Chronique. Il suffit de constater la propension de certains chefs d’Etat africains à se faire hospitaliser en Europe au moindre problème de santé sérieux pour avoir une idée de l’état des hôpitaux et du système sanitaire (ainsi que du peu de cas qui est fait des populations) en bien des points du continent. Autant dire que l’Afrique, qui compte 1,5 lit d’hôpital pour 1 000 habitants, contre 5 pour 1 000 dans l’Union européenne (UE), n’est pas plus préparée à affronter la pandémie de Covid-19 qu’elle ne l’était pour faire face au sida dans les années 1980.
Avec moins de 150 000 morts déclarés pour 1,3 milliard d’habitants – moins de 4 % des morts, pour 17 % de la population de la planète –, le continent a longtemps paru relativement épargné par le Covid-19. Jeunesse de sa population ? Climat ? Habitude de la fièvre et de la maladie ? Faiblesse des tests et de la collecte des statistiques (en particulier celles de la mortalité) ? L’heure n’est plus – ou pas encore – à ces questions, car l’urgence prévaut désormais en Afrique, où la troisième vague a commencé. Elle « risque d’être la pire », a averti la directrice régionale de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), Matshidiso Moeti.
L’Afrique du Sud, pays le plus touché du continent, est marquée par une « croissance exponentielle » du nombre de cas. Le variant Delta y est désormais dominant, et seulement 5 % de la population est vaccinée.
Alors que l’Afrique de l’Ouest semble encore relativement épargnée, l’Afrique australe, peut-être parce qu’elle entre dans l’hiver, ne l’est plus. En Ouganda, les hôpitaux sont saturés et l’oxygène manque. Au Kenya, le taux de positivité équivaut au dernier pic de la pandémie en Europe, tandis que la République démocratique du Congo, où trente-deux des 600 députés ont succombé au Covid-19, affronte, elle aussi, sa troisième vague. Celle-ci frappe au total vingt-trois pays du continent, selon John Nkengasong, directeur du centre de contrôle et de prévention des maladies de l’Union africaine (UA).
Nationalisme vaccinal
Au moment même où les pays développés envisagent la sortie du tunnel grâce à la vaccination, la menace d’une explosion du Covid-19 dans les pays les plus pauvres de la planète se fait plus sérieuse, ravivant la crainte d’une pandémie de longue durée et reléguant à l’état de mirage l’espoir d’une Europe et d’une Amérique du Nord désormais « tirées d’affaire ».
Un chiffre simple parle de lui-même : à peine 1 % des Africains ont été vaccinés, là où près de 50 % des Américains et près de 40 % des Européens le sont. Tandis que les pays riches ont assuré l’approvisionnement de doses couvrant plus de quatre fois et demie leur population, l’Afrique ne s’en est procuré que pour 10 % de la sienne. Et sur les 3,3 milliards d’injections réalisées dans le monde, 1 % seulement ont bénéficié à des Africains.
Alors que ces derniers attendent des vaccins, « les Européens, sans masque, sont dans les stades de foot pour l’Euro », a critiqué Strive Masiyiwa, chargé de l’approvisionnement en vaccins pour l’UA, accusant les pays riches d’avoir « délibérément privé les pays les plus pauvres de doses ». Principal accusé : le programme Covax, censé permettre, sous l’égide de l’OMS, des achats groupés de vaccins à destination des Etats défavorisés. « On nous a mis dans un coin pendant que les plus riches prenaient le contrôle des moyens de production pour répondre à leur propre demande », assure M. Masiyiwa.
De fait, Covax n’a expédié jusqu’à présent que 100 millions de doses dans le monde, au lieu des 500 millions prévues au 1er juillet. La plate-forme d’achat est plombée moins par un problème de financement que par le nationalisme vaccinal et l’échec de la solidarité. Même s’ils participent à Covax, de nombreux pays réservent leurs commandes à leur population.
L’emballement de la pandémie en Inde a conduit ce pays à bloquer les exportations de vaccins, alors qu’il est le principal fournisseur de Covax. Au sommet du G7, les pays riches ont promis un milliard de doses, mais seulement la moitié devrait être livrée cette année. Les Africains ont dû s’en remettre à leur propre mécanisme d’achat, l’African Vaccine Acquisition Task Team, qui promet 400 millions de doses mais à une échéance floue.
La première récession depuis trente ans
Le fiasco de la vaccination en Afrique n’a pas que des causes « occidentales ». Des leaders religieux prêchent contre elle au Nigeria et des matériels médicaux ont été détournés par des responsables politiques au Cameroun et en Afrique du Sud ; 94,5 % des Africains interrogés par la Fondation Mo Ibrahim pensent que « la corruption, les malversations et les détournements de fonds aggravent les conséquences du Covid-19 ».
La pandémie a fait entrer en récession l’Afrique en 2020, pour la première fois depuis trente ans. Elle risque aussi d’éroder le peu de confiance que ses habitants portent à leurs gouvernements. Elle remet en cause les progrès enregistrés en matière d’éducation et compromet l’accès aux soins des personnes souffrant d’autres maladies loin d’être vaincues, comme le paludisme, le sida et la tuberculose.
Les Européens, après avoir préempté les doses de vaccin, ne peuvent assister en spectateurs à une flambée de l’épidémie à leurs portes. L’éventualité d’une crise sanitaire de longue durée exige un soutien de l’UE – aujourd’hui absent – à l’initiative menée par l’Afrique du Sud et l’Inde visant à obtenir de l’Organisation mondiale du commerce la levée temporaire des brevets des vaccins contre le Covid-19.
Seule une longue mobilisation de la société civile, dans les années 2000, a permis d’aboutir à un mécanisme comparable autorisant la production locale des antirétroviraux à des prix abordables et d’enrayer l’hécatombe du sida. Le mieux serait que, tirant les leçons de cette expérience, nous aidions l’Afrique par générosité et humanisme. Sinon, faisons-le pour nous préserver nous-mêmes. Non seulement de futurs variants du SARS-CoV-2, mais aussi de l’illusion de pouvoir vivre dans une bulle immunisée, comme si de rien n’était.