Les vers du grand poète irakien Muhammad Mahdi al-Jawahiri, décédé en 1997, viennent à l’esprit d’Ali Baroodi, enseignant à l’université de Mossoul, lorsqu’on lui demande ce que le Tigre lui inspire. Le fleuve, majestueux, traverse sa ville, la grande cité du nord de l’Irak, ravagée par la guerre contre les djihadistes de Daech. Sur sa rive orientale, la vieille ville, les quartiers où s’est concentrée la bataille finale. En face, la plaine, les nouveaux quartiers et l’université où la vie a repris son cours. Ali Baroodi vient souvent y siroter son café au Book Forum, un café littéraire ouvert en 2017. «Le Tigre, avec l’Euphrate a donné naissance à ce pays, à cette identité, cette terre de Mésopotamie. Mais son histoire récente est un drame», souffle-t-il.
À LIRE AUSSI : Mohammed al-Halboussi: «L’État islamique a encore des cellules dans le désert, il peut revenir dans les villes»
Sans le Tigre, Mossoul ne connaîtrait ni les carpes grillées, les masgouf, ni la fraîcheur de ses rives où se réfugient les habitants en été, ni les restaurants aux lampions colorés, qui s’animent le week-end. Sous Daech, le Tigre ne charriait plus que détritus et cadavres et les habitants, pour survivre, devaient boire son eau. Les cinq ponts qui l’enjambaient ont tous été pulvérisés par les bombardements. «Le vieux pont construit par les Britanniques dans les années 1930 s’est brisé en décembre 2016» , rappelle Ali Baroodi. Les deux rives de Mossoul ont été partiellement reconnectées depuis. Quatre ans après, la reconstruction démarre à peine.
Trois ponts ont rouvert à la circulation, le dernier en février. Quelques semaines plus tôt, de jeunes garçons d’à peine 13 ans travaillaient encore d’arrache-pied sur le chantier, l’un aux manettes d’une tractopelle, un autre suspendu dans le vide, sans protection et pour un salaire de misère. À deux pas du «vieux pont» rafistolé, le quartier d’al-Meidan a été réduit en poussière. Traditionnellement, on y trouvait les meilleurs nageurs et les pêcheurs de la ville, les ateliers des barques en bois, construites à la main depuis des siècles…
Mossoul, cité fantôme
Mais rares sont ceux qui ont survécu. Pêcher dans le Tigre reste interdit dans la ville, à moins de soudoyer les milices locales pour en obtenir le permis. «La vieille ville est une cité fantôme , déplore l’universitaire mossouliote. La reconstruction est très lente. On parle de reconstruire une ville où des quartiers entiers ne sont plus qu’un amas de ruines empilées. C’est un désert. C’est la vraie bataille après la bataille.»
À LIRE AUSSI : Bernard-Henri Lévy: «Mon confinement, je l’ai passé sur les routes du monde»
Un homme d’affaires local a ouvert en 2018 un parc d’attractions avec manèges et restaurants pour redonner un peu de joie aux familles de Mossoul et un peu de vie au berges du Tigre. Le succès fut immédiat. Le parc, accessible grâce à une navette, occupait une île au milieu du fleuve, un espace où, quelques mois plus tôt, Daech stockait des armes et des munitions. Mais en mars 2019, le jour de la fête de Newroz, célébrée par les Kurdes, le bateau chavira avec plus de 200 personnes à son bord, la plupart furent emportées par les courants du fleuve. Le drame a endeuillé toute la ville, alors qu’elle revivait à peine. Depuis, tout est resté à l’abandon. Les manèges aux couleurs criardes se devinent à travers les arbres, derrière le fleuve et des grilles cadenassées. Là aussi, il faudra prendre le temps de reconstruire.
La générosité du Tigre et de son jumeau ont irrigué l’histoire et l’aire géographique de ce qui constitue aujourd’hui l’Irak. Sur les terres où ils déroulent leurs méandres, les fleuves ont vu naître les premières tablettes d’écriture cunéiforme et les premières techniques d’agriculture. Ils ont vu défiler les civilisations, les empires, les conquêtes et les destructions.
À voir aussi – Des frappes américains visent la frontière irako-syrienne pour atteindre des milices pro-iraniennes
Des frappes américains visent la frontière irako-syrienne pour atteindre des milices pro-iraniennes –
L’eau, enjeu géopolitique
Dans un pays instable et divisé, ils font encore aujourd’hui office de colonne vertébrale. Mais une menace d’une autre nature que la guerre plane désormais sur ces joyaux. «Dans ce pays, l’eau est plus chère que le pétrole! Tout le monde parle d’une guerre de l’eau, mais elle a déjà commencé!»
Pour s’expliquer, Akram Rasul, directeur général des Eaux pour la région du Kurdistan d’Irak, s’avance vers une immense carte du bassin mésopotamien, accrochée au mur de son bureau, à Erbil. Le Tigre prend sa source sur le haut-plateau du Taurus, en Turquie, et descend vers l’Irak, en longeant un moment la frontière avec la Syrie, rejoint par une multitude d’affluents, du petit ruisseau à la rivière du grand Zab qui descend avec fracas des montagnes d’Iran. Au fil des années, les ressources en eau se raréfient et le débit du fleuve devient une source de tensions pour les États riverains. Les raisons sont multiples: le réchauffement climatique avec des périodes de sécheresse de plus en plus fréquentes qui appauvrissent les récoltes et la salinisation des sols qui affecte le sud du pays. La pollution et la mauvaise gestion dues à des infrastructures défaillantes. Mais ce qui préoccupe surtout l’Irak ces dernières années, c’est la construction de nouveaux barrages par la Turquie et le rapport de force régional qui s’est instauré pour le contrôle des eaux. Recep Tayyip Erdogan a relancé une politique de construction de 22 barrages sur le Tigre et l’Euphrate, entamée en 1980. Le barrage hydroélectrique d’Ilisu a été terminé en 2018 et sa mise en service a renforcé les craintes.Bagdad a bien tenté de négocier un débit minimum annuel. Ankara se dit prête à coopérer, mais refuse toute idée de cogestion des fleuves. «Ils sont à nous» , a répété à plusieurs reprises le président turc qui les considère comme une ressource nationale. «La Turquie et l’Iran ont les sources de notre eau, mais aussi celle de nos problèmes , ironise Akram Rasul. Ils utilisent l’eau pour faire pression sur les Kurdes et sur l’Irak. Nous avons besoin d’une loi dans ce pays pour instaurer un droit à l’eau et mettre sur pied un plan de gestion. Il faut développer la conscience de cette richesse. C’est la seule façon pour être à l’abri, sinon d’ici à vingt-cinq ans, l’Irak souffrira encore plus.»
Le fleuve de tous les conflits
Lorsqu’il entre en Irak, le Tigre arrive directement de Turquie, épuisé par ce long parcours parsemé de barrages. À la pointe nord-ouest de l’Irak, il se glisse entre les barbelés, les roseaux et les chardons, le long de la frontière avec la Syrie. Les derniers étés, avec la sécheresse, il se franchissait à pied, ce qui facilitait les infiltrations de combattants rejoignant la Syrie. Sur sa rive gauche, le petit village chrétien de Fesh Habur est un point de passage stratégique: il marque la frontière entre Irak et Syrie, mais aussi celle entre le Kurdistan irakien et le Kurdistan syrien… C’était un lien vital pour l’approvisionnement des troupes de la coalition occidentale lorsqu’elles étaient engagées dans la lutte contre les djihadistes de Daech. Du haut de son promontoire, l’église Mor Ahoraha, domine le Tigre depuis des siècles. Le paysage pourrait inviter à la contemplation, s’il n’y avait ces nuées de tractopelles creusant bruyamment le lit du fleuve et déversant dans des camions-bennes des tonnes de sable et de gravillons. Quelques kilomètres plus loin, la rivière Habur, un affluent du Tigre, subit le même sort, au point que l’eau peine à se frayer un chemin. L’industrie du ciment tourne à plein régime pour reconstruire l’Irak et elle pille sans retenue les ressources disponibles.
À LIRE AUSSI : La Lune du chasseur, de Philip Caputoe: guerre lasse
Dans la plaine du nord de l’Irak, le Tigre serpente à travers de vastes étendues agricoles. Des champs de blé à perte de vue, de lentilles, des oignons… Après des années de guerre et de mise en jachère, les cultures revivent, les paysans sont retournés aux champs. L’eau est allègrement pompée dans le fleuve, amenée à parfois plusieurs kilomètres grâce à des tuyaux bricolés.
Un barrage sous protection
Il permet aussi d’alimenter les nombreux camps de réfugiés – notamment ceux des centaines de milliers de déplacés yézidis – qui ont essaimé au nord de Mossoul, comme dans le village de Khanik. «Nous sommes dépendants de l’eau. Si elle se réduit, les gens se déplaceront» prédit Jalal Khodeida, 25 ans, qui laboure son champ. Le fleuve poursuit sa course à travers les régions kurdes, jusqu’à déboucher sur un immense réservoir de 11 milliards de mètres cubes, en amont du principal barrage irakien, l’ex-barrage Saddam. Mis en service en 1986, il est situé à 40 kilomètres en amont de Mossoul. C’est un site stratégique dont tout le pays dépend. En août 2014, la bataille pour son contrôle a fait rage. Les djihadistes l’ont capturé, mais les peshmerga kurdes l’ont repris 12 jours plus tard. Désormais, c’est l’armée de Bagdad qui le protège: la route d’accès est barrée par la Golden Division, l’unité d’élite irakienne, avec ses hommes en uniforme noir, au casque surmonté d’une caméra GoPro. Les combats ont laissé des traces. Lourdement endommagé, le barrage a même fait planer la menace d’une nouvelle catastrophe sur la ville de Mossoul. «Un demi-milliard de dollars a été dépensé pour la réparation, menée par des entreprises italiennes. Mais tous les autres projets ont été mis en suspens» , précise Akram Rasul.
À LIRE AUSSI : Irak: quel avenir pour les enfants du chaos? Un film documentaire sur France 5
Sur la rive est du réservoir alimenté par le Tigre, Rachid Khadir, 52 ans, regrette l’époque où le Tigre «coulait librement, deux à trois plus fort et large que maintenant».
L’agriculture est morte
Lorsque le barrage fut mis en service, son village de Kemune a été déplacé d’un kilomètre raconte-t-il. «Nos terres ont été inondées, nous avions des vergers, des champs de blé, des élevages de bétail. Maintenant, l’agriculture est morte, il n’y a plus que le poisson» déplore ce Kurde à l’épaisse moustache poivre et sel qui travaille à la station de pompage. Chaque année, note-t-il, le niveau de l’eau est un peu plus bas et la sécheresse a atteint un pic en 2019. «La construction de nouveaux barrages par la Turquie affecte nos vies au quotidien» juge-t-il. Les pêcheurs dont les barques à moteur quadrillent le lac ne se montrent pas plus satisfaits. «Tout dépend de ce que la Turquie nous donne» , lâche Serwar, la cinquantaine, en combinaison kaki et bottes de pêche. Mais à chaque fois qu’il remonte les filets, l’inquiétude se renforce. Les grosses carpes qui ont fait la légende du Tigre et la fortune de ses pêcheurs, se font de plus en plus rares. Au contraire, les carpes «shikhat», plus petites, se sont multipliées. Cette espèce invasive qui serait venue de Turquie remplace rapidement les espèces traditionnelles et constitue aujourd’hui 95 % des poissons, estime Shokri Mustafa, chargé d’études pour la province de Dohuk. Les barrages pourraient en être la cause.
L’autre problème, soupire Serwar, en pesant des caisses de poisson, qu’il revendra autour de 5 euros le kilo sur le marché voisin, c’est l’instabilité persistante de la région, la concurrence entre les milices et la corruption qui en découle. Le lac du barrage de Mossoul est traversé par une ligne de démarcation invisible. Elle sépare les provinces autonomes à majorité kurde au nord, et celles à majorité arabe, au sud. Kemune est sous le contrôle des peshmerga kurdes. «Nous ne pouvons pas aller de l’autre côté du lac, la rive d’en face est tenue par les miliciens chiites Hachd al-Chaabi. Et pendant des années, ces villages soutenaient Daech» , affirme-t-il. Chacun sa rive et sa zone de pêche et gare à celui qui s’en écarterait.
À LIRE AUSSI : Pape en Irak: pour Bagdad, une reconnaissance de l’État face au confessionnalisme
La reprise de l’activité agricole, vitale pour remettre le pays sur pied et éviter un exode massif de sa population, ne se fait pas sans difficulté. Au sud de Mossoul, sur la rive droite du Tigre, Mohammed Mohammed, 43 ans, a retrouvé son exploitation ravagée. «Quand nous sommes rentrés après la défaite de Daech, avec mes neuf enfants, mes trois sœurs et ma mère, la maison était criblée d’impacts de balles. Un obus de mortier avait traversé le salon» , raconte cet homme jovial, habillé d’un jean trop large et d’un polo trop serré. La carcasse d’une voiture piégée calcinée et des rouleaux de fil barbelé ont été déblayés avec quelques autres vestiges des combats. Mohammed et ses fils les plus âgés se sont mis au travail. «Les arbres fruitiers, poiriers, grenadiers, oliviers, étaient dans un sale état, beaucoup ont brûlé quand Daech a mis le feu aux champs. En retournant la terre, on sortait des explosifs» , raconte le père de famille, qui pose fièrement devant ses orangers ressuscités.
Chrétiens d’Irak: une hémorragie sans fin ?
La menace islamiste
Le retour sur leurs terres de milliers de déplacés provoque de nouvelles fractures. Ils y retrouvent parfois leurs bourreaux d’hier. Si les djihadistes ont été vaincus à Mossoul, la menace d’une résurgence de Daech continue de rôder. Certains villages agricoles au nord du bourg de Hamam al-Alil, ont soutenu les hommes du califat. Abou Omar s’en cache à peine. Cet homme de 52 ans, portant avec prestance une djellaba grise, un gilet noir et un keffieh rouge, est venu récolter ses oignons dans le petit lopin de terre qu’il possède sur la rive du Tigre. «Daech est resté ici pendant trois ans, ils nous ont laissé tranquilles. Mais quand l’armée irakienne est arrivée, nous avons dû arrêter les cultures pendant un an», raconte ce paysan sur ces terres «depuis trois générations» . À l’entrée du village, on s’active dans les champs de betteraves, de haricots et de lentilles, abondamment arrosés grâce au fleuve. Pieds nus, Houda Salim et son frère Adnan marchent dans les sillons, coupent et arrachent les plants. Leur survie dépend de ces cultures, ils n’ont plus de maison, et des familles à nourrir. Le mari et le frère de Houda, sympathisants de Daech, ont tous les deux été enlevés par l’armée irakienne en 2017. «Depuis nous n’avons aucune nouvelle» , gémit cette femme dont le visage est dissimulé sous un foulard noir.
À LIRE AUSSI : «La défaite d’Afghanistan»
Les enjeux sont tels autour des fleuves de Mésopotamie que «leur préservation est aujourd’hui une question de survie pour l’unité de l’Irak» , juge Akram Rasul, l’ingénieur hydrologue d’Erbil. Dans les villes comme dans les champs, les besoins en eau sont immenses pour remettre le pays sur pied. Mais les ressources s’amenuisent progressivement et font craindre une multiplication des tensions intercommunautaires ou interrégionales et de nouveaux déplacements de populations. Cette «bataille après la bataille» qu’est la reconstruction de l’Irak ne pourra être remportée qu’à condition de préserver le Tigre d’une catastrophe.
*Mathias Depardon est le lauréat 2020 du prix photo Fondation Yves-Rocher en partenariat avec Visa pour l’image. Une bourse de 8000 euros lui a été remise pour la réalisation de ce travail au long cours, présenté durant tout l’été et pour la première fois dans sa totalité au Festival Photo La Gacilly, dans le Morbihan (entrée libre, exposition en plein air jusqu’au 31 octobre, (Festivalphoto-lagacilly.com) .
Irak, les larmes du Tigre
ACCÉDER AU DIAPORAMA (18)
La rédaction vous conseille