«J’ai failli arrêter ce livre dix fois, j’avais l’impression en l’écrivant d’être comme le traducteur de Goethe en 1943», nous dit Christian Jambet depuis son domicile parisien, quelque temps après l’assassinat de Samuel Paty. Sa compagne, la philosophe Souâd Ayada, présidente du conseil supérieur des programmes de l’Éducation nationale, a été aux premières loges de ce drame. On comprend le parallèle. Mais le nazisme n’a pas duré longtemps, et le traducteur a finalement retrouvé l’Allemagne de Goethe, or la question est bien plus embrouillée en ce qui concerne l’islam moderne. Il reste précédé en Occident d’une aura ténébreuse, faite des attentats perpétrés en son nom, bien sûr, mais surtout de son échec à proposer au simple croyant autre chose qu’un carcan de règles oppressantes et un rejet de la démocratie. On comprend le scrupule de l’auteur, desservi par les raidissements d’une religion dont il veut dévoiler les beautés et les libertés.
Heureusement, Jambet a terminé son livre. Encore un pari fou, comme le fut son choix de se consacrer à la philosophie en terre d’islam depuis plus de quarante ans, depuis qu’il a tourné le dos à Marx et Mao pour les théosophes d’Iran.
Jambet s’est sorti de l’impasse existentielle autant que théorique du gauchisme grâce à la rencontre d’Henry Corbin, le plus grand traducteur et passeur des philosophes chiites en langue française. C’est une entreprise monumentale d’expliquer l’islam chiite à l’Europe agnostique. Jambet a suivi ce chemin escarpé, qui témoigne, encore une fois, de l’infatigable curiosité européenne pour le proche et le lointain, n’en déplaise à la pensée décoloniale, qui ne voit dans l’Europe qu’un club de kleptocrates planétaires. À vrai dire, Mullâ Sadrâ a un côté européen.
L’ayatollah Khomeiny a usurpé le nom et l’enseignement du vieux maître, pour s’attribuer les pouvoirs spirituels qu’il lui prêtait et conduire une révolution temporelle.
Par sa connaissance intime du platonisme, par sa ressemblance avec Spinoza qui est du même siècle. Mullâ Sadrâ, comme l’auteur d’Éthique, initie à la connaissance de soi, de la Nature, et de l’un par l’autre. Dans le cas de Mullâ Sadrâ, il s’agit de la connaissance suprasensible, et divine, parce qu’en ce temps-là, c’est ainsi que la science s’affirme ; mais il s’agit de placer le Savoir au-dessus de tout, y compris du Coran.
Quand Jambet a découvert Mullâ Sadrâ, le shah était encore le seigneur du royaume perse. L’irruption de l’ayatollah Khomeyni eut tôt fait de gâcher la fête de l’esprit ; et il a fallu replonger dans les accidents de l’histoire. Cela n’a pas dissuadé Christian Jambet de continuer à étudier les mystiques iraniens, ne serait-ce que pour porter témoignage qu’il existe un autre islam que celui que nous voyons sévir depuis dans les banlieues de l’Europe. Celui-là, d’ailleurs, est sunnite. Mais cette objection tient-elle? Faut-il vraiment se garder de l’amalgame sunnisme et chiisme, les deux grandes familles descendues du Prophète?
Un islam des Lumières européen est-il un doux rêve ou une bonne idée?
Cette précaution est sans doute inutile, depuis que, avec Khomeyni, le chiisme a donné le coup d’envoi d’un retour de l’islam dans la politique mondiale. Plus libre à l’égard des prescriptions coraniques, plus intérieur que son rival sunnite, il ne cesse depuis de rivaliser dans le littéralisme. Ils sont tous deux mis au service d’une théologie politique bien plus préoccupée d’ici-bas que de l’au-delà. Tel est le paradoxe douloureux qu’explore Jambet: la pétrification des doctrines chiites autour d’un juridisme tatillon, qui s’est faite aussi à partir de l’enseignement de Mullâ Sadrâ, car une longue tradition continuait de lui conférer un prestige unique. Ce livre nous apprend que même l’ayatollah Khomeiny fut l’un de ses lecteurs et qu’il s’est proclamé son disciple. Le frère d’Ali Khamenei, l’actuel guide suprême, en est un commentateur respecté.
L’ayatollah Khomeiny a usurpé le nom et l’enseignement du vieux maître, pour s’attribuer les pouvoirs spirituels qu’il lui prêtait et conduire une révolution temporelle. «La doctrine du gouvernement des juristes a réalisé ce qu’aucune révolution antérieure, en Iran, n’avait envisagé, elle a rendu licite le renversement du monarque et le rassemblement du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel sous une seule et même figure, celle du juriste le plus éminent, représentant de l’imam, écrit Jambet dans l’épilogue. L’équilibre subtil que les Safavides avaient établi, entre le pouvoir royal et le pouvoir spirituel, fut ainsi rompu, et avec lui l’équilibre de la science théologique.» Ce livre témoigne donc d’une impossibilité.
On comprend pourquoi le règne des ignorants est assuré, chez les sunnites comme les chiites. En effet, l’élite spirituelle des sages de l’islam n’est jamais reconnue selon son rang et sa puissance.
On se plaint en France de la judiciarisation des relations humaines, mais l’islam s’y adonne depuis bien plus longtemps. Le gouvernement des juristes était la hantise de Mullâ Sadrâ, et c’est exactement cela qui est advenu, partout en terre d’islam. Cette gouvernance a fait le lit d’un nationalisme chiite qui n’avait plus rien de commun avec Mullâ Sadrâ. Il eût fallu, pour réussir la révolution spirituelle qui a renversé le shah, que «le prophète fût désarmé», tel le Savonarole décrit par Machiavel. Mais il n’en fut rien. Khomeyni estima que le prophète devait être armé. La révolution iranienne ne fut pas «un mouvement de révolte échappant au régime des révolutions modernes, un mouvement antimoderne, un nouveau millénarisme, renouant avec les insurrections spirituelles d’antan». Elle ne fut pas, comme le pensa Michel Foucault à l’époque, cité par Jambet, «un mouvement spirituel», mais «le dernier des grands mouvements révolutionnaires du XXe siècle, après Lénine, Mao et consorts». Pouvait-il en être autrement? À lire ce beau livre, érudit, exigeant, platonicien en des temps postmodernes, on comprend aussi pourquoi le règne des ignorants est assuré, chez les sunnites comme les chiites. En effet, l’élite spirituelle des sages de l’islam n’est jamais reconnue selon son rang et sa puissance. Son savoir reste caché aux yeux de la foule. D’autant plus caché que leur discipline austère les détourne de la vie dans la cité.
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Le prédicateur habile peut alors faire son entrée. Berger cynique des âmes mortes, il tait peu à peu l’exigence placée par Mullâ Sadrâ dans la quête spirituelle d’un perfectionnement de l’âme. La rêverie platonicienne en terre d’Orient n’engendrera donc pas cette «religion philosophique» – tout entière vouée à l’exercice de la Connaissance, voulue par Mullâ Sadrâ. Platon avait imaginé, dans la République, la figure impossible du roi philosophe. Son cousin perse a voulu celle de l’imam philosophe. Il n’est pas encore advenu. Mais il reste l’aventure de la connaissance libre, à laquelle cet islam-là invite aussi. En dehors de toute forme de censure, d’interdit religieux, la sagesse de Mullâ Sadrâ dit ceci, comme aurait dit Spinoza: «La preuve de Dieu est seulement l’Intellect, qui est le messager intérieur.»