A 91 ans, Adonis garde une forme physique et intellectuelle remarquable. A l’âge des certitudes ancrées et des jugements indiscutables, il se montre particulièrement sévère à l’égard de tout ce qui concerne l’islam et le monde arabe. De l’histoire ancienne de la région jusqu’à la plus récente, il ne perçoit que le déclin, la soumission et l’ignorance des dirigeants arabes, des intellectuels et des peuples confondus. Mais il sépare toutefois rigoureusement ses prises de position de la poésie qui ne peut être porteuse de message.
Comment présenteriez-vous Adoniada ?
«Adoniada» est un mot composé. Avec en écho l’Iliade, la Grèce, l’Antiquité. Mais aussi la Méditerranée, mer des civilisations, une mer arabe depuis Antakya (Hatay en Turquie) jusqu’à Tanger. Nous avons le sentiment néanmoins que nous ne sommes pas présents dans cette mer. Dans le même temps, tout cela est en relation avec Adonis, puisqu’il inclut ma vie et mes idées. En arabe, ce titre est une contraction du «monde d’Adonis».
Dans sa préface, Bénédicte Letellier, la traductrice, évoque «le mariage du mythe et du testament poétique».
Cette préface est d’une grande profondeur. Le mythe d’Adonis, du renouveau, de son amour pour Aphrodite, de la violence et du sang. Comment il est parti chasser le sanglier et s’est retrouvé piégé par l’animal. De son sang, a poussé l’anémone ou coquelicot, devenu rivière d’Adonis qui rougissait tous les ans par le sang d’Adonis. Le mythe est celui d’une fleur qui éclot et s’ouvre à moi Adonis d’une part et à la poésie de l’autre. Quand on a libéré la poésie arabe de son carcan traditionnel en introduisant le poème en prose. Il s’agit en fait d’une rencontre secrète entre ma vie personnelle et le mythe d’Adonis.
Avez-vous pris le surnom d’Adonis en découvrant son mythe ?
Quand j’étais au lycée à Damas, j’ai envoyé plusieurs fois des petits poèmes que j’avais écrits aux journaux locaux en signant de mon vrai nom Ali Ahmad Esber. Ils n’ont pas été publiés. Un jour j’ai découvert dans une revue l’histoire d’Adonis. Et j’ai alors écrit en 1948 un poème, «Les déplacés», à propos des Palestiniens dans une revue, en signant Adonis. J’ai trouvé quelques jours après une annonce dans la revue disant : «Merci au dénommé Adonis de se présenter au journal.» J’étais un adolescent avec l’allure et l’habillement d’un enfant de milieu pauvre. Quand je me suis présenté, l’homme qui m’a reçu était sidéré : «C’est toi Adonis ?» Il est allé voir le directeur de la publication qui m’a bien accueilli. Ainsi a commencé l’histoire d’Adonis dont je ne peux plus me défaire depuis. Un nom m’a attiré vers les civilisations anciennes.
Il y a beaucoup de dieux et de lieux dans ce livre, en particulier Beyrouth…
Oui, c’est à travers les lieux évoqués que je reviens sur ma vie, mes relations, mes êtres chers. Ce voyage dans le lieu est aussi un voyage dans ma vie, dans notre vie. Dans l’histoire ancienne et moderne évidemment qui sont étroitement liées. Beyrouth est ma ville, bien sûr. Je considère que je suis né trois fois. La première dans un village pauvre de Syrie, Qassabine. Ma deuxième naissance a été à Beyrouth, qui a représenté pour moi le début d’une véritable quête d’identité. Que signifie être syrien, arabe? C’est là que je me suis ouvert au monde extérieur. Avant en Syrie, j’ai été à l’école puis à l’université et puis en prison. Et dès que j’ai été libéré en 1956, je suis parti pour Beyrouth. J’y avais des amis. En particulier le grand poète Youssef Al-Khal, qui avait apprécié un de mes poèmes intitulé «Vide», écrit deux ans auparavant. Il m’avait envoyé un mot de New York où il était dans la délégation libanaise à l’ONU pour me dire qu’il avait décidé de créer la revue Chi’r (poésie) et qu’il voulait que je travaille avec lui. Je l’ai rencontré dès mon arrivée à Beyrouth et la revue a marqué à la fois un moment révolutionnaire pour la poésie arabe, et fondateur pour moi.
C’est pourquoi vous avez longtemps été considéré comme un poète libanais…
En effet, parce que je n’avais pas de passeport syrien et je ne l’ai toujours pas. Comme ma ville natale était près de Byblos, je suis allé trouver un homme politique du nom de Esber, du même nom de famille que moi, donc. Il m’a aidé alors à obtenir la nationalité libanaise et un passeport. Puis j’ai passé vingt ans, de 1956 à 1976 sans pouvoir retourner en Syrie.
Que ressentez-vous pour le Liban en détresse aujourd’hui ?
Je ne suis pas du tout étonné. Car avec des débuts douteux, on ne peut qu’aboutir à de mauvais résultats. Dès les accords Sykes-Picot, quand l’empire ottoman a été dépecé, les dirigeants du monde se sont dit chassons les Turcs pour les remplacer par le nationalisme arabe. Or, aucun peuple arabe ne s’est opposé au partage de Sykes-Picot : Liban, Syrie, Irak… personne ne s’est mobilisé contre cette division. On nous a donné des terres et on nous a dit ce sont vos pays. On refait la même chose aujourd’hui. Les contradictions du passé émergent. On se rend compte que dix familles au Liban détiennent tout. Les chiites sont divisés, les sunnites aussi, les maronites aussi. Ce ne sont que des résultats de ce qu’on a accepté dans le passé. Aujourd’hui, le Liban doit être détruit aussi pour une nouvelle formule. Ceux qui l’ont créé veulent le rediviser en territoires communautaires. La classe politique libanaise est protégée par les mêmes forces extérieures qu’avant.
Le monde arabe reste-t-il piégé par cette histoire ?
Prenons le premier putsch arabe en Irak en 1958. En plus de soixante ans, voyons si la vie des Arabes a progressé ou reculé. Où en était l’Irak et où est-il aujourd’hui ? Même chose pour la Syrie, la Libye, le Yémen, l’Egypte… Tous sont dans un déclin continu. Pourquoi tous les peuples du monde ont fait des avancées dans le savoir, y compris en Afrique du Sud, et pas les Arabes, rien? Alors qu’ils ne manquent ni de fortune, ni de compétences, éparpillées à travers le monde, ni d’histoire. Ils ne manquent de rien et pourtant ils ne cessent de décliner. Parce qu’on vit dans le passé et que quatorze siècles après, les références de la rue restent les premiers califes. On n’a pas de figures contemporaines. Il est temps de dépasser cet héritage ancien. Il faut s’ouvrir à la nouvelle vie. On ne peut pas faire un Dubaï, d’apparence plus moderne que New York, alors que ses dirigeants sont ce qu’ils sont aujourd’hui.
A quoi attribuez-vous ce déclin ou ce blocage arabe que vous écriviez ?
Ma position est que jamais les Arabes n’avanceront tant que la religion leur servira de référence politique. Ainsi quand l’islam a conquis la Syrie qui avait connu les civilisations sumérienne et babylonienne, on a vu que les Arabes ont rejeté la civilisation en imposant l’islam aux gens. Damas a été le berceau de la civilisation arabe et Moawya (premier calife omeyyade) a été le fondateur du premier Etat presque laïc. Les Omeyyades se comportaient tous en laïcs. Un célèbre poète chrétien était reçu chez le calife et prisait devant lui le vin [Adonis récite les vers du poète, ndlr]. L’Etat omeyyade était sinon laïc au sens moderne du terme, largement sécularisé. S’il avait duré, la Syrie serait un autre monde. Mais l’ère abbasside qui a suivi a tout gâché.
Adonis, à Paris, le 18 mars, photographié par Laura Stevens pour “Libération” (Laura Stevens )
Vous considérez le combat contre la religion et pour la laïcité comme fondamental ?
Ma position c’est d’abord qu’il faut respecter toutes les religions, surtout l’islam comme religion des pères et des origines. Mais la relation entre islam et homme doit être fondée sur la loi et les libertés or l’islam donne plus de droits aux musulmans qu’aux non-musulmans. La Syrie par exemple est pleine de non-musulmans. Mais le citoyen non-musulman y sera toujours de deuxième catégorie, sans les mêmes droits que le musulman. Ainsi la tyrannie est inscrite dans la structure de la société. La Syrie doit être fondée sur le pluralisme. Celui-ci n’était qu’apparent en Syrie. Pourquoi l’islam est religion d’Etat dans la constitution ? La religion doit rester une relation entre Dieu et son fidèle. Gardons la religion en pratique personnelle, sans l’imposer aux autres, ni dans la loi.
N’y a-t-il pas une progression historique semblable pour toutes les religions, avant l’islam ?
Si on observe l’islam depuis les Ottomans jusqu’à aujourd’hui, on voit que le monde spirituel, intellectuel et artistique s’est rétracté et a reculé. La religion n’a pas été source d’évolution spirituelle. Sur une population de 1,5 milliard de fidèles aujourd’hui, on ne peut citer un seul penseur musulman. Il n’y en a pas, je le sais. J’aimerais qu’il y ait une pensée islamique sur la spiritualité. Mais les musulmans rejettent Ibn Khaldoun, Averroès, Avicenne, les soufis, etc., qui ne sont pas enseignés dans nos écoles et universités. Tous les grands créateurs dans l’histoire islamique ne croyaient pas à l’islam comme religion. Pas un seul poète arabe ne croit en l’islam comme Paul Claudel était catholique. Impossible de trouver un poète croyant musulman. Toute notre histoire doit être révisée.
Vous vous êtes pourtant montré très critique envers les révolutions du printemps arabe de 2011. Les principes de liberté, dignité, pluralisme réclamés par les populations ne vous ont pas intéressé?
Il ne s’agit là que de slogans. Je ne peux approuver une révolution sans programme et qui se protège par la religion. Car je suis profondément contre la religion. Comment peut-on accepter qu’une femme soit mise en cage pour être vendue ? Personne dans la révolution syrienne ne l’a dénoncé comme sauvagerie. C’est au nom de l’islam et de la révolution qu’on a fait ça ! J’ai quitté la Syrie depuis 1956. Je n’ai participé à aucune activité dans le pays. Mais je garde une relation et une histoire fondamentale. A propos des événements récents, depuis la guerre, on m’a reproché de n’avoir pas pris position contre le régime. Or celui-ci est tyrannique et il faut faire mieux. Il faut un discours et un plan. Sur quels principes est fondée votre révolution ? Une révolte contre la tyrannie ? Mais celle-ci structure toute la société arabo-musulmane. Il faut proposer quelque chose de fondamentalement meilleur que le régime en place. Une séparation entre l’Etat et la religion. Mais si c’est juste renverser le pouvoir, comme l’ont fait tous les coups d’Etat depuis 1958, cela ne sert à rien, si on ne change pas la structure de la société.
Vous confondez une organisation armée terroriste avec toute l’opposition au régime syrien ?
Mais personne n’a condamné. Pas une seule prise de position contre Daech. Comment une révolution peut traiter avec le symbole de la sauvagerie dans le monde, qui est l’Amérique. Un système qui s’est établi sur le génocide des Indiens. Un génocide réitéré au Vietnam puis en Palestine. Comment traiter avec ceux-là pour libérer un peuple. Je ne peux imaginer qu’une révolution se revendiquant des droits de l’homme, traite avec un pays comme les Etats-Unis ou la Turquie. En résumé, je suis contre le régime et contre la révolution.
Vous considérez les Etats-Unis comme responsables des déroutes arabes ?
Tous les régimes arabes ont été encouragés par les Américains et autres étrangers. La tendance est d’accepter les masses musulmanes. La politique américaine et occidentale soutient les musulmans parce qu’ils sont plus faciles à manipuler que des intellectuels qui peuvent leur tenir tête. La société est plus mobilisée par la religion.
Vous avez l’impression que les Occidentaux appuient les musulmans ?
Oui à 100 %. Ils ont d’ailleurs encouragé les mouvements islamistes depuis que les Britanniques ont créé les Frères musulmans. Toutes les structures communautaires ont été initiées par les Occidentaux. Même la France aujourd’hui est davantage avec les religieux qu’avec les libéraux. Regardez qui l’Amérique soutient aujourd’hui : le public musulman. La Turquie en est l’exemple, son importance stratégique est de faire face à la Russie et la Chine. Mais quelle est son importance dans la connaissance ou la créativité ? La politique occidentale continue de s’accrocher aux forces islamiques parce que finalement dans le combat des Etats-Unis aujourd’hui contre la Chine, il est de l’intérêt de l’Occident de dominer le Moyen Orient. Sinon pourquoi cette mobilisation contre l’Iran ? L’objectif est aujourd’hui de détruire l’Iran politique.
Et qu’en est-il du poète dans ces prises de position politiques ?
Le poète peut s’engager personnellement et même aller manifester. Mais je considère que la poésie ne peut jamais être un instrument pour quoi que ce soit. La poésie parle en toute liberté sans apporter de réponse. Elle crée des relations nouvelles entre les mots et les pensées, mais n’a pas de message à livrer. Toutes les poésies à thèse ont échoué : communiste ou palestinienne. La poésie ne change pas le monde, elle donne une nouvelle idée du monde, que les gens aiment ou pas. Elle n’a aucun rapport avec la politique arabe. D’ailleurs y a-t-il une politique arabe quand les pays ne sont pas gouvernés comme ils le veulent mais comme on décide pour eux. Tous les régimes arabes sont gouvernés de l’extérieur.
Ecrivez-vous votre poésie pour des lecteurs ? Et qui sont-ils ?
Pas du tout. Je n’écris pas pour un lecteur. Mais pour exprimer mes sentiments et mes préoccupations. Ma poésie est un lieu de rencontre. La poésie ne porte pas de message idéologique. Quand l’idéologie est là, l’art est fini. Comme la religion, elle tue la créativité, parce que les deux ont réponse à tout. Alors que la poésie est questionnement. C’est pourquoi, on a eu beau écrire la libération nationale dans la poésie arabe ou sur la Palestine, cela n’a servi à rien. Une seule position politique peut tout changer. Même Marx disait que pour comprendre l’art il faut avoir une culture artistique. Les Arabes n’ont pas de culture poétique. Ils sont les plus ignorants de leur poésie. Demandez à des Arabes, combien de recueils de poèmes ils ont lus. Ils n’ont rien lu et ne savent rien. Rien que des rumeurs. Adonis est connu comme un nom chez les Arabes, mais il est bien plus lu ailleurs. En Chine où une dizaine de mes livres ont été publiés, certains se sont vendus à plus de 30 millions d’exemplaires. On me dit qu’aucun poète étranger vivant n’a autant circulé dans le pays.
Pourquoi détestez-vous ou méprisez-vous tant les Arabes ?
Je ne les déteste pas. Si quelqu’un a fait quelque chose dans le domaine de la poésie arabe, c’est moi. Mais je déteste l’ignorance arabe. Le livre ne circule pas dans le monde arabe. Le haschich circule beaucoup mieux. Même la langue qui est le seul ciment de tous les Arabes, la plus belle langue du monde, est mal maîtrisée et ne rassemble pas. Les Arabes sont ceux qui connaissent le moins leur langue. Dans les pays du Golfe ils parlent anglais. Dans n’importe quelle conférence internationale, les Arabes sont fiers de parler anglais, même là où l’arabe est langue officielle. On est dans une situation catastrophique.
Adonis Adoniada
Traduit de l’arabe et préfacé par Bénédicte Letellier
Seuil 270 pp., 23 € (ebook: 16,99€)