Photo © Mark Henley/Panos-REA
Plutôt discrète sur la gestion de la crise sanitaire, Frédérique Vidal s’est offert un moment d’exposition médiatique en dénonçant la montée de l’« islamo-gauchisme » à l’université. En proposant, le 16 février, de confier au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) une enquête sur « l’ensemble des recherches » qui se déroulent en France, la ministre de l’enseignement supérieure s’est attiré les foudres d’une partie du monde universitaire. Au premier rang desquels le CNRS lui-même, assurant dans un communiqué que, « s’il pourra participer à la production de l’étude », l’islamo-gauchisme « ne correspond à aucune réalité scientifique. »
Mais la ministre n’est pas la première à s’inquiéter d’un tel phénomène. En octobre dernier, dans le sillage de l’attentat contre Samuel Paty, Jean-Michel Blanquer avait déclaré sur Europe 1 que « l’islamo-gauchisme » faisait « des ravages à l’université. » Dans la foulée, une centaine d’universitaires le soutenaient et alertaient dans Le Monde : « Il serait temps de nommer les choses et aussi de prendre conscience de la responsabilité, dans la situation actuelle, d’idéologies qui ont pris naissance et se diffusent dans l’université et au-delà. »
Marianne se propose de revenir aux sources de ce débat à travers un entretien fleuve avec Pierre-André Taguieff qui publie le 17 mars Liaisons dangereuses: islamo-nazisme, islamo-gauchisme (Paris, Éditions Hermann). Au début des années 2000, alors que la deuxième Intifada éclatait, le philosophe s’est attelé à conceptualiser « l’islamo-gauchisme. » Dans cette première partie, il analyse la proposition de Frédérique Vidal de confier une enquête au CNRS et donne sa définition de « l’islamo-gauchisme. »
Marianne :Quel regard portez-vous sur l’initiative de Frédérique Vidal de demander une enquête au CNRS sur les études menées en France ? Est-ce bienvenu que les politiques se saisissent de cet enjeu ?
Pierre-André Taguieff : Je ne peux que saluer cette prise de conscience et cette initiative, non sans cependant exprimer ma surprise devant le total revirement de Frédérique Vidal qui rejoint ainsi, quatre mois plus tard, les analyses, les positions et les inquiétudes justifiées de Jean-Michel Blanquer. Quant au moment choisi par la ministre pour faire cette déclaration inattendue, il est à l’évidence contestable. Mais l’on sait que l’argument douteux du « bon moment » permet de repousser indéfiniment la position des problèmes qu’on ne veut pas voir poser. La crise sanitaire et sociale ne doit pas interrompre la vie politique et les débats qui l’animent.
La question reste de savoir comment, dans quel cadre et par qui l’enquête sera réalisée. Pourquoi choisir l’alliance Athéna [l’alliance thématique nationale des sciences humaines et sociales censée mener l’étude mais qui s’en éloigne dans un communiqué du 18 février, N.D.L.R.] plutôt que, par exemple, le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES) ? Quoi qu’il en soit, c’est dans le cadre de l’alliance Athena que Lionel Obadia a rédigé récemment un rapport sur le statut des « sciences participatives », et qu’en 2016 a été réalisé le rapport « Recherches sur les radicalisations… ». Pourquoi pas, dès lors, un rapport dans le même cadre, mais dans une perspective tout autre, sur le statut des fausses sciences sociales calquées sur l’idéologie décoloniale, la « théorie critique de la race » et l’intersectionnalisme ? L’enquête et l’évaluation critique sur les dérives militantes et les impostures intellectuelles dans les milieux académiques rempliraient une fonction démystificatrice et contribueraient à la lutte contre le nouvel obscurantisme.
« La direction du CNRS, choisit clairement son camp idéologique. »
Mais le P.-D.G. du CNRS, Antoine Petit, protecteur des études postcoloniales et défenseur de la « théorie critique de la race », paraît fort mal placé pour favoriser une telle enquête et en garantir l’impartialité. Rappelons les positions qu’il a prises en novembre 2019 dans l’avant-propos qu’il a rédigé, en écriture inclusive, pour un méchant ouvrage collectif rassemblant des auteurs postcoloniaux et décoloniaux : « La “race” devient la nouvelle grille de lecture du monde sur laquelle s’intègre la grille du genre, et qui s’articule à la hiérarchie homme/femme (…). Dans une société non métissée, le social et le genre dominent, mais dans l’espace interracial, le social s’efface derrière le racial. »
On comprend dès lors que, dans un étrange communiqué publié le 17 février, titré « L’“islamogauchisme” n’est pas une réalité scientifique », la direction du CNRS, choisissant clairement son camp idéologique, puisse condamner « les tentatives de délégitimation de différents champs de la recherche, comme les études postcoloniales, les études intersectionnelles ou les travaux sur le terme de “race” ». Mais, par une flagrante inconséquence, la direction du CNRS donne son accord pour réaliser une enquête sur un phénomène qu’elle dit inexistant.
On peut s’étonner par ailleurs que, par ce communiqué illustrant maladroitement le recours à l’argument d’autorité, la direction du CNRS « condamne » l’emploi du terme « islamo-gauchisme » au nom de la défense de la « liberté académique » ! Pourquoi ne pas condamner aussi l’usage des termes politiques comme « néonazisme », « néofascisme », « extrême droite » ou « islamisme », voire « diversité » ou « universalisme », en tant que « slogans politiques » ne renvoyant à aucune « réalité scientifique » ? Le mot « racisme » est-il une insulte, un « slogan politique » ou un « concept scientifique » ? Est-ce à la direction du CNRS, par un communiqué de presse, de trancher ? Un tel parti pris témoigne surtout d’une affligeante ignorance de ces questions et d’une grande perméabilité aux modes intellectuelles. Mais surtout, on ne saurait être juge et partie. Dans ces conditions, l’impartialité de l’enquête ne saurait être considérée comme garantie.
« Il importe de faire une cartographie des secteurs de l’enseignement supérieur touchés par l’endoctrinement décolonial et islamo-gauchiste. »
Ayant moi-même publié en 2018 un ouvrage savant, chez CNRS Éditions, intitulé « Race » : un mot de trop ? Science, politique et morale, précédé de nombreuses publications sur la question depuis les années 1980, je crois savoir de quoi je parle, contrairement à bien d’autres. Il ne s’agit pas bien sûr de délégitimer globalement les études sur les questions de race et les formes de racisme, mais d’expertiser sérieusement les travaux réalisés dans ce domaine. Or, en langue française, la plupart d’entre eux se présentent comme des catéchismes ou des bréviaires idéologiques, fabriqués paresseusement à coups d’emprunts aux publications militantes étasuniennes, et appliquant mécaniquement à la société française des outils conceptuels forgés pour analyser l’ordre social-racial américain, tel le « racisme systémique » (dit auparavant « institutionnel » ou « structurel »). Transposé par les activistes académiques à la française, cela donne le « racisme d’État », pur fantasme, alors que ce qui caractérise la France, c’est son antiracisme d’État.
Ce projet d’enquête et d’évaluation critique répond d’une certaine manière à la demande faite début novembre 2020 par le Manifeste des cent ainsi que par l’Observatoire du décolonialisme, lancé en janvier 2021, deux initiatives dues à des chercheurs et à des universitaires décidés à porter dans le débat public les interrogations sur le malaise profond suscité dans le monde universitaire par l’irruption de l’activisme décolonial, sous diverses étiquettes aussi floues qu’attrape-tout (« études postcoloniales », « études de genre », « recherches sur le racisme », sur « les discriminations », « l’intersectionnalité », « la diversité », la « théorie critique de la race », etc.). Il importe de dresser un état des lieux concernant les travaux supposés scientifiques réalisés par les enseignants-chercheurs dans les universités, de faire une cartographie des secteurs de l’enseignement supérieur touchés par la propagande et l’endoctrinement décolonial et islamo-gauchiste ainsi qu’une évaluation critique de la qualité scientifique des travaux réalisés dans un certain nombre de laboratoires. Il ne faut pas négliger non plus l’action de divers groupes de pression (associations, etc.), ni le rôle joué par certains syndicats étudiants qui apportent leur pierre à la construction d’une machine à normaliser la nouvelle pensée « radicale » unique, dénonçant la laïcité comme un masque de l’islamophobie et l’universalisme républicain comme un héritier de l’impérialisme français, et plus largement occidental. Comment, par exemple, ne pas s’interroger sur les conditions de possibilité de cet événement inédit : l’avènement d’une vice-présidente de l’Unef voilée ?
« Les convergences idéologiques et les alliances militantes entre islamistes et gauchistes dérivaient d’un commun antisionisme radical. »
Fournir des informations vérifiées sur l’occupation du terrain universitaire par des activistes ayant obtenu des titres ou des postes grâce à une discrimination positive dissimulée (favorisant les « minorités ») avec l’aide de réseaux militants actifs (dont les membres interviennent systématiquement dans les jurys de thèses des candidats affidés) et sur certaines pratiques relevant de l’esprit de censure et de la violation des libertés académiques (par l’exclusion et la criminalisation des contradicteurs, en tant que « dominants », « racisants » ou « mâles blancs hétéros »), c’est le premier pas dans une nécessaire contre-offensive intellectuelle. Dans l’enseignement supérieur, trop de laboratoires ou d’UMR sont sous l’emprise de diverses mouvances de la gauche radicale converties au décolonialisme et à l’indigénisme, qui font passer subrepticement dans les matières enseignées et les sujets de recherche des thèmes empruntés à la propagande et à l’endoctrinement islamistes, à commencer par celui de « l’islamophobie d’État », couplé avec la dénonciation litanique du « racisme systémique », formule magique mais concept vide sur lequel s’appuie la littérature pseudo-sociologique sur les « discriminations systémiques ».
Comment définissez-vous l’« islamo-gauchisme » ?
J’ai forgé l’expression « islamo-gauchisme » au début des années 2000 pour désigner une alliance militante de fait entre des milieux islamistes et des milieux d’extrême gauche (que je qualifie de « gauchistes »), au nom de la cause palestinienne, érigée en nouvelle grande cause révolutionnaire à vocation universelle. C’est en observant, à partir de l’automne 2000 alors que débutait la seconde Intifada, un certain nombre de manifestations dites propalestiniennes où des activistes du Hamas, du Jihad islamique et du Hezbollah côtoyaient des militants gauchistes, notamment les trotskistes de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR, devenue en 2009 le NPA) ou des anarchistes, que j’ai commencé à employer l’expression « islamo-gauchisme ». Au cours de ces mobilisations, les « Allahou akbar » qui fusaient ne gênaient nullement les militants gauchistes présents, pas plus que les appels à la destruction d’Israël sur l’air de « sionistes = nazis » ou « sionisme = racisme ». Le 7 octobre 2000, au cours d’une manifestation propalestinienne organisée à Paris, le cri « Mort aux Juifs » fut lancé, tandis qu’une femme voilée arborait une pancarte où on lisait, autour d’un dessin représentant une étoile de David et une croix gammée liées par un signe d’égalité : « Stop au terrorisme juif hitlérien ! 1 Palestinien mort = 1 000 inhumains (Juifs) morts ».
La dimension antijuive de ces manifestations était frappante, ainsi que l’importance prise par la nazification des « sionistes » et plus largement des Juifs, destinée à faire entendre ce message résumant l’inversion victimaire en cours : les Juifs-sionistes sont les nouveaux nazis, tandis que les Palestiniens sont les nouveaux Juifs. L’instrumentalisation et le dévoiement de l’antiracisme consistaient alors à lui donner le visage de l’antisionisme, fondé sur l’image du Palestinien victime d’un « sionisme » fantasmé, celle d’un Palestinien non pas acteur mais victime absolument innocente d’un conflit dû à l’existence même de l’État d’Israël (« colonialiste », « impérialiste », « raciste »). Ces thèmes de la propagande palestinienne étaient intériorisés par toute l’extrême gauche et une partie de la gauche.
C’est donc l’analyse des particularités de la vague antijuive commencée en octobre 2000 qui m’a conduit à caractériser le premier moment de l’islamo-gauchisme contemporain : les convergences idéologiques et les alliances militantes entre islamistes et gauchistes dérivaient d’un commun antisionisme radical, c’est-à-dire de la forme contemporaine de la judéophobie. L’extrême gauche n’était pas encore convertie à l’islamophilie inconditionnelle et la « lutte contre l’islamophobie » – slogan du fréro-salafisme – n’était pas encore le grand thème mobilisateur. Par ailleurs, j’ai rapidement compris que ces convergences n’avaient pas surgi soudainement en 2000 et que la seconde Intifada n’avait fait que leur donner une visibilité plus grande. Le second moment de l’islamo-gauchisme, centré sur l’image du musulman victime du racisme, s’illustre précisément par les appels à « lutter contre l’islamophobie », qui se multiplient à partir du milieu des années 2000.
« L’emprise islamo-communautariste, favorisée par le ralliement des mouvances d’extrême gauche à la « lutte contre l’islamophobie », s’est considérablement accrue. »
Quel est le présupposé idéologique commun des islamistes et des gauchistes ? La thèse selon laquelle l’islamophobie constitue la principale forme de racisme et celle selon laquelle l’antiracisme dit « politique » est le combat des combats. Il s’ensuit que l’ennemi commun est caractérisable soit comme « raciste », soit comme « islamophobe ». À l’extrême gauche, cet antiracisme islamisé tend à remplacer le vieil antifascisme communiste. On peut voir dans ces attitudes et ces comportements le résultat de la stratégie des Frères musulmans qui jouent sur la culpabilisation et le victimisme pour conquérir l’opinion occidentale. Bref, l’Occident « mécréant-islamophobe » (pour les islamistes) ou « capitaliste-raciste » (pour les gauchistes) est toujours le seul coupable.
Au moment où je l’ai forgée, en 2001-2002, l’expression « islamo-gauchisme » avait donc à mes yeux une valeur descriptive, en ce qu’elle désignait une alliance militante observable entre des milieux islamistes et des milieux d’extrême gauche, au nom de la cause palestinienne, érigée en nouvelle cause révolutionnaire supposée « universelle », comme certains marxistes, tel Étienne Balibar, le claironnaient. C’est par la suite, notamment lorsque l’islamo-gauchisme est entré dans les universités et dans certains syndicats étudiants tandis que le mouvement des Indigènes de la République (lancé début 2005) lui conférait un visage, que je me suis efforcé de donner à l’expression un contenu conceptuel.
La menace islamo-communautariste avait été signalée en 2003-2004 par Michel Laurent, alors premier vice-président de la Conférence des présidents d’université (CPU) et président de l’université d’Aix-Marseille II, qui s’inquiétait de la poussée de « tendances communautaristes, le plus souvent à caractère religieux », et précisait que ce phénomène « constitue à la fois une réalité que certains d’entre nous vivent au quotidien, et, plus largement, un sujet de crispation politique et de revendication dans notre société ». Depuis, l’emprise islamo-communautariste, favorisée par le ralliement des mouvances d’extrême gauche à la « lutte contre l’islamophobie », arme idéologique principale des stratèges islamistes, s’est considérablement accrue.
Parallèlement, la CPU a perdu sa lucidité, comme en témoigne son communiqué stupéfiant publié le 16 février, « “Islamo-gauchisme” : stopper la confusion et les polémiques stériles », qui constitue un singulier mélange de corporatisme aveugle, de mauvaise foi dans le déni, d’ignorance volontaire et d’arrogance. Il met en œuvre la stratégie des yeux grands fermés, celle qui consiste à mettre la poussière sous le tapis. Une fois de plus, on entend le « rien à signaler » des ronronneurs, le « circulez, il n’y a rien à voir » des partisans du statu quo, le « tout va bien » des grands féodaux pratiquant l’entre-soi. Et ce, sous les applaudissements des médias de gauche et d’extrême gauche, qu’ils soient, face à l’emprise islamo-gauchiste croissante, simplement complaisants ou activement complices.
Les heureux dormeurs de la CPU ne veulent pas voir ni savoir ce qui se passe sous leurs yeux. Pourquoi donc s’indignent-ils pompeusement devant une légitime demande d’enquête objective sur des dérives idéologiques et des pratiques douteuses observables dans certaines universités devenues des temples du décolonialisme et des territoires conquis de l’islamo-gauchisme alors que nombre d’enquêtes journalistiques, ces dernières années, ont mis en évidence le phénomène ? Comment ces indignés peuvent-ils ignorer, par exemple, les travaux de Bernard Rougier, de Gilles Kepel et d’Hugo Micheron sur l’imprégnation islamiste de la société française, et en particulier du champ universitaire ? Comment peuvent-ils ignorer que cette imprégnation commence dès l’enseignement secondaire, comme l’a montré Jean-Pierre Obin dans ses travaux ?