Les femmes franc-maçonnes sortent de leur silence. Pour la première fois depuis la création de la Grande Loge féminine de France (GLFF), en 1952, sa grande maîtresse prend la parole dans un quotidien national. Catherine Lyautey, 65 ans, a été élue le 29 mai à la tête de la première obédience féminine mondiale, forte de 14.000 membres réparties dans 450 loges en France métropolitaine et ultramarine, mais aussi en Afrique, en Europe de l’Est, au Moyen-Orient et au Maghreb. Rencontre avec une femme engagée et tout en nuances.
LE FIGARO. – Qui êtes-vous Catherine Lyautey?
Catherine LYAUTEY. – Professionnellement, j’ai d’abord été cadre commercial en bijouterie-joaillerie durant près de vingt ans. Mais, après deux braquages et une prise d’otage, je me suis dit qu’il fallait changer de direction. Je suis alors devenue assistante dans un cabinet ministériel. Puis j’ai passé les vingt dernières années au sein du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Familialement, Lyautey est mon nom d’épouse: mon mari est le petit-neveu du maréchal. Du côté de ma mère, il y a un cardinal archevêque enterré à Notre-Dame. Nous sommes entre le sabre et le goupillon! Et moi, j’ai beaucoup de sœurs, dans une fraternité de chantier. Car les francs-maçons sont des bâtisseurs, qui essaient de construire un monde meilleur, donc sur un chantier.
Les mystères des montres de francs-maçons
Pourquoi vous exprimer aujourd’hui?
Parce que la franc-maçonnerie féminine n’est pas vraiment connue. Peut-être, justement, parce que nous sommes sur nos chantiers, dans notre recherche initiatique, spirituelle et sociale.
Quel est votre projet?
Il est de deux ordres. D’abord, faire en sorte que les sœurs retrouvent le chemin des loges et du travail initiatique. Car la crise sanitaire nous a obligées à arrêter toutes nos activités. Nous avons appris à utiliser l’outil de la visioconférence, mais il n’y a pas de maçonnerie sans contact. Nous avons besoin de nous réunir à couvert comme nous disons, dans nos temples, coupées du monde pour mieux réfléchir ensemble, recréer cette condition si particulière qu’on l’égrégore (esprit de groupe, NDLR) . Ensuite, faire avancer les principes de liberté, d’égalité et de fraternité au sens républicain et universel du terme. Ce travail au perfectionnement de l’humanité pour un monde plus juste et plus éclairé n’est pas facile. D’où notre soutien à la jeune Mila car, pour nous, la liberté d’expression est l’un des fondements de la démocratie et de la République.
La non-mixité, choisie il y a soixante-dix ans, par la loge est-elle aujourd’hui toujours pertinente?
Si notre société actuelle est présentée comme mixte, elle ne l’est pas vraiment. Nous constatons que les hommes continuent à exercer très majoritairement les différents pouvoirs. Il n’est pas aisé pour les femmes de s’exprimer. C’est pour cela que nous avons besoin d’un espace qui nous soit propre et dans lequel la parole est libre et l’écoute respectueuse. C’est notre démarche initiatique qui est féminine. Dans nos loges, nous acceptons des hommes qui partagent nos travaux. Remarquez qu’il y a aussi des loges d’hommes qui ne travaillent qu’entre eux, mais cela n’étonne personne.
Fractionner par groupe, par communauté, c’est mettre en danger notre démocratie dans ce qu’elle a justement de recherche d’égalité
Catherine Lyautey
Que pensez-vous des mouvements «woke» et «cancel culture», venus d’outre-Atlantique?
Ces mouvements sont éloignés des idéaux de la Grande Loge féminine de France. Dans notre déclaration de principes, nous refusons toute discrimination, haine, violence, contre une personne ou un groupe de personnes au prétexte de son origine, de son appartenance à une ethnie, à une religion déterminée. Fractionner par groupe, par communauté, c’est mettre en danger notre démocratie dans ce qu’elle a justement de recherche d’égalité. Ces mouvements sont des dérives graves d’une forme de réflexion devenue des injonctions qui tendent à vouloir supprimer de notre histoire tout ce qui semble «injuste». Or supprimer la culture d’hier parce qu’elle ne répond pas à nos critères actuels réduit notre possibilité imaginaire, qui n’est plus capable de contextualiser, et donc appauvrit notre liberté de penser, et par «effacement», nous fait oublier comment nous nous sommes construits.
Quelle est votre position sur la procréation médicalement assistée (PMA) pour toutes?
Bien évidemment, les quelque 14.000 femmes de la GLFF ne pratiquent pas la pensée unique. Pourtant, nous nous retrouvons toutes sur les valeurs issues du siècle des Lumières, qui fondent notre réflexion, et c’est à travers ce prisme que nous avons porté notre regard sur le projet de loi relatif à la bioéthique. Sur la PMA, nous sommes favorables à un élargissement pour les couples de femmes et les femmes non mariées, quelle que soit leur orientation sexuelle ou leur situation familiale. Il ne s’agit ni d’un «caprice», ni d’une «grossesse accidentelle», mais d’un projet de vie. Cette loi mettrait fin à une forme d’hypocrisie qui conduit des femmes à aller, comme pour l’IVG et la contraception par le passé, dans des pays où c’est légal, instaurant une discrimination financière.
La GLFF se dit adogmatique, laïque. Peut-on être croyante et franc-maçonne?
Nous nous inscrivons dans une tradition de liberté absolue de conscience. La spiritualité dans la démarche maçonnique est une transcendance pour certaines, un questionnement libéré de tout dogme religieux pour d’autres. C’est comme principe de vie collective, comme principe philosophique et politique que la laïcité prend sa pleine signification et nous convie à une liberté intérieure et sociale, pour ne pas désespérer du monde, que chacune et chacun trouve sa juste place.
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Que fait la GLFF pour défendre les droits des femmes, qui se sont retrouvées aux premières loges durant la crise sanitaire?
On a déjà dû s’occuper de nos 14.000 membres, moralement et financièrement. Nous avons aussi un fonds de dotation, Femmes Ensemble, qui permet de financer des banques alimentaires et de soutenir les étudiantes au sujet desquelles beaucoup de sœurs nous ont interpellées. La solidarité est un pilier de notre engagement dans et à l’extérieur des loges.
Quelle sera la position de la GLFF dans le débat de la prochaine présidentielle?
Nous n’avons pas vocation à donner des consignes de vote. Nous sommes des citoyennes et des démocrates avant tout. Nous souhaitons à ce titre être éclairées sur les programmes. Lors du dernier scrutin, nous avions demandé, par exemple, aux candidats de se prononcer sur l’inscription dans la Constitution de l’égalité hommes-femmes ou sur les moyens qu’ils mettraient en œuvre au sein des universités pour lutter contre les revendications et les dérives prosélytes d’ordre religieux. Nous avons reçu quelques gentils accusés de réception. Nous voulons juste être reconnues en tant que citoyennes à part entière et non comme des citoyennes supplétives.