Priver son peuple de liberté et faire son bonheur malgré lui est le rêve fou de tout vrai dictateur. Nous devons à George Orwell (1903-1950), l’auteur de 1984, d’avoir compris combien la chose était simple au fond : il suffit au « Grand Frère » d’arrêter le temps, de bloquer le mouvement de la vie et de convaincre le bon peuple que « la liberté, c’est l’esclavage », « l’ignorance, c’est la force », « la guerre, c’est la paix », « la haine, c’est l’amour », etc. À ce stade, et à ce prix, la société entre dans un état de bonheur plat qui ne se démode jamais. Il n’a rien à voir avec le bonheur libre qui agite nos sociétés instables et frivoles, fait de satisfactions aléatoires, de plaisirs égoïstes, de petits regrets récurrents. En terre orwellienne, il désigne cet état d’apesanteur physique et mentale permanent dans lequel le sujet ne ressent rien, ni oppression ni envie, ni lassitude ni peur, ni espoir ni désespoir. Il flotte dans le non-être, comme un noyé flotte mollement au gré des vagues.
On a le droit de penser ce qu’on veut, mais la vérité est la vérité, elle s’impose. Partout sur Terre les hommes vivent dans des systèmes orwelliens ou qui s’en rapprochent. C’est évident en Corée du Nord, le pays du Matin calme et des ombres chinoises ; en Arabie, le pays des deux lieux saints [La Mecque et Médine], où la paix et le djihad font un ; en Chine, le pays du capitalisme moderne et du communisme traditionnel unis dans l’impérialisme triomphant, dans lesquels l’être humain a atteint le stade très élevé de l’inexistence prouvée. C’est moins visible dans une centaine d’autres pays, dont le mien, l’Algérie, où il reste encore deux ou trois espoirs et quelques illusions à éteindre pour filer le parfait bonheur.
À l’autre bout est l’Europe des Lumières. On peut encore se tromper sur son état, vu que cette région gaspilleuse est abondamment éclairée, de jour comme de nuit. Mais si on y regarde bien, on verra que les lois d’Orwell y sont à l’œuvre et marquent des points. En France, l’endroit le plus atteint, il suffit de quelques tours de vis et le pays heureux du « en même temps » rattrapera son retard et un jour, à Dieu ne plaise, rejoindra en perfection le niveau qu’Océania, le pays de Big Brother, avait atteint dans 1984. Par son dynamisme intrinsèque, son étatisme puissant et l’efficacité étonnante de ses communautaristes, elle sera sans doute la première en Europe à entrer dans la société totalitaire qui se dessine à l’horizon, aux alentours de 2084, selon certains analystes, si Yollah* le veut bien.
Le prix à payer
Ceci étant dit, en hommage à Orwell, qui nous a beaucoup appris, je me demande si la vie s’interroge autant sur elle-même. Je crois que non, elle passe seulement en essayant de tirer profit des interactions qu’elle a avec son environnement. Personnellement, j’ai toujours eu peur des grandes questions existentielles : c’est quoi être libre, c’est quoi être un homme de paix, c’est quoi être responsable, être quelqu’un de bien… Le fait est que nous manquons de recul et de temps pour en venir à bout. J’ai surtout l’impression que ces fichues questions nous sont soufflées dans le conduit de l’oreille par des branches occultes des gouvernements, pour nous inciter à nous mettre à nu, puis tirer profit de nos aveux par le chantage et le marchandage. C’est du viol, une torture. On est ce qu’on est, point, et on veut le garder pour soi !
Il y a des paradoxes qui tuent. Naît-on libre ou le devient-on quand on entre en prison ? Quand on en sort ?
Les gouvernements savent bien que notre silence sur leur oppression est le prix que nous acceptons de payer pour notre tranquillité. Il y a là matière à réflexion. Les prisons du monde sont pleines de gens qui ont peut-être donné de mauvaises réponses à ces questions fatidiques sur la liberté. Parmi eux, nombreux sont ceux qui croyaient que la liberté était précisément de ne pas être en prison et ont osé le dire. Il y a des paradoxes qui tuent. Naît-on libre ou le devient-on quand on entre en prison ? Quand on en sort ? Qu’importe à vrai dire, la vraie question, quand on est libre, est de savoir comment le rester envers et contre tout, et combien de temps on tiendra face aux critiques des envieux, aux injonctions des experts en politiquement correct, à la moraline des impuissants, et comment vivrons-nous la relégation et la déchéance…
Tout et rien
Le grand poète palestinien Mahmoud Darwich (1941-2008) disait : « La liberté, c’est être ce que l’on ne veut pas que tu sois », ou encore « La liberté, c’est la possibilité d’être et non l’obligation d’être ». Il faut y réfléchir, le possible porte en lui une part d’obligatoire et l’obligatoire peut être contourné, ce qui en fait un possible fort probable. Pour l’antisémite Dieudonné, être libre, c’est avoir le droit d’être antisémite. Cette phrase se mord la queue : si on est antisémite, pourquoi chercherait-on à obtenir le droit de l’être ? J’ai entendu quelqu’un affirmer qu’être libre, c’est pouvoir se réaliser, et un autre désespéré expliquer que la liberté est la chose la mieux encadrée au monde ; et cet autre dire : « Les hommes libres, on les trouve en prison, dans les cimetières et au fond des déserts. » Le grand sultan Saladin a dit : « La liberté, c’est tout et rien. » Et ce dernier, clairement inspiré par Jésus : « Est libre celui qui ne hait point. »
Les bouddhistes, que nous ne comprenons jamais vraiment, disent, eux, qu’être libre, c’est réussir à n’avoir aucun désir d’être libre ; mais alors pourquoi se posent-ils la question si la liberté ne sert à rien ? Est-ce à dire que l’esclave né esclave est le plus libre de tous ? Que sortirait-il de la confrontation si on enfermait dans une pièce tous ces gens qui parlent tant de la liberté, comme si le mot ne se suffisait pas à lui-même ? Peut-être une énième loi orwellienne : « La liberté, c’est la division fatale. »
Mais là, moi, aujourd’hui, j’ai envie de paraphraser maître Montaigne – que j’aime autant qu’Orwell et qui disait que « Philosopher, c’est apprendre à mourir » – et de dire à ma façon : « Être libre, c’est apprendre qu’on ne l’est pas », ni de corps ni d’esprit. Tant il est vrai que le chemin est une chose et le but une autre, ils se rencontrent rarement. Tout cela met l’eau à la bouche ! Ah ! Comme j’aimerais être libre ou seulement me sentir libre un moment, juste pour voir ce que c’est comme sensation, mais avant je dois vérifier que mon budget me permet de réaliser tout ce que cette liberté va m’imposer. Il paraît qu’être libre est une ivresse, une folie.
* Dieu unique et adoré dans le roman 2084, de Boualem Sansal.