S on arrestation et sa condamnation à deux ans de prison en novembre dernier sont passées quelque peu inaperçues au milieu de l’émotion suscitée par l’effroyable assassinat de Samuel Paty. Pourtant, la lourde peine prononcée par un tribunal de Tunis contre le blogueur tunisien Wajdi Mahouechi le 12 novembre 2020, et confirmée en appel le 5 février dernier, est directement liée au sort du professeur d’histoire-géographie décapité le 16 octobre 2020.
Au lendemain de la tragédie du collège de Conflans-Sainte-Honorine, les réactions affluent en Tunisie , sur Facebook , lieu d’expression privilégié de la jeunesse depuis la révolution. Si beaucoup d’internautes tunisiens, encore traumatisés par les attentats djihadistes sanglants qui ont frappé le pays au cours de la dernière décennie, condamnent sans détour la décapitation de l’enseignant français, d’autres insistent sur la nécessité de respecter le prophète de l’islam, dont l’image a été, selon eux, mise à mal après la diffusion en classe par Samuel Paty des caricatures de Charlie Hebdo . Sans attendre, le mot-dièse « #saufleprophètededieu », en défense à Mahomet , fait son apparition sur Facebook et se répand comme une traînée de poudre.
Campagne antifrançaise
« Il s’agissait tout d’abord de vidéos et de photomontages issus de médias de pays qui soutiennent les Frères musulmans, à savoir la Turquie et le Qatar , qui ont été ensuite relayés en Tunisie sur les pages Facebook pilotées par le parti islamiste Ennahdha [qui partage notamment le pouvoir en Tunisie avec le parti populiste Qalb Tounes, NDLR] », raconte au Point l’enseignant tunisien Elyès Zaouali-Martin, observateur avisé des réseaux sociaux du pays. « Une attention particulière était portée à la France avec une réécriture flagrante de l’histoire et des mensonges délibérés sur le contenu exact du discours d’Emmanuel Macron sur les caricatures. Tout cela a été astucieusement mené grâce à un amalgame entretenu sur le passé colonial de la France, ajoute-t-il, et a fini par ameuter les internautes tunisiens et a suscité une haine des Français. »
Parmi les acteurs les plus zélés de la campagne antifrançaise, des proches de la mouvance islamiste, dont certains sont allés jusqu’à justifier l’assassinat du professeur d’histoire-géographie. C’est le cas du député islamiste Rached Khiari, élu sous les couleurs de la coalition Al-Karama, ou de l’imam conservateur Mokhtar Dellali. Le premier a écrit sur Facebook que « l’offense au messager d’Allah est le plus grave des crimes et celui qui le commet doit en assumer les conséquences », provoquant une levée de boucliers parmi les intellectuels tunisiens, qui ont exigé dans une pétition qu’il réponde de ses actes devant la justice. Le second est allé encore plus loin en expliquant dans une vidéo que « [notre] devoir est de décapiter celui qui a offensé ou dénigré [notre] Prophète ».
Aucune poursuite judiciaire
Si des procédures ont bien été engagées contre les deux hommes, aucun d’entre eux n’a pour l’heure été sanctionné par la justice tunisienne. Furieux que l’imam Mokhtar Dellali s’en tire à si bon compte, le blogueur Wajdi Mahouechi s’en est vertement pris au procureur de Tunis. Dans une vidéo publiée sur Facebook le 1er novembre dernier, il a copieusement insulté le magistrat, qu’il a accusé de « lâcheté ». Selon l’organisation de défense des droits de l’homme Human Rights Watch, il a été arrêté dès le lendemain par les services de lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée, qui l’ont interrogé. Wajdi Mahouechi a été condamné dix jours plus tard pour « calomnie publique » et « outrage à un fonctionnaire », une peine qui vient d’être confirmée le 5 février dernier par la cour d’appel de Tunis.
VIDEO
« Cette peine est profondément injuste et très grave », réagit auprès du Point la militante Rahma Essid, secrétaire générale de l’Association tunisienne des libres penseurs. « Il est vrai que Wajdi Mahouechi a proféré des insultes, mais elles visaient avant tout à faire bouger le procureur contre un imam qui a appelé au djihad ! » La liberté d’expression est censée être garantie par la Constitution tunisienne votée en 2014. Mais, en l’absence d’une Cour constitutionnelle, les lois restent soumises à l’interprétation des juges. « Malheureusement, le pouvoir judiciaire est touché par le conservatisme, au même titre que le pouvoir politique », dénonce Rahma Essid. « Ils préfèrent protéger un imam qui appelle au djihad et condamner à deux ans un jeune pour un post Facebook. Ceci est très triste pour la Tunisie postrévolution. »