise ». French Tech, excellence tricolore et esprit de cocarde irriguent déjà le petit monde de l’entreprise, à grands coups de RSE sociale et environnementale, censés séduire le consommateur.
Alors l’entreprise est-elle en passe de devenir le nouvel eldorado républicain ? Selon Arielle Schwab, de l’agence Havas, commanditaire de l’enquête, le sujet est d’une brûlante actualité : « Tout cela se joue autour des questions de modèles et de contre-modèles, entre alerte et contrepoint pour faire face à l’injonction identitaire et communautaire importée notamment des États-Unis. » « C’est aussi le reflet d’un doute sur la démocratie », ajoute Frédéric Dabi, lorsque l’entreprise devient plus républicaine que le roi.