La réputation de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE), héritière de la DDASS, est exécrable. Accusée d’être une fabrique à SDF*, elle a été l’objet de plusieurs livres coup de poing (L’enfer des foyers ; Enfants placés, enfants sacrifiés, ça suffit ; Enfants placés, il était une fois un naufrage… ) et de documentaires sensationnels (Mineurs en danger : enquête sur les scandaleuses défaillances de l’aide sociale à l’enfance, M6 ; Enfants placés, les sacrifiés de la République, France 3) qui l’accusent de négligence, d’incapacité à assurer une vie un tantinet correcte à ceux dont elle s’occupe.
Fin 2020, au lendemain de la diffusion du documentaire de M6, Hamza Bensatem, 22 ans, s’est mis à pianoter furieusement sur son clavier. Dans sa tribune parue dans le Huffington Post, il a déploré une rengaine «misérabiliste » : «les journalistes n’ont prêté ni regard ni aucun intérêt aux nombreuses réussites post-placement des enfants, comme si l’échec était l’unique issue. » Ce Marseillais, qui considère que sans le placement sa vie eût été pire, assure : «un grand nombre de sortants de l’Aide Sociale à l’Enfance ressortent avec les clés pour réussir. » De nombreux réussiraient, éviteraient les ornières rue-taule-misère-dépression qui jonchent leur chemin.
L’inégalité des chances
Pour les enfants placés – la France en comptait 295.357 en 2016 -, les dés sont pourtant pipés dès le départ : leur vie commence de traviole.
Lorsque, à dix ans, Hamza est retiré à sa mère, il vit avec ses quatre frères et sœurs dans un T3. Déscolarisé, il est agressif. Tu seras délinquant, lui serine-t-on dans son premier foyer. Il fait le coq mais s’imagine «passer de clinique en clinique » ou, comme ses frères, de cellule en cellule.
Hamza, alors âgé de 10 ans. Photo personnelle.
À 14 ans, Christine A., 50 ans aujourd’hui, ne donne pas plus cher de sa peau. Maltraitée par sa mère qui «foutait de la javel » dans ses verres, elle vient de rejoindre le foyer de l’Oustal, à Versailles, au milieu de gamins guère «recommandables » qui tous ont manqué «de soins, d’hygiène, d’amour ».
Au même âge, Marie Stan Petit est éjectée du foyer où elle est arrivée à 6 ans – son père, un veuf alcoolique, la tripotait – pour trafic de cannabis. Dans la foulée, elle apprend que sa mère, décédée, n’est pas sa vraie mère, plante son CAP hôtellerie et se forge une conviction funèbre : «je mourrai jeune ». À 6 ans, Louis Amoros est placé en famille d’accueil «parce que mon père était incestueux et battait ma mère » ; il met les pieds dans une salle de classe pour la première fois. À 18 ans, Sabrina Haerinck parcourt les petites annonces pour trouver un emploi. L’accompagnement de la DDASS vient de finir, elle a son bac, rien que son bac.
Aujourd’hui, les six mènent une vie qui leur plaît.
« Ces jeunes ne doivent pas se voir uniquement comme des victimes et identifier ce qu’il y a eu de bien dans leur enfance. »
– Jean-Marie Müller, président de la FNADEPAPE
Hamza Bensatem est en master de management. Il a une petite amie et peut se targuer d’être «le seul de la famille à n’avoir jamais été incarcéré ». Christine A. est propriétaire, a deux fils et se dit «Wow, quand même » quand elle compare son parcours à ceux d’autres tombés dans la drogue, la prostitution ; Marie Stan Petit, 38 ans, est «maman, mariée, salariée, entourée d’amis. » «Très fière » de sa vie. Louis Amoros, 32 ans, dirige son entreprise de comptabilité à Feuquières (Oise) ; quand les jeunes de l’ASE du département reçoivent leur diplôme, il est invité à raconter son parcours. Sabrina Haerinck, 41 ans, est conseillère municipale de Chambéry (Savoie). «Ma vision de la réussite à la sortie de l’ASE, c’était de pouvoir payer mes factures à la fin du mois. Maintenant je vois un peu plus loin. »
Aux côtés de ces parents condamnés par la justice à suivre un stage de «responsabilisation»
Première photo de classe pour Louis Amoros, 6 ans. Photo personnelle.
Des trajectoires sous forme d’ascension, pas si rares, assure Jean-Marie Müller. Ce sexagénaire préside la Fédération Nationale des Associations Départementales d’Entraide des Pupilles de l’État et des Personnes Ayant été Accueillies en Protection de l’Enfance (FNADEPAPE), qui regroupe 70 associations et compte 25 000 membres. Il affirme que les exemples de réussite se comptent sur plusieurs mains et s’agace des discours «sensationnels qui donnent le sentiment que les enfants accueillis ne peuvent s’en sortir. Ces propos les desservent, leur collent une étiquette. » Alors que «les maux auxquels ils sont surexposés » suffisent : nul besoin d’une réputation infamante : «ils ne doivent pas se voir uniquement comme des victimes et identifier ce qu’il y a eu de bien dans leur enfance. »
Rechercher les traces de beauté dans le sordide. Pour s’affermir. La première recette du succès, certifie Jean-Marie Müller, lui-même ancien de la DDASS.
L’avenir des jeunes sortis de l’ASE a l’air rose. Capture d’écran.
Le capital social
Mais concrètement, même si on est solide, comment tracer son sillon dans la vie quand on n’a pas derrière soi une famille en soutien ? Aude Kerivel, docteur en sociologie, auteur de plusieurs études sur les enfants placés, a entrepris de repérer les points communs des parcours réussis. Elle a constaté que la réussite d’une trajectoire se préparait avant la sortie sèche du système – à 18 ou 21 ans selon les départements -, très reprochée à l’aide sociale. L’essentiel se jouerait au cours du placement lors de la constitution ou non par l’enfant d’un «capital social », «des personnes pour qui on compte et sur qui on peut compter » «Si vous êtes SDF, que vos amis sont SDF, vous n’aurez pas de soutien, hormis moral, résume Aude Kerivel. Parler de lien utile peut paraître laid mais nous en avons tous. Ils nous aident à trouver un stage, un logement, un bon plan pour les vacances. »
Or lors d’un placement, un enfant est éloigné de sa famille proche mais aussi de l’élargie. Par la suite, il est peu encouragé à nouer des relations extérieures. «Les petits rites indispensables à l’enfance et qui aident à construire des liens sociaux, comme aller dormir chez des amis, fêter son anniversaire, sont rarement possibles parce que tout est compliqué, explique la sociologue. S’ils vont dormir chez des amis, les éducateurs doivent avoir les papiers d’identité des parents, demander l’autorisation de l’ASE. » Une tannée. Que ces professionnels «qui gèrent des histoires douloureuses toute la journée » n’ont pas forcément envie de se coltiner. Or, abonde Jean-Marie Müller : «Ce qui manque le plus aux jeunes de la protection sociale, c’est le réseau et la capacité à nouer des relations.»
Exemple d’un capital social bien fourni, laissant présager un avenir réussi. Recherche-action mené par la fondation Action Enfance, dirigé par Aude Kerivel pour l’équipe de recherche.
Exemple d’un capital social peu fourni, laissant présager un avenir compliqué. Recherche-action mené par la fondation Action Enfance, dirigé par Aude Kerivel pour l’équipe de recherche.
Le hasard des rencontres
Depuis trois ans, Aude Kerivel mène une expérimentation dans huit villages-foyers de la fondation Action Enfance dont les directeurs ont accepté de mettre en place des rituels censés les y aider : fêter les anniversaires et inviter des amis, développer le parrainage, faciliter les sorties extérieures… Elle est sûre qu’il s’agit là de pistes sérieuses pour aider ces enfants à se construire «un filet » qui amortira les possibles chutes. Et dont ont pu jouir les anciens placés de cet article.
« Mes sœurs fuguaient de leur foyer et changeaient de copain chaque semaine, moi je pensais à mon avenir, c’était plus facile, j’avais une vie de famille. »
Cécile Delbois, restauratrice, ancienne enfant placée.
Tous ont en effet évoqué une ou plusieurs rencontres sans lesquelles se faire une place aurait été ardu. La famille d’accueil et les éducateurs sont fréquemment cités. Océane Décan, 21 ans, actuellement étudiante à Sciences Po, apprit qu’il existait des bourses d’études parce que ses assistants familiaux s’étaient renseignés pour son compte. La jeune fille née dans un squat s’apprête à obtenir un master 1 d’économie sociale et un double diplôme de droit en italien. Cécile Delbois, 26 ans, placée à l’âge de 20 mois, considère devoir sa détermination, sa droiture à ses similis parents. «Mes sœurs fuguaient de leur foyer et changeaient de copain chaque semaine quand moi je pensais à mon avenir, c’était plus facile, j’avais une vie de famille. » Dans les jours à venir, elle ouvrira un restaurant à Saint-Thurin (Loire). Louis Amoros, le comptable, a pu louer une chambre à bas prix à sa famille d’accueil («je ne serai rien, dit-il, sans elle ») pour ne pas finir dehors à 18 ans. Donc faire de longues études. Hamza Bensatem n’aurait pas eu le cran de s’accrocher aux siennes si «Christelle», une éducatrice, ne l’avait exhorté à décrocher un bac avec mention en 2016.
« Personne ne souhaite voir des jeunes majeurs à la rue après être passés par l’ASE»
Lâchée par la DDASS en 1979, à sa majorité, Christine A. fut tirée de la rue par la mère d’un ami qui lui proposa «de venir faire des ménages ». Sa survie, Marie Stan Petit la doit à une rencontre sans rapport non plus avec l’institution : celle de ses filles dont les naissances l’ont forcée à se ressaisir : «Pendant longtemps, je trouvais que tout était la faute de ma mère, de mon père, du foyer, de la France. À ce moment-là, je me suis dit que désormais tout serait de ma faute. »
Si ces parcours démontrent qu’aucun fatum ne pèse sur les enfants placés, ils prouvent aussi que les rencontres fortuites et la détermination personnelle font souvent plus que la protection de l’enfance. S’il suffit d’un rien ou presque pour qu’un enfant placé s’en sorte, il suffit d’un rien ou presque pour qu’il plonge. «Pour nous, c’est double efforts, conclut Christine A. Je comprends que certains jettent l’éponge et se laissent aller. »
*Insee, 2016, Placement dans l’enfance et précarité de la situation de logement