Publié dans Le Monde
Qu’est-ce que la radicalisation ? Voilà plusieurs semaines que le procès des attentats du 13-Novembre tente de dissiper le brouillard qui entoure cette notion. La définition de ce concept se dérobe depuis le début des interrogatoires des accusés sur leur rapport à la religion, début janvier. Pour les principaux acteurs de ce dossier, dont l’implication dans les attentats fait peu de doute, l’enjeu est d’abord intellectuel. Il est, en revanche, crucial sur le plan judiciaire pour les « seconds couteaux », les copains de quartier qui se sont, à un moment ou un autre, rendus complices de leurs actions.
Deux d’entre eux étaient interrogés, jeudi 3 février, par la cour d’assises spéciale de Paris. Hamza Attou et Ali Oulkadi comparaissent libres. Ces deux fumeurs de joints compulsifs, originaires de la commune bruxelloise de Molenbeek, ne sont pas radicalisés. Mais ils fréquentaient assidûment Les Béguines, le café de leur ami Brahim Abdeslam, un kamikaze du 13-Novembre, dans les mois qui ont précédé les attentats. Et tous deux ont répondu à l’appel de son frère Salah, le lendemain des attaques, pour l’aider à partir en cavale.
Leur amitié avec les frères Abdeslam aurait-elle dû leur permettre de deviner le danger qu’ils représentaient avant de se laisser embarquer dans ce dossier terroriste ? Hamza Attou, dealeur de shit attitré des Béguines, assure n’avoir jamais détecté le moindre signe de radicalisation chez Brahim : « Pour moi il n’était pas radical, au contraire, je dirais même qu’il n’était pas pratiquant. Il ne priait même pas. » A en croire ce portrait, ce n’est pas dans sa ferveur religieuse que le tueur des terrasses de l’Est parisien a puisé sa motivation.
Ali Oulkadi se souvient pourtant que Brahim Abdeslam regardait des vidéos djihadistes sur son ordinateur dans le café, au vu et au su de tous, et tenait des propos déplaisants à l’égard des « mécréants ». Pas de quoi s’alarmer ? s’enquiert la cour. « C’est malheureux, mais c’est un peu banalisé à Molenbeek, on entend ça souvent. Il pouvait tenir un propos radical, puis mettre de la musique en chantant et en fumant un joint. C’était incohérent en fait, on ne le prenait pas au sérieux car ses actes contredisaient ses paroles. »
Dissiper le brouillard ambiant
Comment interpréter ce hiatus entre radicalité du discours et absence de religiosité ? Un colosse pénètre dans la salle d’audience. Olivier Vanderhaegen porte une immense barbe et une coupe de cheveux difficile à décrire, empruntant autant au samouraï qu’au Viking. Ce fonctionnaire belge de 45 ans a été, six ans durant, le « M. Radicalisme » de la commune de Molenbeek. Il a été cité comme témoin par la défense de Hamza Attou pour partager son expertise de terrain, qui va se révéler d’une grande aide pour dissiper le brouillard ambiant.
A Molenbeek, commune de 100 000 habitants où le chômage atteint les 30 %, nombre de jeunes sont en « désaffiliation sociale », explique-t-il. « Ils se socialisent de manière alternative, par la rue, les pairs, à travers la délinquance qui compense un déni de reconnaissance. Dans ce contexte de sociabilisation tribale, une offre idéologique a pu s’installer et orienter une minorité vers un islam frelaté. Certains adhèrent à cet islam par défi, d’autres par dépit. »
Dans le duel opposant deux spécialistes français de la question, Gilles Kepel, défenseur de la thèse d’une « radicalisation de l’islam » (la diffusion du salafisme djihadiste comme cause des attentats), et Olivier Roy, qui défend celle d’une « islamisation de la radicalité » (un malaise social et identitaire utilisant le djihadisme comme vecteur), le travailleur social belge semble pencher en faveur du second.
Ce glissement d’un mode de « sociabilisation » à un autre permet-il d’expliquer que les codes de la délinquance arborés par Brahim Abdeslam aient pu occulter les signes de sa radicalité aux yeux de ses proches, demande une avocate de la défense ? « J’ai géré de nombreux radicalisés qui fumaient, buvaient, voyaient des prostituées, répond le témoin. Pour moi, ce ne sont pas des éléments pertinents. J’ai rencontré très peu de radicalisés qui m’ont parlé de leur croyance en Dieu. »
« On n’a jamais fait le tour de la question »
« C’est quoi être radical ?, poursuit-il. Est radicale une personne qui ne veut plus faire de compromis par rapport à sa vie en société. Une femme voilée ne trouve pas de travail ? On peut faire un compromis. Si aucun compromis n’est possible, ça devient un problème, qu’il y ait une intention violente ou non. Même inoffensive, la radicalité peut poser un danger pour la société sur le plan des valeurs. »
Le fonctionnaire prend l’exemple d’Hamza Attou, qu’il a rencontré, pour esquisser une définition empirique. Il liste les cinq « facteurs de protection » qui tendent à établir que cet accusé n’est pas radical. Tout d’abord, il n’a jamais été en prison, contrairement à beaucoup, « qui en ont tiré un sentiment d’injustice ». « Je ne pense pas que les causes sociales expliquent la radicalité, nuance-t-il. J’ai connu des jeunes qui n’ont jamais eu de problèmes avec la société, mais qui ont intégré un discours victimaire selon lequel l’islam était discriminé. Ça leur donne une appartenance communautaire et une identité sociale. On peut déconstruire ça. »
Deuxième facteur qui, on l’a vu avec Brahim Abdeslam, ne se suffit pas à lui seul : sa culture religieuse est « proche du zéro ». Troisième indice, il n’a pas décelé chez lui de « capital guerrier », de tendance à la violence. Il n’a pas davantage détecté d’« expérience d’humiliation », de « faille biographique » susceptible de l’avoir fait basculer dans une vision radicale du monde. Enfin, aucun signe de polarisation de la pensée : « Il ne parle pas en termes d’“eux contre nous”, “bourreaux contre victimes”… »
« Votre expertise est au cœur de la problématique juridique pour certains accusés, souligne un avocat de la défense. Combien de temps vous a-t-il fallu ?
– On n’a jamais fait le tour de la question. Il y a tellement de biais, soupire le fonctionnaire. On n’a toujours pas réussi à définir le terme de radicalisation. »