Le camion jaune est arrivé à l’aube, comme à son habitude. Il a déversé des lettres et des paquets par sacs entiers, des mots perdus que les destinataires ne liront sûrement jamais. Des factures, des appels à l’aide, des cartes postales, des messages d’amitié, des contraventions. Des déclarations d’amour ou de rupture, peut-être les deux à la fois.
À l’approche des vacances d’été et de ses nombreuses cartes postales, vous êtes-vous déjà demandé où s’en va le courrier perdu? Tout ce qui est un jour glissé dans une boîte aux lettres avant de disparaître finit sa course ici, à Libourne (Gironde). Ce monde parallèle des actes manqués se trouve dans un entrepôt gris en marge de la ville, à quelques kilomètres de Bordeaux. Des postiers parcourent chaque jour quelque 20.000 plis égarés. Les obstacles du destin sont multiples: une adresse incomplète ou illisible, un domicile introuvable ou simplement l’infortune. Le centre de tri du service clients de La Poste joue le rôle de tribunal de la dernière chance pour restituer le courrier égaré à son destinataire.
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«Ne dites pas courrier perdu, puisqu’il est ici», remarque le directeur du site, Antoine Thébault. Le service date d’une ordonnance royale du 12 janvier 1771, qui autorise pour la première fois des agents à lire le courrier. À cette époque, Louis XV règne sur la France et les missives sont acheminées à cheval. Après avoir longtemps prêté serment au tribunal, les postiers d’aujourd’hui font vœu de probité. Règle d’or: une lettre doit être amenée à bon port, sans jamais être lue. Au centre service clients de Libourne, soixante employés dérogent à l’inviolabilité des plis et ouvrent les enveloppes dans l’espoir de trouver un indice qui permette d’identifier l’adresse du destinataire.
«Il faut une certaine pudeur»
Il faut passer plusieurs portes de sécurité pour rentrer dans les limbes du courrier perdu. Tout y est blanc et gris, on y porte des chaussures de sécurité. C’est un univers minutieusement organisé: les enveloppes sont triées, ouvertes à la machine puis décryptées dans une atmosphère de travail à la chaîne. Factures, résiliation d’abonnement, rappels de loyer s’entassent sur les tables. Décidément, le courrier papier n’est plus de nos jours de très bon augure. «La plupart des lettres que nous traitons sont d’ordre administratif. Nous pouvons alors aisément identifier l’expéditeur dans le corps du pli», détaille Antoine Thébault. Puis surgit parfois un petit morceau d’intimité. Penché sur son bureau, Bruno Radongic vient de refermer l’enveloppe d’un avis de décès lorsqu’il découvre une feuille A4 entièrement recouverte de «Je t’aime».
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Le plus féroce des dons juans n’eut pas lu autant de lettres d’amour que Bruno. Une par jour, pendant la demi-douzaine d’années passées dans ce service: «Je vous laisse faire le calcul», plaisante-t-il. Une postière assise un peu plus loin brandit une déclaration enflammée, destinée à un certain Jawad. «En peu de temps nous nous sommes rencontrés et en peu de temps je t’ai aimé. T’aimer est la plus belle chose qui m’est arrivée…», écrit l’expéditrice de sa calligraphie ronde, maladroite. En guise de points de suspension, des petits cercles marquent la trace de l’adolescence. «De mon expérience, je vous le dis: les lettres d’amour se ressemblent toutes», conclut Bruno d’un air désabusé.
On regarde s’il y a une adresse ou un indice permettant de compléter l’adresse, sinon, tant pis. Nous ne sommes pas des enquêteurs. À 20.000 lettres par jour, on ne s’en sortirait pas
Antoine Thébault, directeur de la Poste de Libourne
Mais la fougue adolescente ne constitue pas l’essentiel du courrier qui s’échoue ici. Parfois les plis relatent des drames personnels ou des secrets intimes. Dans la salle de tri, la bureaucratie en place tranche avec l’intensité de ces histoires non abouties. L’important pour les agents est de garder une probité. «Les postiers doivent lire la lettre en diagonale. Il faut une certaine pudeur», poursuit Antoine Thébault. Chacune des lettres ouvertes dépose entre les mains du postier un morceau de vie. Un matériel fragile, à manier avec précaution: «On peut tomber sur n’importe quoi. Il y a une forme d’émotion mêlée d’appréhension. Une lettre peut parfois changer une vie. C’est quand même une sacrée responsabilité», remarque Bruno Radongic. Assis à la table voisine, Alexandre Boué se souvient d’une missive bouleversante, lue les mains tremblantes, la gorge serrée. «C’était une lettre de rupture. Une femme manifestement maltraitée qui quittait très difficilement son mari violent, se rappelle-t-il. On sentait combien ces mots avaient été pénibles à écrire. J’aurais voulu qu’elle puisse être renvoyée.» Comment aurait réagi le mari à la lecture de la lettre? Qu’est-il advenu de cette femme? Difficile, parfois, de se mettre en travers du destin.
La plupart des courriers personnels ne sont de toute façon pas renvoyés. «On regarde s’il y a une adresse ou un indice permettant de compléter l’adresse, sinon, tant pis. Nous ne sommes pas des enquêteurs. À 20. 000 lettres par jour, on ne s’en sortirait pas», tranche Antoine Thébault. Mais parfois, les agents ont envie de relever le défi. En saisissant un jour une enveloppe, Alexandre Boué a vu s’échapper des dizaines de photos de famille en noir et blanc. Des hommes et des femmes, aujourd’hui sûrement décédés, à une communion, tout sourire devant l’église. Des enfants devenus adultes posant sur une plage, seau et pelles à la main. Toute la mémoire d’une famille perdue au détour d’une adresse incomplète. «J’y ai passé des heures. Je recherchais sur internet l’intitulé exact du lieu. Je ne me voyais pas condamner ces souvenirs. J’ai finalement réussi», raconte-t-il. Une autre fois, est arrivée une carte de condoléances écrite par une classe après le décès d’une camarade: toute l’équipe s’est mobilisée pour retrouver l’adresse de la famille. «Nous avons appelé le funérarium grâce au nom de la fillette, puis pris contact avec les destinataires», se souvient Antoine Thébault.
Seulement 6 % des plis sont finalement bien retournés. Sans nom ni indice permettant aux agents de retrouver l’adresse du destinataire, les lettres sont stockées pendant trois mois avant d’être détruites. «On essaie au maximum de rapprocher les descriptions des réclamations enregistrées par La Poste avec les courriers qu’on a dans la main. Mais s’il n’y a aucun indice, c’est recyclage», admet Antoine Thébault.
Cimetière des histoires oubliées
Au fond de la salle, une postière découvre entre deux cartes d’identité un cri de solitude griffonné au crayon papier. «Ma chère Simone, j’ai lu dans Le Figaro avec beaucoup de tristesse le décès de Guy. Je vous plains beaucoup car je ne me remets moi-même pas du départ de mon Didier, écrit l’expéditrice. Je suis très seule, hélas! Mes enfants sont loin, les petits-enfants sont tous en université.» «D’année en année, nous recevons de moins en moins de lettres personnelles. Mais le ton est de plus en plus sérieux», note Antoine Thébault. La gravité des plis augmente au fur et à mesure que ceux-ci se font de plus en plus rares. Quand les messageries électroniques se chargent des nouvelles enthousiastes, on réserve au papier les mots graves, difficiles à formuler.
Dans ce cimetière des histoires oubliées, se cache une dernière catégorie de courrier: les plis sans destinataires, autrement appelées «lettres thérapeutiques». Des missives postées comme des bouteilles à la mer, confiées au hasard pour n’être lues que par le destin. «Rue de la Demande du pardon, 12345 Pour retrouver la paix familiale», écrit un expéditeur sur l’enveloppe. «À Benoît Taré, rue de l’Arrogance», griffonne un autre. Qui eût cru qu’il y eut tant de «rue de l’Impasse» et de «rue de la Demande de pardon» en France? «Un jour, quelqu’un a envoyé une adresse au village de “Cessons-la-Querelle”», affirme Adrianna Wallis. L’artiste plasticienne s’est immergée pendant une semaine au centre de tri pour collecter les plis anonymes, recueillis dans un travail intitulé «Les lettres ordinaires». «La plupart des personnes qui écrivent des lettres thérapeutiques le font sur les conseils d’un proche comme un exutoire pour tromper leur cerveau, et se persuader que l’indicible a finalement été dit, poursuit-elle. Ce sont des mots bruts, sans filtres, qui contrastent avec le parcours très mécanique de La Poste. On se retrouve avec des adresses très poétiques, tamponnées par “code postal erroné”».
Une longue lettre, ouverte la veille par un agent, est adressée au «9, rue de l’Amour, 33.000 Les Âmes». Dedans, une jeune femme écrit à un certain Mike des mots qu’il ne doit jamais lire. «Mon cher Mike, je pense que nous arrivons vers la fin car je me sens en paix avec toi, avec ce que nous fûmes, ce que nous serons. Je te souhaite le meilleur.» Un adieu, délibérément confié aux limbes du courrier perdu qui ne sera jamais lu: un monde peuplé d’histoires ratées, de secrets familiaux et d’âmes tourmentées.