«Lorsque les conseils des amis et l’amour d’une famille sont impuissants, lorsque la raison est devenue l’esclave de la passion ou que les problèmes relationnels se multiplient, la roqya devient nécessaire.» Migraines, dépression, mauvais œil, sorcellerie… Nombreux sont les maux que prétend soigner ce centre d’exorcisme islamique francilien, qui prône «l’autoguérison» grâce à la «confiance en Allah». Relayant des vidéos de prêches radicaux, promouvant un livre en ligne intitulé Le Sabre tranchant contre les sorciers malfaisants, cet «institut», comme tant d’autres, suscite l’inquiétude des autorités.
En 2019, déjà, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) avait mandaté Bilel Ainine, du CNRS, pour enquêter sur ces installations développant des «dérives sectaires sous couvert de pratiques rigoristes en Islam». «Mais l’État ayant dissous la mission en tant que structure indépendante, mon texte n’a toujours pas été publié», accuse le chercheur. Contactée, la Miviludes, qui a reçu entre 2018 et 2020 une «quinzaine de saisines à propos de la médecine coranique», assure qu’un «article paraîtra prochainement à ce sujet».
Une simple recherche sur internet suffit à constater l’explosion du phénomène: Nanterre, Aubervilliers, La Courneuve, Toulouse, Marseille… Les adresses d’exorcistes pullulent dans la rue et sur les réseaux, où des milliers d’abonnés se réunissent, notamment pour déplorer leurs méthodes. Sur la page d’un centre d’Île-de-France, une femme assure en être sortie «traumatisée», en raison des «cris» et des «discours douteux» du gérant. Une autre cliente relate les «cicatrices horribles sur la nuque et la poitrine» de son mari, persistantes depuis sept mois.
«J’étais sous le joug d’un djinn»
Que se passe-t-il au sein de ces cabinets, localisés dans certaines arrière-boutiques ou au sein d’appartements? «Des séances de hijama, menées par des inexpérimentés», affirme Omero Marongiu-Perria, islamologue. «La hijama ne vient pas du Coran, mais le prophète Mohamed l’aurait conseillé à ses fidèles», précise Bilel Ainine. Concrètement, les praticiens placent sur des zones de la peau qu’ils scarifient des coupes en verre, qui produisent un effet de succion. Le «sang impur», cause supposée de douleurs, serait ainsi évacué. «Puisque ça se fait sans contrôle, ça pose un gros problème de santé publique», juge le membre du CNRS.
La hijama, soin physique, est fréquemment couplée à la roqya, pratique mystique. Millénaire, elle est usée pour «chasser les djinns», ces esprits dont le nom figure dans le Coran. «Le râqi, celui qui exorcise, récite certains versets qui évoquent la toute-puissance d’Allah», reprend Bilel Ainine. Des objets «coranisés», bénis, peuvent compléter cette technique censée être inoffensive. Mais la roqya, n’étant pas codifiée par le culte musulman, se réaliserait de bien d’autres façons. Plus violentes, plus «barbares», d’après le récit d’Élias Zahid, auteur de Possédé par un djinn (Éditions La Boîte à Pandore, 2015).
Le jeune homme, musulman, assure au Figaro avoir été «habité» trois ans par un esprit malveillant: «Après un voyage au Maroc en 2011, où j’avais loué un ancien riad avec des amis, j’ai commencé à vivre des expériences de mort imminente, à voir et entendre un esprit me parler, parler à travers moi en des langues que je ne connaissais pas. J’ai consulté des médecins, des psychologues, qui ne trouvaient pas la cause de mon mal-être. L’un de mes soignants, juif, m’a pourtant cru quand je lui ai dit que la seule chose qui m’apaisait, c’était la lecture du Coran. J’ai réalisé, à ses côtés, que j’étais sous le joug d’un djinn.» Un témoignage inimaginable «pour les non-croyants», affirme l’auteur. Selon Omero Marongiu-Perria, un tel récit relèverait de l’ethnopsychiatrie, qui s’intéresse aux désordres psychologiques en rapport à leur contexte culturel. Mais pour Élias Zahid et sa famille, la réalité est tout autre: il consulte alors des râqis.
«3000 euros pour un exorcisme»
«Pour ma part, ça ne s’est jamais fait en “institut”: les numéros d’exorcistes se transmettaient de famille en famille. Il y en a dans toute la France. On les invitait chez nous, avec des gâteaux, un café», raconte-t-il. «Certains étaient inoffensifs, mais inefficaces. Ils écrivaient des versets sur un bout de papier, que je devais garder sur moi. Ils inscrivaient des sourates sur une feuille “bénie” avec du henné, que je devais diluer dans l’eau pour ensuite boire le tout, comme une potion magique. Mais d’autres râqis étaient de véritables dangers. L’un d’entre eux s’était isolé avec moi et m’avait frappé et fouetté jusqu’au sang pour s’en prendre au djinn. Il m’a massacré. La situation nous semblait tellement désespérée que ça nous paraissait en valoir la peine. J’ai aussi dû me baigner dans la mer, tremper mes plaies dans l’eau salée.»
«Ces dérives, je les confirme totalement», soutient l’islamologue Omero Marongiu-Perria. Anciennement dans le milieu associatif, l’auteur de Rouvrir les portes de l’islam (Éditions Atlande, 2017) se remémore ces semaines où il a dû «faire en sorte qu’un imam quitte sa mosquée», à cause de «sa spécialisation dans l’exorcisme de jeunes filles». «Il glissait des versets dans une bouteille d’eau, raconte-t-il, demandait à la personne de verser son contenu dans une bassine, puis exigeait qu’elle prenne un bain rituel dedans, tout en supervisant la scène.» «Du voyeurisme complet», que les adeptes de l’établissement n’osaient pas dénoncer. L’islamologue cite aussi un fait divers, en 1994, où Louisa, 19 ans, est morte durant un exorcisme.
Aujourd’hui, des râqis, venus de nulle part, dressent des ordonnances, comme des médecins. J’ai rencontré quelqu’un qui a dépensé 3000 euros pour un exorcisme
Bilel Ainine, chercheur au CNRS
Lou Syrah, journaliste sous pseudonyme, a analysé l’affaire dans son livre Louisa (Éditions Goutte d’Or, 2020). «Selon ses proches, Louisa était devenue violente, suicidaire. Sa famille a fait appel à un imam de Roubaix. Cinq heures durant, il a fait boire à la jeune femme des litres et des litres d’eau salée, pour lui faire vomir l’objet qui aurait causé sa possession, relate l’auteur au Figaro. Il l’a secouée, a flagellé ses pieds, l’a tenue par la gorge. Elle est tombée dans le coma, et est décédée le lendemain. La cause: noyade pulmonaire.» L’imam, Mohamed Kerzazi, a été condamné à sept ans de prison. «C’est le premier fait divers d’une longue série», note Lou Syrah.
En 2005, Brahim R., 29 ans, est retrouvé mort dans le sous-sol de la mosquée Omar, à Paris, le larynx brisé et le ventre lardé d’hématomes. Les suspects avaient avoué vouloir «chasser le malin». En 2007, en Meurthe-et-Moselle, un imam est mis en examen pour agressions sexuelles sur deux jeunes hommes lors de roqyas. Il est relaxé cinq ans plus tard, après avoir partiellement avoué les faits. En 2010, en Normandie, un imam est condamné à deux mois de prison pour des coups de bâton sur sa femme pendant une session. En 2015, à Rennes, une adolescente est brûlée lors d’une roqya. En 2017, trois personnes sont mises en cause en Seine-Saint-Denis pour «exercice illégal de la médecine et violences aggravées», selon le parquet de Bobigny, après qu’ils auraient fait ingurgiter à une quadragénaire, tombée dans le coma, plus de vingt litres d’eau. En 2019, la belle-fille de l’imam Khattabi, à Montpellier, a porté plainte contre lui pour agression sexuelle et viol lors d’une séance de roqya…
«Il existe des dérives violentes, mais minoritaires face aux procédés d’extorsion mis en place», pointe Bilel Ainine. La pratique religieuse ne devrait pas être tarifée, mais «la roqya s’est professionnalisée: certains vendent des produits coranisés à 50, 100 euros… Aujourd’hui, des râqis, venus de nulle part, dressent des ordonnances, comme des médecins. J’ai rencontré quelqu’un qui a dépensé 3000 euros pour un exorcisme.» Élias Zahid a fait pire: «10.000 euros pour une seule séance.» Omero Marongiu-Perria, imam par le passé, s’étonne du nombre de personnes l’ayant sollicité. «On me proposait 300 ou 500 euros, c’est du délire!»
Formations en Arabie saoudite
Comment expliquer l’ampleur de cette demande? Pour l’islamologue Razika Adnani, «c’est le signe d’un retour de la superstition, et du recul de la science et de la modernité. Nombreux sont les musulmans à répéter les idées reçues, sans porter de regard critique. En Islam, beaucoup de concepts ont été instaurés pour empêcher la pensée rationnelle de s’exprimer.» Selon Bilel Ainine, «les gens expriment le besoin d’aller vers le spirituel. L’industrie du bien-être est en vogue hors Islam.»
Un constat que partage Lou Syrah, pour qui le succès français de l’exorcisme islamique «surfe sur celui des médecines alternatives. Des athées ou des fans de yoga subissent la hijama. Les déserts médicaux expliquent aussi ce phénomène, et la roqya offre des débouchés professionnels faciles.» Elle renvoie à la responsabilité des «formations» étrangères: «Dans les années 1990, l’Arabie saoudite a proposé des bourses aux jeunes Européens pour qu’ils viennent étudier à Médine. Les étudiants sont revenus avec une roqya radicale en poche, qui s’est diffusée en Europe. Quel meilleur prosélytisme que la guérison miraculeuse?»
Les dérives sectaires progressent en France, favorisées par la crise du Covid
Enfin, pour Omero Marongiu-Perria, l’exorcisme islamique est «plus l’affaire de cultures que de radicalisation. On retrouve la roqya chez les Maghrébins ou les Africains subsahariens. Chez les Turcs ou les Asiatiques, ça n’existe pas». Mais surtout, «la roqya vise les gens en souffrance. C’est déplorable d’en faire un business». Malgré les fortunes dépensées, et le sang versé, Élias Zahid, après une ultime séance aux côtés d’un «imam reconnu», assure s’être débarrassé de son djinn… Grâce à l’exorcisme?