Dans un avis de la Cour suprême des États-Unis de 1964, le juge Potter Stewart, à qui il était demandé de définir la pornographie, avait péniblement résumé la nature nébuleuse du concept en sept mots qui feront tache d’huile dans sa carrière : « Je la reconnais quand je la vois » (« I know it when I see it »).
Près de soixante ans plus tard, l’amère expérience du juge résonne comme un avertissement pour ceux qui travaillent sur la désinformation russe. « La prudence est de mise », prévient d’emblée Kevin Limonier, maître de conférences à l’Institut français de géopolitique. Pour le chercheur, impossible de se contenter d’un « la désinformation russe, je la reconnais quand je la vois ».
« Il y a cette tendance à imaginer la Russie comme un bloc monolithique extrêmement vertical avec, inévitablement à son sommet, Vladimir Poutine. Il faut sortir de cette vision quand on parle d’opérations d’influence », explique le chercheur. S’il existe des opérations directement liées au Kremlin, il en est aussi qui n’ont aucun rapport avec l’État russe. Entre ces deux extrêmes, tout est possible.
RETOUR SUR LE CONTINENT
Depuis son retour sur le continent africain en 2014, le Kremlin n’est pas avare d’opérations d’influence et de désinformation sur zone. Pour Kevin Limonier, le but de ces campagnes est double. D’abord « légitimer la présence russe en Afrique auprès de l’opinion publique » mais aussi « déstabiliser ses adversaires dans la région ». En ligne de mire directe : la France.
En 2019 déjà, Facebook annonçait supprimer un vaste réseau de désinformation qui alimentait un discours anti-États-Unis et anti-France. Un réseau tentaculaire implanté à Madagascar, en République centrafricaine, au Mozambique, en République démocratique du Congo, mais aussi en Côte d’Ivoire au Cameroun, au Soudan et en Libye. Derrière cette opération se trouvait l’oligarque russe Evguéni Prigojine. C’est ce proche de Vladimir Poutine qui a été accusé d’avoir joué un rôle dans l’ingérence russe pendant la présidentielle américaine de 2016 ou encore d’être derrière la force de mercenaires Wagner, récemment accusée d’exactions en Centrafrique.
Coutumier des basses-œuvres du Kremlin, Evguéni Prigojine est accusé par Facebook d’être derrière 15 des 26 opérations d’influence russes identifiées entre 2017 et 2020 sur le réseau social aux 2,8 milliards d’utilisateurs.
UN MÉDIA RUSSOPHILE
Mais la désinformation et les opérations d’influence ne reposent pas uniquement sur les réseaux sociaux. Un rapport de l’ONG « Free Russia Foundation » consacré aux opérations de Prigojine en Afrique pointait l’utilisation d’ONG fantoches comme le réseau « Afric » ou encore le financement et la création de médias.
« L’intérêt pour l’État russe de passer par des proxys [des intermédiaires] comme Evguéni Prigojine, que ce soit pour ses campagnes de désinformation ou la présence de forces armées sur place est de pouvoir jouer la carte du déni plausible. En somme, de pouvoir nier l’implication de l’État dans l’existence d’actions condamnables », résume Kevin Limonier.
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Un phénomène qui inquiète jusqu’au plus haut sommet de l’État. Emmanuel Macron, dans un entretien donné au journal Jeune Afrique daté du 20 novembre 2020 accusait directement la Russie de jouer sur « le ressentiment postcolonial ».
Sans en être à l’origine, elle compte bien entretenir ce sentiment antifrançais qui se développe dans plusieurs pays d’Afrique. Notamment en apportant son soutien à des organisations panafricanistes comme le faisait déjà l’URSS dans les années 1950.
NARRATIF ANTIFRANÇAIS
Dans la sphère des panafricanistes, justement, une chaîne de télévision sort du lot : Afrique Media TV . Intégrée au groupe Media Press Africa, elle revendique une « présence dans plus de 220 millions de foyers » grâce à une diffusion satellitaire, par le câble et sur les ondes hertziennes. Elle est par ailleurs très présente sur les réseaux sociaux, avec plus de 650 000 abonnés sur Facebook et des milliers de vidéos sur sa chaîne YouTube.
À longueur de journée, elle retransmet les débats enflammés qui se tiennent sur son plateau et alimente le narratif antifrançais, sans trop s’embarrasser des faits. Une chaîne ouvertement conspirationniste qui a tendance à imaginer la « main de Paris » derrière chaque événement qui se déroule sur le continent. Sur son plateau, on peut entendre notamment que la France « est à l’origine » ou « finance » les organisations terroristes en Afrique. Mais aussi que le Covid-19 est un complot mené par la « science occidentale » ou encore que les enfants africains se font déposséder de leurs organes par les élites occidentales qui les utiliseraient pour accroître leur espérance de vie.
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La seule chose qui semble égaler sa détestation de la France et des élites occidentales semble être l’amour qu’elle porte à la Russie. Ce pays, à l’exact inverse de la France, est présenté comme un « libérateur ». Un « allié fiable » qui aidera les Africains à bouter l’envahisseur français qui pille, tue et viole les populations.
Si ce discours s’aligne parfaitement avec le narratif qu’entend imposer Moscou en Afrique, là aussi il faut « prévenir les conclusions hâtives » selon Kevin Limonier. « Cette ligne éditoriale pourrait n’être qu’une simple convergence idéologique. Il faudrait accumuler les indices concordants pour prouver le contraire », explique-t-il.
FINANCEMENT RUSSE
De nombreux faits laissent penser qu’il ne s’agit pas d’une simple connivence idéologique. Au contraire, les indices, recueillis par Marianne grâce au travail en sources ouvertes (OSINT), donnent du corps à l’hypothèse d’un financement russe et d’un lien avec Evguéni Prigojine.
Un partenariat qui pourrait s’avérer fructueux financièrement à en croire un article publié par la revue spécialisé Africa Intelligence daté du 22 août 2018 qui explique qu’en Centrafrique, il est proposé 30 euros « aux journalistes chargés de couvrir un événement organisé par Moscou. Un article élogieux est également rétribué, tout comme les éditoriaux ostensiblement antifrançais ». De quoi arrondir les fins de mois.
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La première à avoir évoqué les financements russes de la chaîne de télévision est l’Agence de presse panafricaine (APP). Dans un article en date du 13 septembre 2019 , l’agence assure qu’Afrique Media TV a bénéficié « d’importants financements pour son développement » de la part de « Russes » dont les noms ne sont pas précisés. L’existence de ces « partenaires russes » semble être un secret de polichinelle puisqu’ils sont évoqués directement par le directeur de la chaîne, Justin B. Tagouh. Dans un tweet daté du 27 août 2020, il annonce « avoir eu une visioconférence avec les partenaires russes pour l’installation de la plus grande radio panafricaine » et qu’« une équipe d’Afrique Media se rendra à Sotchi pour parapher les documents dans les prochains jours ». Un message accompagné d’une photo où Justin B. Tagouh est immortalisé en compagnie de l’actuel ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, Sergueï Lavrov
« DIPLOMATIE PARALLÈLE »
Autre pilier de la chaîne de télévision, le « géopolitologue » belge Luc Michel. Souvent présenté comme militant politique proche de l’extrême droite – qualificatif qu’il réfute formellement – il ne nie pas être « une courroie de transmission entre la “russosphère” et Afrique Media TV ». « Je fais ce que les médias belges appellent de la diplomatie parallèle » assume-t-il. Régulièrement présenté comme étant « au service des intérêts russes », il rétorque être « parfaitement indépendant » et en aucun cas « financé par la Russie », même s’il en est proche sur le plan des idées.
Pourtant, Luc Michel n’est pas étranger aux opérations d’influences menées par le Kremlin. En 2014, avec sa structure, l’Eurasian Observatory for Democracy and Elections (Eode), il est missionné pour aller « surveiller » le « référendum » pour l’indépendance en Crimée après l’annexion russe du territoire. En bon homme d’influence, il aime à évoquer de l’étendue de son carnet d’adresses en Afrique comme en Russie qui lui vaut l’ouverture de beaucoup de portes.
D’ailleurs, en République Centrafricaine, il ne cache pas « connaître » le conseiller russe du président Faustin-Archange Touadéra : Valery Zakharov. Un nom que l’on retrouve dans un rapport de l’ONU rendu public fin mars dans lequel le Russe est présenté comme… un membre de la chaîne de commandement de l’entreprise de mercenaires russes Wagner, dirigée par Evguéni Prigojine.
OMNIPRÉSENCE
Autre indice qui évoque la piste de l’oligarque, une tribune publiée sur le site d’Afrique Media TV le 10 juillet 2020 intitulée « Engel a beau manœuvrer : il n’arrive pas à gagner, même avec une résolution contre Prigojine ! » Une charge contre le sénateur américain Eliot Engel, à l’origine d’une résolution contre le milliardaire, que l’on peut retrouver publiée au mot près, le même jour, sur d’autres sites clairement affiliés aux opérations de l’homme chargé des basses œuvres du Kremlin. Un de ces sites, Afrique Panorama a d’ailleurs depuis fermé boutique après que sa page Facebook a été supprimée par le réseau social.
Toujours prompte à glorifier les initiatives russes en Centrafrique, Afrique Media TV a également assuré le service après-vente du film de propagande russe Tourist à la gloire des « instructeurs russes » venus former les forces armées centrafricaines. C’est certainement ce coup de cœur cinématographique qui a poussé les décideurs de la chaîne à publier le film dans son intégralité sur sa chaîne Youtube alors qu’elle semble, a priori, ne pas en détenir les droits. La firme qui les a, en revanche, s’appelle LLC « Aurum », une entreprise elle-même détenue à 100 % par un certain Evguéni Prigojine, selon les données publiques du ministère de la Culture russe.
VIDEO
La chaîne panafricaine a également couvert de très près la création de la radio locale centrafricaine Radio Lengo Songo. Au détour d’un reportage dithyrambique , elle est qualifiée de « nouvelle fierté du paysage médiatique centrafricain ». Un « outil de communication de masse le plus interactif qui soit en République centrafricaine » et le « résultat de la coopération d’un grand nombre de personnes qui ne sont pas indifférentes au sort » du pays. Dans ces sponsors, le reportage évoque « des compagnies avec des participations russes » mais omet de préciser qu’il s’agit plus particulièrement de l’entreprise d’extraction minière Lobaye Invest, filiale de M Invest, un groupe fondé, là encore, par Evguéni Prigojine.
Contactés, de nombreux anciens et actuels employés d’Afrique Media TV n’ont pas répondu aux sollicitations de Marianne . Seul Martin Ngningaye, directeur général du groupe Media Press Africa a déclaré ne pas ignorer l’existence « d’informations sur les origines de nos financements ni les rapports qui pourraient exister entre notre chaîne et la Russie » mais préfère « pour le moment ne pas commenter ces informations ». En guise de justification, il explique que « la géopolitique actuelle nous impose une certaine réserve ».
« COOPÉRATION RUSSO-AFRICAINE »
Une autre structure regroupe certains protagonistes de cette enquête. Qu’il s’agisse du directeur d’Afrique Media TV, Justin B. Tagouh, de son directeur de la coopération internationale, François Bikoro, ou encore Martin Ngningaye. Les trois hommes sont membres d’une autre organisation : le Conseil africain des médias. Justin B. Tagouh est présenté comme son secrétaire général et François Bikoro le porte-parole.
Cette organisation produit notamment des sondages et missionne des observateurs lors d’élections. Un outil d’influence qui aurait été créé en 2013 par le gouvernement du dictateur de Guinée-Equatoriale Teodoro Obiang et serait aujourd’hui « parrainée par Afrique Media » selon Luc Michel.
Sur sa page Facebook, cet organisme partage fréquemment des publications soupçonnées d’être liées à l’oligarque russe et a fait, début mai, la promotion d’une conférence sur le thème du « développement de la coopération russo-africaine ».
En 2018, le Conseil africain des médias avait aussi un compte Twitter qui n’est resté actif que deux mois avant d’être supprimé. Marianne a retrouvé les archives de ce compte qui ne comptait que 18 abonnés avant sa suppression. Parmi eux, on retrouve le compte officiel du réseau « Afric », lui aussi, lié à Evguéni Prigojine.
Alors Afrique Media TV est-elle partie intégrante de la stratégie d’influence russe en Afrique ? S’il est impossible d’être catégoriques à ce stade, l’accumulation d’indices pose de sérieuses questions et donnera certainement du grain à moudre à ceux qui, à Paris, s’inquiètent du développement de l’influence russe en Afrique.
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