Certains universitaires et personnalités politiques français dénoncent l’américanisation de l’université, notamment dans les sciences humaines. D’autres leur objectent que dénoncer l’introduction de nouvelles théories dans l’université est motivé par l’antiaméricanisme français. Philippe Roger avait écrit un livre important sur ce sport prisé des Français (L’Ennemi américain : généalogie de l’antiaméricanisme) ; de manière cyclique, la France trouve dans les États-Unis un bouc émissaire pour ses propres malaises. Il est vrai que se défausser sur l’Amérique est toujours un peu facile, et ces nouvelles théories sont tout de même l’effet boomerang de l’exportation de la « French Theory » aux États-Unis depuis les années soixante. Un retour à l’envoyeur, en quelque sorte.
Travaillant moi-même aux États-Unis depuis une trentaine d’années, j’ai d’abord été destinataire, en tant qu’étudiant en doctorat, de la « French Theory », dans les années 1990, à l’université d’Emory (Atlanta). À l’époque, Jean-François Lyotard y déconstruisait le genre autobiographique, enseignait la temporalité de l’après-coup chez Freud et le sublime chez Kant. Jacques Derrida intervenait sur la côte ouest et y élaborait la dernière partie de son œuvre sur la justice, le cosmopolitisme et l’animalité. Les « French Studies » ainsi que les départements de littératures comparées étaient imprégnés de ces pensées héritées de Heidegger, Nietzsche, Freud et Lacan.
Le combat contre l’universalisme de la raison
Il existe sans aucun doute un lien généalogique entre la « French Theory » (ou pensée postmoderne) et le contexte actuel : ce lien, c’est le combat contre les Lumières et contre l’universalisme de la raison. Dans son dernier livre, Exterminations et littérature, François Rastier note qu’il existe une continuité entre la déraison postmoderne (notamment post-heideggérienne) et les nouvelles théories en sciences humaines qui se fondent sur la race et l’identité. C’est donc, dans les deux cas (« French Theory » et nouvelles théories qui se développent sur les campus américains), un combat contre l’idée même d’universalisme de la raison. Pour Foucault, le savoir était établi par un pouvoir réticulaire ; pour Derrida, la possibilité de toute connaissance supposait l’établissement de concepts stables, que l’écriture et la différence venaient précisément déstabiliser. Pour Barthes, le récit historique était toujours déjà saisi par la fiction et le mythe. Pour Lyotard, l’ensemble des récits d’émancipation de la modernité avait échoué. Il ne restait que de petits récits, et surtout un scepticisme vis-à-vis du pouvoir de libération de la raison.
Or, s’il est vrai que les campus américains ont été fortement marqués par la « French Theory », il manque un élément important pour comprendre des concepts tels que « décolonial », « intersectionnalité », « queer » ou « suprématisme blanc ». En effet, le « postmodernisme » ou la « déconstruction », dans leur incarnation française, sont peut-être une condition nécessaire mais non suffisante pour expliquer ces nouvelles théories et ces nouveaux concepts qui inquiètent beaucoup d’universitaires français ainsi que certains dirigeants politiques. Si nous nous penchons un instant sur la « French Theory », on observe que le subjectivisme et ce que l’on appelle aujourd’hui aux États-Unis « identity politics » (vaguement traduit par communautarisme) en sont absents. À dire vrai, c’est même la marque de fabrique de la « French Theory » d’avoir tenté d’abolir le sujet. Héritière de Mallarmé et de sa « disparition élocutoire du poète », la pensée française, de Maurice Blanchot à Jacques Derrida, en passant par Foucault, Barthes et même le Nouveau Roman, a travaillé à une mise à mort de l’auteur. Le sujet parlant devenait sujet parlé, on donnait « l’initiative aux mots » et on ne croyait plus dans l’intention (les énoncés discursifs pour Foucault, le texte pour Barthes, l’écriture pour Derrida, etc.). Le Nouveau Roman s’est quant à lui égaré dans un objectivisme glacial.
Tout le contraire du subjectivisme racial qui domine aujourd’hui la culture universitaire des deux côtés de l’Atlantique. De fait, si, pour le postmodernisme à la française, l’identité (race, genre, handicap, orientation sexuelle) devait être déconstruite, pour les nouvelles théories (intersectionnalité, notamment), l’identité est absolument cruciale. C’est ainsi que certains théoriciens de la musique aux États-Unis tiennent que Beethoven, bénéficiaire de la structure raciste européenne, a éclipsé d’autres compositeurs au moins aussi talentueux mais non blancs et non mâles. C’est également ainsi que les études dites décoloniales déconstruisent l’épistémè occidentale (la méthode scientifique) pour promouvoir d’autres manières de connaître (« ways of knowing ») fondées sur des identités, des cultures, et des modes d’expérience extra-européens et extra-rationnels.
Un postmodernisme appliqué
À cet égard, il faut mentionner le récent livre provocateur de Helen Pluckrose et James Lindsay, Cynical Theories, dans lequel les auteurs retracent l’origine des nouvelles théories des campus américains (qui ont essaimé mondialement) à la « French Theory ». Ils notent à juste titre que le postmodernisme à la française était plus descriptif que prescriptif. Or, selon les auteurs, depuis le début du millénaire, et surtout depuis une dizaine d’années, la pensée française aurait été arraisonnée au militantisme et serait devenue un « postmodernisme appliqué ». L’idée est intéressante, mais elle manque la différence fondamentale entre les deux approches : la française, hostile à l’identité, et l’américaine, fondamentalement identitaire. Il se peut que cette différence ne fasse au fond que refléter celle des deux modèles universalistes rivaux. Le modèle français, laïque, repose précisément sur le citoyen abstrait (on lira Mona Ozouf, entre tant d’autres auteurs, pour comprendre à quel point l’école aura été le véhicule, pour le meilleur et pour le pire, d’une désidentification des citoyens). Le modèle américain repose quant à lui sur la coexistence d’identités revendiquées et assumées.
S’il est donc juste que la pensée française a promu des formes de relativisme, voire de nihilisme, il est faux de l’ériger en origine des nouvelles théories qui se diffusent sur les campus européens et américains. Le relativisme postmoderne a été essentialisé par les nouvelles théories, et l’essentialisation est ce que les « French Theorists » redoutaient par-dessus tout : c’est désormais non plus le langage qui est un obstacle au monde commun, mais l’identité. La couleur de peau, l’orientation sexuelle, le genre ont fragmenté la recherche commune de la vérité. Cet infléchissement majeur du postmodernisme à la française, il faut bien reconnaître qu’il relève de l’influence d’outre-Atlantique.
*Bruno Chaouat enseigne la littérature et la pensée française à l’université du Minnesota, aux États-Unis.