Tout juste né, déjà poursuivi. Ce mercredi, le site d’information Blast-info.fr, cofondé en début d’année par le journaliste d’investigation Denis Robert, devra défendre, sinon sa survie, du moins sa crédibilité, devant la 17ème chambre du tribunal de Paris, spécialisée dans les affaires de presse.
Le plaignant s’appelle Bernard-Henri Lévy, lequel s’estimant gravement diffamé, réclame 100 000 euros de dommages et intérêts et le retrait d’articles qualifiés d’attentatoires à son honneur, sous peine d’une astreinte de 3 000 euros par jour*. « BHL veut la mort de Blast», tempête Denis Robert dont les enquêtes et livres sur l’affaire Clearstream lui ont valu de longs et coûteux démêles avec la justice avant d’être blanchi par la Cour de cassation en 2011. Cette fois, ce sont les relations opaques entre le Qatar et certaines personnalités françaises et étrangères, au cœur des articles incriminés, qui ont entraîné sa convocation à la barre.
ETENDRE L’INFLUENCE DU QATAR
Dans une série de contributions publiées sur le site à partir du 29 avril, les journalistes Bernard Nicolas et Thierry Gadault, vieux routiers de l’investigation, affirment qu’entre 2009 et 2011 l’émir du Qatar alors en place, Cheikh Hamad ben Khalifa al Thani, aurait demandé à ses services de procéder à des virements au profit de Carla Bruni (pour un montant de 6 millions d’euros), Bernard-Henri Lévy (9,1 millions) Laurent Platini, le fils de Michel (9,1 millions) et enfin de l’ONG Human Right Watch (3 millions). Sommes dont il reste encore à prouver qu’elles ont bien été débloquées et versées à leurs bénéficiaires supposés.
Moins de charia, plus de diplomatie : qu’ont en tête les Émirats arabes unis ?
Les deux enquêteurs se basent sur des documents émanant, selon eux, du ministère de l’Économie et des Finances du Qatar et transmis à leur connaissance par une source jugée fiable. Les cadeaux envisagés par l’émir, expliquent-ils, prennent tout leur sens quand on les replace dans le contexte de l’époque. À savoir : la volonté du Qatar d’étendre son influence régionale et de chasser Mouammar Kadhafi de Libye au profit des Frères musulmans, le rôle décisif de l’intervention française – dont BHL fût un vibrant artisan – dans la chute du « Guide de la Révolution », et enfin l’obtention surprise de la Coupe du monde de football 2022 par l’émirat alors que les États-Unis semblaient favoris.
« FAUX GROSSIERS »
Contactés par leurs soins, Carla Bruni et Laurent Platini n’ont pas donné suite. Human Right Watch a démenti, assurant n’avoir « aucun financement d’aucun gouvernement ou entité gouvernementale afin de garantir son indépendance ». De son côté, Bernard-Henri Lévy aurait d’abord fait appel à des relations communes, entre autres un éditeur et un avocat, pour dissuader Denis Robert de se lancer dans l’aventure, tout en démentant la véracité de ces accusations. C’est du moins ce qu’affirme le patron de Blast. La veille de la publication du premier article, l’attachée de presse de l’essayiste chez Grasset adressera la réaction de l’intéressé aux deux auteurs : « Celui-ci n’a jamais eu le moindre contact, d’aucune sorte, avec le Qatar. Tout document qui prétendrait le contraire ne peut être qu’un faux grossier. » Sa plainte leur sera transmise par huissier le 6 mai.
À l’exception du site Arretsurimages.net, quasiment aucun média n’a jugé bon d’évoquer les révélations dont il est le co-auteur. Par peur de poursuites ou conviction partagée avec BHL qu’il s’agit de « faux grossiers » ? Dans un éditorial, Denis Robert justifie son choix de publier, se disant convaincu de l’authenticité des documents dont les ministères de la Justice et de l’Intérieur connaîtraient, selon lui, l’existence. Marianne a pour sa part choisi d’interroger Bernard Nicolas.
Marianne :A quel moment avez-vous pris connaissance des documents ?
Bernard Nicolas : Fin février 2021, via une plate-forme cryptée. Après les avoir étudiés, nous avons commencé peu après le travail d’enquête, en termes de vérification, tout début mars.
Pouvez-vous en dire plus sur la ou les personnes qui vous les transmettent ?
Absolument pas. Les documents émanent pour l’essentiel du ministère qatari de l’Économie et des Finances. On s’est d’abord demandé s’il y avait eu une fuite organisée au sein du pouvoir qatari, traditionnellement miné par des dissensions et des tentatives de prise de pouvoir des uns et des autres. Nous ne savons pas comment ils sont sortis mais nous savons en revanche que la Qatar National Bank (QNB), citée dans les documents comme outil pour d’éventuels virements vers tel ou tel bénéficiaire, a été victime à plusieurs reprises de hacking.
Qu’est-ce qui vous rend si sûr de l’authenticité de ces documents ?
On a pu en valider la chronologie de sortie, même si on ne peut la révéler car cela pourrait identifier la source et la mettre en danger…
Vous connaissez donc l’identité de ceux qui les ont eus en leur possession ?
Nous connaissons de A à Z le processus d’acheminement des documents comme nous connaissons ceux qui sont impliqués. Notre travail pendant deux mois a été de nous assurer que nous ne nous faisions pas enfumer, en clair qu’ on ne nous refilait pas de faux documents pour nuire au Qatar. Celui qui nous les a communiqués voulait mettre en lumière cette politique du chèque pratiquée par le Qatar pendant ces années. Celle-ci eut aussi pour conséquence le financement des groupes djihadistes du nord-Mali, ceux-là mêmes qui se sont armés sur les décombres de la Libye post-Kadhafi et que l’armée française a eu à combattre plus tard. Nous avons donc consulté des spécialistes de l’époque couverte par les documents, en gros 2009-2011, des gens qui ont vécu au Qatar, ont approché le pouvoir qatari et ont déjà vu de tels documents.
Vous avez notamment fait appel, dites-vous, à une traductrice arabe et arabophone ayant travaillé au Qatar ?
Oui, entre autres, et elle nous a confirmé que les documents étaient identiques, dans leur forme, à ceux qu’elle avait pu consulter sur place.
« Nous avons des révélations sur l’attribution de la Coupe du monde de foot au Qatar et de possibles virements à des membres de la Fifa. »
Ce qui n’est pas en soi une garantie d’authenticité… Les « bons faux » présentent en général ce genre de qualité.
Certes, sauf que ces documents ont comme particularité d’entrer parfaitement dans le puzzle d’une série d’événements et apportent des réponses sur des interrogations restées en suspens. Au demeurant Christian Chesnot et Georges Malbrunot, dont on connaît le travail sur le Qatar, nous ont confirmé avoir eu entre les mains des documents similaires, pas dans leur nature, mais dans la forme.
Y a-t-il eu une transaction financière pour obtenir ces documents ?
Non, absolument pas et pour bien des raisons. Les règles éthiques en vigueur dans notre métier, en tout cas en France, n’étant pas les moindres. En revanche, nous avons appris que les Qataris ont tenté, eux, de les récupérer, et au prix fort s’il le faut.
Revenons sur vos procédures de vérifications. Vous dites avoir consulté des « spécialistes » proches des services de renseignement…
Ils sont toujours en activité et ils ont travaillé sur cette région – le Golfe, l’Afrique de l’ Est. Ils s’y sont rendus en mission et ils ont des contacts avec des services de renseignement étrangers.
Que vous ont-ils apporté ?
À travers les contacts qu’ils ont consultés, ils nous ont apporté la certitude qu’il ne pouvait pas s’agir de faux documents et donc, à la clé, d’une opération d’instrumentalisation. Nous avons ainsi des révélations sur l’attribution de la Coupe du monde de foot au Qatar et de possibles virements à des membres de la Fifa. Une enquête est toujours en cours aux États-Unis, conduites par des procureurs. Par l’intermédiaire d’un confrère anglais nous leur avons confié quelques documents relatifs à cette affaire. Compte tenu de ce qu’ils savent, ils sont convaincus qu’ils sont authentiques.
« Ce qui est en cause concernant BHL, c’est son rôle de diffuseur de « fake news » sur la Libye, les soi-disant massacres que Kadhafi projetait à grande échelle. »
Vous n’avez pas été surpris que les virements, les « cadeaux » dont il est question dans la série d’articles, aient été dûment consignés dans une comptabilité, avec des courriers ouverts ? En général, ce type d’opération ne laisse aucune trace…
Mais cela se passe toujours comme ça chez l’émir, il y a une sorte de système pyramidal : son ordre de virement est relayé par le ministre de l’Économie et des Finances et il part soit au Trésor, soit à la Qatar National Bank. En fait, normalement, ces documents n’auraient jamais dû sortir…
Vos accusations contre Carla Bruni ou Bernard-Henri Lévy, du moins celles qu’induit la lecture des documents, sont extrêmement graves. On peut comprendre leur réaction.
A aucun moment nous ne les accusons d’avoir perçu des fonds. Rien ne le prouve effectivement. Les révélations portent sur les intentions du Qatar à leur égard. Et nous les avons tous sollicités car nous avons eu le souci du contradictoire. J’ai trente ans de carrière, des dizaines de documentaires pour la télé, cela a toujours été ma ligne de conduite. Carla Bruni ne nous a pas répondu. Avant de porter plainte, BHL nous a fait savoir qu’il avait toujours dénoncé le régime qatari et n’avait jamais eu le moindre lien avec ce pays. C’est inexact et nous l’avons démontré. D’abord, en pleine rébellion contre Kadhafi, il a été plusieurs fois invité par Al Jazeera, la chaîne crée par l’émir en 1996. Il a été aussi en contact avec un Libyen proche des Frères musulmans protégés par Doha et que l’on retrouve aujourd’hui à la tête de la Libya Qatari holding.
Mais cela ne constitue-t-il pas un fil bien ténu pour imaginer que soudainement l’émir ait décidé de remercier BHL pour services rendus ?
Pour moi, ce qui est en cause concernant BHL, c’est son rôle de diffuseur de « fake news » sur la Libye, les soi-disant massacres que Kadhafi projetait à grande échelle. C’est du bidon, j’ai travaillé sur cela à l’époque. BHL a eu un rôle particulier.
Concernant la Coupe du monde de foot, il y a toujours eu des rumeurs sur les coulisses de l’attribution de l’édition 2022 au Qatar, le 2 décembre 2010. Elles viennent surtout du fait que quelques jours avant, le 23 novembre, un déjeuner organisé à l’Elysée réunissait Nicolas Sarkozy Michel Platini et le futur émir du Qatar. Selon vous, un de vos documents apporterait la pièce manquante sous la forme d’un ordre de virement ce même mois de décembre 2010 au fils de Platini. Ce n’est pas un peu trop beau ?
Non, rien ne nous a semblé étrange. Il s’est passé des choses au cours de ce déjeuner et curieusement personne n’arrive à en obtenir la transcription. D’autres confrères de médias en vue ont essayé. En vain. Curieux quand même. Je le répète, nous ne prétendons pas que Laurent Platini ait touché quoi que ce soit. D’autre part nous publions un autre document illustrant des achats de vote parmi les membres de la Fifa. Et les enquêtes sur la corruption dans l’instance mondiale du football se poursuivent.
* Contacté par Marianne Alain Jakubowicz, l’avocat de BHL, s’est refusé à tout commentaire, les réservant pour l’audience.