Michel Onfray sort son 112e livre intitulé «De gaulle, mitterrand: les vies parallèles».
On peut en témoigner: il y croyait depuis le début. Lorsque, autour de lui, les uns doutaient ou affichaient un scepticisme poli, s’interrogeant sur le titre, Front populaire, choisi pour sa revue, le suspectant de détournement d’idées et de mémoire, que d’autres l’attaquaient sur le contenu de son premier sommaire, où coexistaient souverainistes et républicains des deux rives, pour reprendre un vocabulaire qui avait cours à l’époque où Philippe Séguin et Jean-Pierre Chevènement tentaient d’infléchir la trajectoire de l’Europe de Maastricht, Michel Onfray souriait. Avec, au coin des lèvres, comme une moue de philosophe stoïcien, et les yeux rieurs de ces hommes qui savent que l’esprit n’est rien sans la chair, il souriait, et rien ne pouvait le faire se départir de son calme. À chacun, il opposait une sérénité à toute épreuve, certain qu’il y aura toujours des lecteurs pour attendre qu’on leur tienne le langage qu’on croit être celui de la vérité.
Michel Onfray: «Le mal français, c’est d’abord la haine de soi dont presque tout dépend»
Aujourd’hui, il sourit de la même façon. Car les résultats sont là. La revue Front populaire, qu’il a lancée voici cinq mois avec le producteur Stéphane Simon, ancien acolyte de Thierry Ardisson, est un formidable succès: 100.000 exemplaires vendus pour le premier numéro, 130.000 pour le second, un portefeuille de 50.000 abonnés, un troisième numéro sur «le génie français» à paraître début décembre, en même temps qu’un numéro spécial qui se présentera sous la forme d’un «abécédaire du souverainisme». Parce qu’il pense comme des milliers de Français privés de parole, qu’il dit haut et fort ou qu’il écrit sans détour tout ce qu’il pense, Michel Onfray n’est pas seulement écouté: il est entendu. Et chaque polémique à laquelle il se trouve mêlé, car il a un avis sur presque tous les sujets qu’il développe de façon quotidienne sur sa web TV, renforce son audience et sa popularité. La preuve, encore une fois, avec la revue Front populaire, qui a été accusée, dès la parution de son premier numéro, d’organiser la collusion d’une certaine gauche avec l’extrême droite.
Accusé de dérive droitière
Onfray laisse dire. Il a l’habitude des empoignades intellectuelles et des joutes oratoires depuis la parution de ses premiers livres, à la fin des années 1980 – parmi lesquels son Traité d’athéologie, sa Contre-histoire de la philosophie, mais aussi son Crépuscule d’une idole, sous-titré L’affabulation freudienne . «C’est à partir de là, dit-il, que j’ai commencé à être attaqué de toutes parts et que j’ai mesuré le poids de la psychanalyse dans le débat intellectuel: en m’en prenant à Freud, j’étais devenu l’ennemi public numéro un.» Au fil des années et des sorties de ses ouvrages, Onfray a été successivement décrit comme athée, anticlérical, libertaire, antilibéral, stoïcien, épicurien, nietzschéen, hédoniste… On conviendra que c’est beaucoup pour un seul homme. Ces deux dernières années, les critiques ont changé de nature, ayant depuis longtemps quitté le terrain de la philosophie pour celui de la politique, et sont donc plus violentes encore. Il est reproché à notre homme d’exprimer le fond de sa pensée sur les sujets les plus tabous: l’immigration, l’islamisme, le réchauffement climatique et son icône Greta Thunberg, l’autorisation de l’avortement à neuf mois qu’il qualifie d’infanticide. Autrement dit, il est accusé de dérive droitière, lui qui vient de la gauche libertaire et postanarchiste.
Michel Onfray chez lui. C’est un sanglier, animal répandu dans la région, qui orne le blason de Chambois, son berceau familial. Emanuele Scorcelletti
Toutes ces polémiques n’empêchent pas Onfray de poursuivre son œuvre de philosophe et de penseur de notre temps, celle qui compte à ses yeux, et qu’il se refuse à qualifier de littéraire alors qu’elle fait pourtant la part belle au style. Avec un nouvel essai tonitruant sur de Gaulle et Mitterrand, dont Le Figaro Magazine publie en exclusivité de larges extraits, Michel Onfray sort son 112e livre. Le plus impressionnant n’est pas tant sa prolificité, d’ailleurs, que la fidélité de ses lecteurs qui sont toujours au rendez-vous. Chaque année, en effet, l’auteur de Cosmos fait paraître entre 4 et 6 ouvrages – et chacun se vend à 35.000 exemplaires au moins. Un bonheur pour ses nombreux éditeurs (Gallimard, Grasset, Albin Michel, Robert Laffont), et un motif de jalousie supplémentaire pour ses adversaires. Car Onfray a beaucoup d’ennemis, trop d’ennemis, et son de Gaulle-Mitterrand va lui en valoir de nouveaux, à gauche, surtout, mais également au sein de la vieille droite traditionnelle, qui a toujours considéré l’homme du 18 juin comme un imposteur. Onfray n’en a cure: ce philosophe au physique de colosse a toujours accepté la castagne verbale et la confrontation des intelligences car il est sensible à l’esthétique du combat.
«De gaulle, mitterrand: les vies parallèles», de Michel Onfray, Robert Laffont, 418 p., 21€. ,
La fierté des humbles et l’orgueil des modestes
Pourtant, il existe un autre Michel Onfray, inconnu des médias et des plateaux de télévision, qui protège avec d’infinis scrupules sa vie privée, dans laquelle il ne laisse entrer que quelques personnes, qui sont, pour la plupart, ses amis normands, ceux de Chambois, d’Argentan ou de Caen. Cet Onfray-là est un homme apaisé, serein, qui éclate de rire le soir avec ses proches au coin du feu alors que grille une côte de bœuf dans la cheminée de son salon, bien calé dans son fauteuil Chesterfield bleu, et qui sait lever le coude. Cet homme-là est enraciné dans la réalité, les pieds plantés dans l’argile et le calcaire de la plaine de Trun, dont il se félicite d’être issu, possédant la fierté des humbles et l’orgueil des modestes. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir le regard tourné vers les étoiles, qui appartiennent à tout le monde et forment comme son ciel philosophique lorsque vient la nuit. Sans doute ne peut-on comprendre Michel Onfray dans ses passions, ses refus et ses contradictions, sans connaître le petit coin de Normandie où il est né, où il a vécu, où il vit encore et où il entend être enterré. Sans doute ne peut-on approcher la vérité de cet homme sans l’avoir vu évoluer dans les paysages de son enfance – des paysages d’une grande beauté, qu’il a décrits dans Le Chemin de la Garenne, où alternent les labours et les herbages, avec parfois des souvenirs de bocage au milieu des champs de blé et, certains soirs, lorsqu’on regarde vers l’ouest, des ciels aux teintes de bord de mer.
Michel Onfray dans son bureau de Chambois, qui évoque par moments celui d’André Breton. Emanuele Scorcelletti
Apprendre à être «Sire de soi»
À Chambois, berceau de sa famille – «Mon ancêtre était danois et il s’appelait Onfroy, dit-il, ce qui signifie “donner la paix” . Dans son cas, ce devait être la paix avec la hache» -, tout le monde connaît Michel, sa femme Dorothée et leur chien Diogène, un chihuahua à poils longs – le chien de la mère d’Onfray s’appelant Freud. Arrêtons-nous quelques instants sur ce village de Chambois, car la vie du philosophe y est intimement mêlée. Martyrisée lors de la bataille de la poche de Falaise, cette petite bourgade de 400 habitants a vu, selon les récits locaux, deux figures émerger en 1944 par leur résistance: celle de la baronne d’Hermillon, qui refusa pendant toute la guerre de faire allégeance aux Allemands, et celle de Gaston Onfray, ouvrier agricole de son état, ayant travaillé avec sa femme pour la famille Buquet, des notables qui possédaient la grande fromagerie où Michel Onfray espérait implanter son Université populaire avant que celle-ci ne fût rasée par l’ancien maire pour l’en empêcher. Dans l’imaginaire de Michel Onfray, cette figure paternelle est omniprésente. «Mon père a toujours été pour moi un exemple, dit-il. C’est lui qui m’a appris le sens de cette expression normande: “Sire de soi” . Or la seigneurie de soi, c’est la liberté.»
Devant le donjon de Chambois, caractéristique des ouvrages de défense bâtis sous Guillaume le Conquérant. Emanuele Scorcelletti
Chambois, verrou stratégique autrefois situé à la frontière du duché d’Argentan et du comté d’Exmes, dévoile aux visiteurs deux monuments spectaculaires: le donjon, bâti sur le modèle de la tour de Londres, typique de l’architecture militaire du temps de Guillaume le Conquérant, et l’église Saint-Martin, avec la haute toiture de lauze de son clocher, construite à la même époque, c’est-à-dire au XIIe siècle. C’est là, entre ces deux monuments, l’un d’art sacré, l’autre d’art profane et militaire, que se dresse la petite maison familiale qu’occupe aujourd’hui encore Hélène Onfray, mère de Michel, et de son frère cadet, prénommé Alain. Il faut avoir été invité par elle à y entrer pour goûter sa terrine de sanglier et boire un verre de cidre, avoir pris des nouvelles de la pharmacienne, du boucher qui a fermé son établissement après un incendie dont l’origine reste inconnue, du libraire de livres anciens, ami d’enfance de Michel, du tailleur de pierre qui fut longtemps le don Juan de la région, brisant les cœurs et les couples, et y avoir entendu sonner les heures au clocher de l’église distante d’une trentaine de mètres pour entrevoir l’imaginaire dans lequel a baigné cet homme depuis l’enfance. On pourrait être dans un roman de Louis Guilloux. On pourrait tout aussi bien être chez Georges Bernanos – celui du Journal d’un curé de campagne. Car, depuis vingt ans, Chambois est un village qui souffre, où le gilet jaune se porte avec fierté, comme dans la presque totalité des cantons de ce département de l’Orne, si souvent oublié par les pouvoirs publics.
Les forces telluriques à l’œuvre
Or, c’est là que Michel Onfray a choisi de revenir, après avoir vécu trente-sept ans à Argentan, puis à Caen, où il avait fondé sa fameuse Université populaire en 2002, disparue à la fin de l’année 2018 , après que France Culture eut décidé d’interrompre la diffusion de ses conférences. Ayant racheté la même année, peu après son deuxième AVC , la maison de son oncle, puis une autre adjacente, Onfray s’y est installé une thébaïde, entre masques africains et trophées de sanglier, avec des dizaines de mètres de rayonnage pour sa bibliothèque. «Je n’aurais jamais pu écrire Cosmos si je n’étais pas né à Chambois, dit-il.Dans mon prochain bureau, qui sera bientôt achevé, j’aurai une vue imprenable sur le clocher de l’église Saint-Martin, sur la ligne de ces toits de tuiles rousses que j’aime tant, et sur le donjon. Soit dix siècles d’église et dix siècles de pouvoir féodal. C’est mon centre du monde, l’axe de ma vie.» Onfray le Normand. Il y a là une cohérence profonde, entre pouvoirs temporel et spirituel, et comme des forces telluriques à l’œuvre dans le silence. Onfray le travailleur, aussi, celui qui, chaque jour, s’assied de neuf heures à minuit devant son bureau de bois, à quelques mètres de la salle à manger où l’on dîne sous un crucifix de Robert Combas, entouré de tableaux de Gérard Garouste et d’Ernest Pignon-Ernest. «C’est une punition pour lui que de ne pouvoir travailler une journée», dit son épouse Dorothée. «Michel est un ermite à la rigueur monacale dans ce qui fait l’essentiel de sa vie: son travail», indique son éditeur Jean-Luc Barré, qui ajoute: «Sa puissance d’écriture est exceptionnelle, avec quelque chose d’hugolien dans l’énergie créatrice.»
Sa collection d’objets africains est née d’un masque dogon qui était exposé chez l’ancien coiffeur de Chambois. Emanuele Scorcelletti
Exigence de vérité et désir de justice
Son nouvel essai, dont le titre, Vies parallèles, est un clin d’œil à Plutarque, dit beaucoup de ce qu’est devenu, à l’issue d’un long chemin de réflexion philosophique, intellectuel et politique, le Michel Onfray que nous connaissons aujourd’hui. Sans doute n’a-t-il jamais été plus près de lui-même que dans cet ouvrage, qui se trouve au point d’équilibre entre son désir de justice et son exigence de vérité, entre son amour du peuple français et son ambition pour son pays. En comparant, avec son style fait d’emportements et d’indignations, d’enthousiasme et de clairvoyance, les vies et itinéraires du général de Gaulle et de François Mitterrand, il nous livre en quelque sorte son credo politique. «Toute biographie est une sorte d’autoportrait, remarque Jean-Luc Barré. À qui se demanderait encore où situer politiquement Michel Onfray, la réponse est on ne peut plus claire.» De fait, comme souvent avec l’auteur de Grandeur du petit peuple, il surgit là où ne l’attendent pas ses détracteurs.
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Seuls les intimes d’Onfray connaissaient sa passion pour de Gaulle, qui date des années 1990: ceux-là se délecteront, avec les nostalgiques de la France des Trente Glorieuses, des pages pleines d’ampleur qu’il consacre au projet de civilisation et à la vision stratégique du Général. Les autres lui feront le procès d’avoir quitté pour toujours la rive gauche de la pensée en s’attaquant avec tant de hargne à François Mitterrand. Peu lui importe. «Je crois, comme le pensait Nietzsche, que la vérité est une perspective, répond-il. On peut évidemment regarder une sculpture sous différentes perspectives, mais c’est la somme de ces perspectives qui fait la vérité.»
Peu avant que ne meure Lucien Jerphagnon , son vieux maître en philosophie grecque et romaine, Michel Onfray lui avait promis d’écrire un jour un livre sur le général de Gaulle. C’est chose faite. Il avait aussi pris devant lui un autre engagement: celui d’écrire une vie de Jésus. Or, ceux qui le connaissent bien savent que Michel Onfray a toujours mis un point d’honneur à tenir ses promesses.