Causeur. La mort de la petite Alisha, noyée par deux adolescents à Argenteuil a suscité un certain émoi. Notre société devient-elle de plus en plus violente ?
Laurent Mucchielli. Ça n’a pas de sens de plaquer des généralités pareilles sur un fait divers. Il arrive malheureusement des faits divers tous les jours, plus ou moins dramatiques. On peut dire tout ce qu’on veut sur le plan moral ou sur le plan émotionnel, mais sur le plan intellectuel on ne peut tirer absolument aucune généralité. Ces faits ne sont même pas analysés avant que les médias en parlent. En général, on ne sait vraiment ce qui s’est passé que des mois, voire des années après. Ça fait 25 ans que je suis chercheur au CNRS sur les questions de violence. J’ai déjà connu une bonne dizaine de fois ces épisodes de panique politico-médiatique où l’on surinterprète des faits divers pour y voir le signe d’une catastrophe à venir. À chaque fois, on dit qu’il y a de plus en plus de violence entre individus toujours plus jeunes. Je me retrouve à répéter aujourd’hui au mot près ce que je disais déjà il y a vingt ans.
Justement, dans votre livre L’invention de la violence, vous évoquez la violence des « blousons noirs » des années 1960. Mais je n’ai pas le souvenir que les « blousons noirs » faisaient des guet-apens sur des policiers avec des mortiers de feux d’artifices par exemple. Selon vous, l’impression que notre société devient de plus en plus violente est-elle infondée ?
Plutôt que de fantasmer le passé, il faut tout simplement aller lire les historiens. Les généralités évoquées tout à l’heure s’abreuvent toutes à la même source, une pensée décadentiste classique qui consiste à dire que c’était forcément mieux avant, que les parents ont démissionné, que la justice est laxiste, etc. Quand vous lisez les historiens, ça vous permet de sortir de ce blabla pour vérifier si c’était mieux avant. Est-ce qu’il n’y avait pas des bagarres de bandes qui se terminaient par des morts, avant ? Est-ce que les jeunes étaient toujours respectueux des policiers avant ?
Dans le domaine scientifique, « ensauvagement » ne veut rien dire. Crier à l’insécurité est l’une des plus vieilles rhétoriques politiques du monde!
Non, ce sont des blagues, il suffit pour le savoir d’aller lire des livres d’histoire. On s’aperçoit aussi que ce discours est très vieux. Déjà il y a cent ans, des gens écrivaient qu’il fallait s’inquiéter au sujet de bandes de jeunes super violentes, les médias de l’époque appelaient ça « les Apaches ». Puis dans les années 1960, il y eut effectivement les « Blousons noirs ». Puis dans les années 1970 et 1980 les « Loubards », et cetera.
En lisant Au bagne d’Albert Londres, on voit bien que la délinquance ne date pas d’aujourd’hui. Vous évoquez pour votre part le Moyen-Âge dans L’invention de la violence. Pour autant, n’est-ce pas légitime de s’inquiéter de la violence que l’on voit actuellement ?
Chacun a le droit d’avoir les opinions qu’il veut, on est dans un pays libre et je suis un très grand défenseur de la liberté d’expression. Par contre, je ne peux que vous dire à nouveau que ce n’est pas la vérité, que c’est une opinion. On peut croire ce que l’on veut et au Dieu que l’on veut. Mais si l’on prétend simplement décrire le réel, il faut se fonder sur des faits. Je suis chercheur au CNRS, la recherche scientifique est mon métier. Je dis et je répète qu’on observait des choses parfaitement similaires voire pires, à ce qui se passe aujourd’hui, dans le passé. Cette impression que la violence augmente ou qu’il y a moins de morale n’est qu’un imaginaire. Je dirais même que cet imaginaire a un côté générationnel ainsi qu’un côté café du commerce.
Les médias en parlent-ils trop ?
Le problème n’est pas le fait d’en parler mais la façon d’en parler, ce qui est tout à fait différent. Il est très bien qu’on se questionne, mais il ne faut pas raconter de sottises. Ou alors il faut assumer le fait qu’on fait des hypothèses, qu’on parle en l’air, qu’on ne s’intéresse pas à la vérification avec des données objectives.
Justement, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, les homicides auraient augmenté de 9% en 2019. Les chiffres que l’on entend autour de la violence sont-ils fiables ?
Dans toutes les statistiques récentes sur ce sujet, il y a une seule bizarrerie, c’est ce chiffre que vous venez de citer: en 2019 il y a eu 880 homicides contre 845 l’année précédente. C’est l’unique fait que l’on ne comprend pas. Mais il faut ajouter aussitôt que le nombre d’homicides est retombé à 863 en 2020, sinon on fait un mensonge par omission. Que s’est-il passé précisément en 2019 ? Difficile de savoir, aucune étude n’a été faite. Est-ce en rapport avec le climat de tension sociale, le mouvement des Gilets jaunes et sa répression ? Personne ne le sait jusqu’à présent. De plus, homicide est un mot qui recouvre des choses très différentes. Sous ce mot, on met les règlements de compte entre bandits, les braquages qui tournent mal, les meurtres conjugaux, les infanticides. Par ailleurs, quand on regarde les enquêtes de victimisation, on voit qu’il n’y a pas de hausse générale de la violence, que c’est juste faux.
Dans un sondage Ifop de septembre 2020, sept Français sur 10 estimaient que le terme d’ « ensauvagement » de la société était justifié. Comment peut-on expliquer que ce taux soit si haut ?
Déjà, quand je faisais mes entretiens au début de ma carrière ou lorsque l’on regardait les sondages d’opinion, il y avait toujours une majorité de personnes qui estimaient que la situation sécuritaire se détériorait, ce qui traduit tout simplement une inquiétude. Des inquiétudes, on en trouve toujours, ceci d’autant plus lorsque les sondages sont faits dans des moments d’émotions liées à la médiatisation et la politisation des faits divers. Par ailleurs, le terme d’« ensauvagement » est une notion politique. Les gens qui répondent à cette question expriment aussi des opinions, qui sont même des opinions politiques pour une partie d’entre eux. Le débat politique n’a pas les mêmes règles que le débat scientifique. Dans le domaine scientifique, « ensauvagement » est un terme qui ne veut rien dire. Et crier à l’insécurité, c’est aussi l’une des plus vieilles rhétoriques politiques du monde. Ceux qui crient à l’insécurité sont généralement ceux qui disent ensuite : « votez pour moi et je vais rétablir la sécurité ».
Dans ce même sondage, 73% des Français estimaient que « les juges ne sont pas assez sévères ». Il semble que notre justice soit trop laxiste aux yeux des Français. Qu’en pensez-vous ?
J’ai déjà évoqué ces poncifs tout à l’heure: les jeunes sont de plus en plus violents de plus en plus jeunes, il y a de moins en moins de repères, les parents ont démissionné, les enseignants ne font plus leur travail, la prévention ne sert à rien et la justice est laxiste. C’est le café du commerce dans sa déclinaison complète. Vous voulez savoir si la justice est plus ou moins sévère ? Allez sur le site du ministère de la Justice, regardez les quelque 600 000 condamnations prononcées par les tribunaux en France, regardez les peines prononcées, et comparez avec les données de 20 ou 30 ans auparavant. De même, regardez les statistiques de l’administration pénitentiaire, et vous verrez que la courbe de l’évolution du nombre de personnes incarcérées en France depuis 40 ans ne cesse d’augmenter. Au 1er janvier 1980, il y avait environ 37 000 détenus en France. 40 ans plus tard, au 1er janvier 2020 il y en avait près de 83 000. Il ne me semble pas que cela aille dans le sens d’un « laxisme » de la justice… Mais il y a des marchands de peur, des médias très anxiogènes et des discours politiques qui en font un fonds de commerce. Ça paraît tellement évident que je me demande pourquoi je dois le répéter. J’ajoute que dans les enquêtes d’opinions, on voit que la même majorité de personnes qui vont dire que la société française est de pire en pire répondront un peu plus loin qu’elles ne se sentent pas personnellement en insécurité quand elles sortent de chez elles. Ce point est important, il montre bien la différence qu’il faut absolument faire entre la représentation que les gens se font de la société générale et la véritable expérience de vie personnelle qui est la leur, la différence entre le réel et l’imaginaire.