La laïcité : un devenir porteur d’avenir
Une thèse traverse l’ouvrage. En ce début de siècle, la laïcité cristallise les résistances aux oppressions et peut structurer les combats progressistes à venir, pour la liberté, l’égalité et pour la paix. La réappropriation collective de la laïcité s’impose ainsi comme un enjeu central de notre présent. Le principe démocratique de la souveraineté des peuples, les droits inaliénables de la personne humaine, le principe républicain de l’intérêt général : ces idéaux collectifs sont aujourd’hui menacés par la montée en puissance des extrêmes droites et des intégrismes religieux. La laïcité est appelée à unifier les combats pour maintenir et développer les acquis majeurs de la civilisation. Cela est vrai en France mais aussi dans le monde. Delfau rappelle que là où l’islamisme triomphe, les droits fondamentaux des femmes sont méthodiquement bafoués et qu’en retour le combat des femmes dans ces pays se mène souvent par référence à la laïcité et à la France des droits de l’homme.
Alors qu’il n’est pas historien de métier, Delfau réfléchit à la laïcité dans une perspective historique, renouant ainsi avec une importante tradition d’intellectuels laïques, soucieuse d’inscrire l’idée laïque dans un devenir global. Tout en fixant l’acte de naissance de la laïcité dans la Révolution française et la Déclaration de 1789, il situe les sources de l’idée laïque dans l’Antiquité grecque, puis dans l’humanisme de la Renaissance et la Réforme et surtout dans les Lumières. Il reconstitue pédagogiquement le parcours sinueux de la laïcité en France, faisant apparaître ses progrès, ses saillies et ses contradictions. Les pages consacrées à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (pp. 173-175) sont parmi les plus éclairantes ; elles montrent l’implication réciproque de ce texte fondateur et de la laïcité,conférant au principe de séparation une portée non seulement juridique mais philosophique. La IIIe République est, quant à elle, repérée comme l’ « âge d’or » de la laïcité, dont les grandes lois abolissent le monopole de l’Église catholique sur l’enseignement, les institutions politiques et les services publics.
Cette approche historique conduit Gérard Delfau à présenter la séparation laïque française à partir d’un « Bloc législatif de laïcité », tel qu’il s’est progressivement constitué en France depuis 1789. Ni achevé ni définitivement acquis, cet ensemble législatif s’articule à un principe d’organisation de droit public, par l’imposition de la neutralité confessionnelle aux autorités publiques et de la non-ingérence des religions dans les affaires publiques. Mais il n’est pas que cela. La législation laïque concerne également le droit civil, lui aussi séparé des normes religieuses. De ce point de vue, l’établissement par la Révolution française de l’état civil et du mariage civil ainsi que le droit au divorce, sont des lois laïques, tout comme la loi de 1901 sur les associations, ou celles, plus récentes, relatives à la dépénalisation de l’homosexualité, à la contraception, à l’IVG, à la fin de vie et au mariage homosexuel. Cette méthode historique permet de comprendre la laïcité comme un devenir et de la saisir à travers ses acquis, toujours menacés, et ses progrès possibles. Elle évite un double écueil : une approche simpliste de la laïcité, qui prétend détenir l’essence éternelle de la laïcité, et une découpe de la laïcité en « types » arbitrairement définis. Aujourd’hui, ces deux démarches se retrouvent dans une sociologie rabougrie et une politologie autoproclamée qui présentent divers catalogues aléatoires de « modèles » de laïcités. Mais dans ce bric-à-brac, on décèle sans peine « l’authentique laïcité » : complaisante à l’égard du fanatisme islamiste, doctement baptisée « révolte générationnelle », grande ouverte au communautarisme identitaire, aveugle à ce qui se passe aujourd’hui en France et dans le monde ; inoxydable dans ses dénis, ses certitudes et ses renoncements.
Quelle « question sociale » pour la laïcité et pour la gauche ?
Gérard Delfau n’est pas seulement historien de la laïcité ; il se fait aussi, modestement et utilement pour nos débats contemporains, historien critique de sa propre approche de la laïcité. A l’inverse des idéologues qui ne se départissent jamais de leur langue de bois, quoi qu’il arrive, Delfau explique dans La Laïcité du XXIe siècle, avoir modifié sa façon de penser la laïcité, à l’aune des derniers événements. C’est que depuis son avant-dernier ouvrage, Éloge de la laïcité, paru en 2012 (Vendémiaire, diffusion PUF), la France a connu non seulement les crimes de janvier 2015 mais aussi la « vague intégriste » de la Manif pour tous, révélateurs d’une situation nouvelle. « J’ai tiré les conséquences, écrit-il dans La Laïcité, défi du XXIe siècle, de ce qui vient de se passer en infléchissant le lien que j’établissais autrefois entre la question laïque et la question sociale. Je me rends à l’évidence : la question religieuse est liée à la question sociale, mais elle ne s’y résume pas. » On peut supposer que les massacres du 13 novembre 2015 n’ont fait que confirmer ce besoin d’inflexion théorique et politique.
Il y a cependant lieu, nous semble-t-il, de préciser de quoi il est exactement question lorsqu’on évoque la « question sociale ». Lier la question laïque à la question sociale revient-il à « expliquer » la violence fanatique par des causes économiques et sociales ? À décréter qu’un petit-fils de colonisé n’ayant pas bénéficié de « l’ascenseur social » est pour cette raison automatiquement embarqué dans l’islamisme ? Si l’intérêt prêté à la question sociale se résume à cette problématique, il y a lieu, en effet, de mettre au placard « le social », tel qu’il est hélas conçu et pratiqué par une partie de la gauche. On se délestera ainsi d’une idéologie sinistre, potentiellement mortifère, qui victimise une partie du peuple en en culpabilisant une autre, nourrit le ressentiment des uns au nom du châtiment inexorable des autres. Et on libérera un espace politique et culturel pour l’affirmation d’un projet progressiste, qui présume chacun capable de réfléchir par lui-même et de ne pas être irrémédiablement enfermé dans une identité communautaire. On se demandera alors comment il se fait que cette gauche, pourtant si attachée à la « question sociale », dans sa version communautariste, ait été désertée massivement ces trois dernières décennies par les travailleurs les plus exploités qui se reconnaissaient jusque-là en elle. En réalité, cette gauche qui s’est présentée lors des dernières élections régionales comme une gauche « anti serre-tête », à défaut d’être anticapitaliste, n’a pas abusé de la question sociale. Elle s’est, au mieux, focalisée à l’excès sur des questions sociétales, tout en se convertissant au social libéralisme. Lorsqu’elle a trahi la laïcité républicaine et l’universalité antiraciste, au profit du communautarisme, elle désertait aussi le socialisme et le syndicalisme de transformation sociale. Et pourtant, la laïcité peut aujourd’hui valoir comme une force de rassemblement de tous les travailleurs, par-delà leur « communauté d’origine », en même façon qu’elle s’affirme comme un principe d’union de tous les citoyens en dehors de leur appartenance communautaire.
Aussi, y a-t-il lieu de ressourcer historiquement la laïcité non seulement dans la IIIe République, mais également dans la Commune de Paris, le Front populaire ainsi que dans les débuts de la IVe République, telle qu’elle est issue de la Résistance. On retrouve alors l’ancrage simultanément « laïque » et « social » de la République, à travers de solides services publics, un système d’instruction pour tous et une protection sociale universelle. Les principe de l’intérêt général et du bien public sont des principes simultanément sociaux et républicains, qui engagent la laïcité. C’est pourquoi Ferdinand Buisson visait juste lorsqu’il présentait la laïcité comme un principe non seulement politique mais également social. Car la laïcité est impliquée dans les lois civiles par lesquelles la nation garantit aux individus l’exercice de libertés fondamentales, mais aussi par des solidarités économiques objectives, qu’une République sociale a vocation à organiser. Il en est de la laïcité comme de la démocratie : la gauche n’attend pas seulement d’elles qu’elles soient juridiquement constituées. Elles doivent l’être aussi d’un point de vue social et économique. Aujourd’hui, la question sociale ne saurait donc perdre sa place centrale, mais plutôt être remise sur ses pieds, après avoir marché sur la tête.
La Laïcité, défi du XXIe siècle doit être lu et recommandé pour l’exactitude et la clarté de sonpropos, la vigueur de son engagement et pour sa contribution à la définition des enjeux présents de la laïcité, parmi lesquels « la question sociale » mais aussi le rationalisme. Son approche historique et critique de la laïcité prémunit Gérard Delfau d’un rationalisme dogmatique et naïvement déterministe, dont usent aujourd’hui une kyrielle d’idéologues qui excusent les assassins en présentant leurs crimes comme les effets mécaniques d’un état social, ou qui alignent les sophismes pour justifier un antiracisme à géométrie variable. Loin des idéologues médiatiques incapables de se remettre en question, Delfau définit la laïcité comme « la raison se défiant d’elle-même ». Cela signifie assurément, qu’à l’école comme dans la société, la laïcité fait appel à la raison critique et à la libre pensée. Mais elle s’instruit également des méthodes scientifiques et de toutes formes de rationalité, qu’elles soient politiques, culturelles ou techniques. Si la démocratie et le rationalisme sont nés en Grèce et la laïcité en France, la démocratie, le rationalisme et la laïcité s’imposent aujourd’hui comme des exigences universelles et internationalistes.