Le thème du ciel, comme « lieu divin », traverse à ce point l’histoire de l’humanité que c’en est presque… un lieu commun. Marduk à Babylone, Jupiter à Rome, le dieu-soleil chez les Incas, à vue d’homme, le ciel est peuplé de divinités souvent choisies parmi les astres. « Il est surtout leur demeure exclusive, car d’autres dieux résident aussi sur terre et sous la terre, notamment dans la Grèce antique et en Mésopotamie »,nuance Pierre de Martin de Viviés, professeur à la Faculté de théologie de l’Université catholique de Lyon.
« Cette conception est profondément inscrite dans l’homme, parce que l’être humain a depuis longtemps pris conscience qu’il existait quelque chose au-dessus et au-delà de lui. » Et quoi de mieux pour exprimer cette réalité (et la cacher) que le ciel insondable ? Babylone connaissait la Voie lactée, et dès l’antiquité, l’observation du ciel a permis d’approcher l’immensité du ciel.
« Dans la Bible, le terme hébreu utilisé est celui de shamaïm (littéralement “là-bas de l’eau”) », explique Philippe Haddad, rabbin du mouvement libéral Judaïsme en mouvement. « C’est un terme dual, que l’on peut traduire par “les cieux” ou “les ciels”, comme le fait André Chouraqui. Il y a le ciel (observable) ; par-delà, il y a le ciel du ciel, que l’on n’aura jamais fini de découvrir. »
Mondes « supralunaire » et « sublunaire »
Quand les astres ne sont pas divinisés, c’est le ciel lui-même qui est investi d’une nature divine. « C’est une pensée commune dans l’antiquité, qu’Aristote formalise dans son traité Du ciel. Elle aura une grande influence sur la pensée occidentale après sa redécouverte, au XIIe siècle », explique Cyrille Michon, professeur de philosophie à l’université de Nantes.
« Aristote distingue le monde “supralunaire” du monde “sublunaire”, explique-t-il. Le ciel est divin parce qu’il est le lieu de l’incorruptible ; la terre, elle, est le lieu de la corruption et de l’altération. Dans le ciel, les astres, réalités divines et éternelles, sont régis par un mouvement circulaire. Ce mouvement, qui ne se retrouve que dans le ciel, est pour lui le mouvement qui ressemble le plus au repos, qui est une forme d’être plus parfaite, voire divine (Dieu est le premier moteur immobile). Le mouvement circulaire des astres éternels est ainsi ce qui s’approche le plus de l’immobilité divine. »
Dieu, roi du ciel
Dans le Livre d’Isaïe, Dieu déploie les cieux comme une toile de tente dont il couvre la terre. Dans le premier chapitre de la Genèse, il fixe les étoiles (« que l’auteur biblique prend soin de réduire au rang de simples luminaires », note Pierre de Martin de Viviés. En tant qu’ « unique créateur », il « possède » donc le ciel) mais pas moins la terre.
Les psaumes, en particulier, font des cieux sa demeure, bâtie sur le modèle terrestre : Dieu est le roi du ciel ; autour de lui, se tient la cour céleste, avec ses courtisans (des anges musiciens chantent sa louange), son armée, sa garde rapprochée – les séraphins et les chérubins qui, dans la vision d’Ézéchiel (Ézéchiel 1), n’ont rien à voir avec les petits êtres potelés de la Renaissance, mais ressemblent plutôt à des dragons, des êtres de feu.
Il y a aussi un tribunal, avec son accusateur public, le satan. Les manifestations de Dieu sur terre sont de nature céleste : la colonne de nuée qui protège le peuple hébreu des Égyptiens (Exode 14, 21), le don de la loi à Moïse sur le Mont Sinaï, le char de feu enlevant le prophète Élie (2 Rois 2, 11), mais aussi, dans le Nouveau Testament, la « voix venue des cieux » lors du baptême de Jésus (Matthieu 3, 17), l’Ascension…
La frontière du firmament
Enfin, ciel et terre sont séparés par une frontière, le firmament. « Il s’agit d’une voûte, qui fonctionne comme une vitre sans tain, poursuit Pierre de Martin de Viviés : depuis le ciel, on peut voir la terre, mais depuis la terre, le ciel est caché. C’est une frontière infranchissable, sauf circonstances exceptionnelles, comme dans les récits d’apocalypse. » C’est en vain, donc, que les hommes tenteront d’atteindre le ciel en construisant la tour de Babel (Genèse 11), tentative qui conduit Dieu à disperser les hommes sur la surface de la terre : « Le ciel, c’est le ciel du Seigneur, la terre, il l’a donnée aux fils d’Adam » (Psaumes 115, 16).
Très tôt dans l’exégèse biblique, on a su distinguer ce qui relève du ciel physique, observable, du ciel de Dieu. « La Bible n’est pas un livre de science, mais de conscience », rappelle Philippe Haddad. Même si les récits de création entretiennent la confusion entre cosmologie (la question du sens du monde) et cosmographie (sa description), parce que l’auteur reprend la vision du monde communément admise à l’époque (voir « De la nature à la création, et retour », Rémi Brague, Communio, 2020/6 N° 272). « Dans le livre XII des Confessions, saint Augustin distingue le firmament du “ciel du ciel”, qui est invisible et de nature spirituelle, abonde Cyrille Michon. Dieu créateur ne peut pas habiter le ciel créé. Lorsqu’il est écrit qu’il fait du ciel sa demeure, il faut le comprendre dans un sens spirituel. »
L’advenue du ciel sur terre
Dans le judaïsme comme dans le christianisme, terre et ciel ne sont pas voués à une éternelle séparation. Au contraire, la perspective de la fin des temps est l’advenue du ciel (la « Jérusalem nouvelle » dans l’apocalypse selon saint Jean) sur terre. « Dieu, roi du ciel, désire régner sur terre : “Ils me feront un sanctuaire, que je puisse résider parmi eux” (Exode 25, 8), précise Philippe Haddad. Afin d’établir le règne de Dieu, la tradition rabbinique enseigne que l’homme doit accomplir sa volonté sur terre, c’est-à-dire instaurer la paix, la justice, l’amour, transformer l’économie militaire en économie de partage. »
«La mission de l’homme est donc terrestre, ajoute-t-il. Il n’a pas à s’occuper du ciel, car les réalités du ciel échappent à son entendement. C’est là le sens de l’épisode de la tour de Babel : “Les choses cachées sont au Seigneur notre Dieu, mais les choses révélées sont à nous et nos fils pour toujours, afin que nous mettions en pratique toutes les paroles de la Loi.” (Deutéronome 29, 28). »
Dans l’Ancien Testament, le Temple de Jérusalem manifeste la présence de Dieu parmi les hommes. Dans la tradition chrétienne, Dieu est présent sur terre par le Christ, puis par l’Esprit, dont chaque homme peut être le temple. « Le Royaume de Dieu est déjà là, de manière inachevée, explique Pierre de Martin de Viviés. L’eschatologie chrétienne n’est pas seulement une projection vers un au-delà futur, qui serait localisé au ciel : il s’agit de vivre dès ici-bas de la vie même de Dieu. »
« Analogie de la grandeur de Dieu »
Dès lors, pourquoi regarder vers le ciel ? Car cette référence au ciel est omniprésente, depuis la chapelle Sixtine jusqu’aux extases mystiques, en passant par les gestes de la prière, mains levées, paumes tournées vers le haut, ou les yeux levés vers le ciel des sportifs ?
« Notons d’abord que les gestes de recueillement et la contemplation de l’eucharistie sont tout aussi importants pour les chrétiens, voire plus, nuance Pierre de Martin de Viviés. Le ciel est une analogie de la grandeur de Dieu, d’autant plus que nous avons à présent une idée de son immensité. Contempler le ciel, c’est nous rappeler que nous ne sommes qu’une poussière dans un bras de galaxie perdu dans l’univers, et prendre conscience de l’insondable mystère de notre élection : “À voir ton ciel, ouvrage de tes doigts, la Lune et les étoiles que tu fixas, qu’est donc le mortel, que tu t’en souviennes, le fils d’Adam, que tu veuilles le visiter ?” (Psaumes 8, 4-5). »
Philippe Haddad : « Rabbi Nahman de Bratslav (maître spirituel du judaïsme, fondateur du hassidisme, ndlr) demandait de consacrer une heure par jour à regarder le ciel. Une belle interprétation a été faite du mot “cieux”, shamaïm, que l’on peut découper en “esh” (le feu), “maïm” (l’eau) : Dieu a fait la paix dans le ciel, l’harmonie entre les contraires. Regarder le ciel, ce n’est pas simplement contempler le lieu de Dieu, c’est se rappeler son projet : que la paix advienne sur la terre. »