QUID DE LA QUALITÉ DU DISCOURS ?
Eric Zemmour, donc, a exposé ses vues devant un parterre réuni pour espérer l’avènement autour de Marion Maréchal d’un courant politique aux contours indéfinis, n’ayant pour point commun que l’insatisfaction devant l’état de l’extrême droite et l’envie de croire qu’on peut rassembler depuis un coin exigu. Au moins cette Convention des droites a-t-elle permis de lever l’hypothèque. Et de faire la lumière à la fois sur le charisme pour l’heure très limité de la prétendante (qui bien sûr ne prétend à rien) et sur les idées portées par l’intellectuel organique de la nouvelle extrême droite française.
C’est le problème des chaînes d’information en continu : obligées de combler du temps d’antenne avec de l’image, elle effacent les hiérarchies et les frontières
Le contenu du discours en question était pour le moins édifiant. Rien, il est vrai, qui n’ait été écrit, ici ou là, par l’auteur du Suicide Français. Mais le condensé d’une telle pensée, le résultat de son évolution, de sa radicalisation, a laissé sans voix, et presque gêné, l’auditoire. Peut-être est-ce en partie dû au statut ambigu de celui qui s’exprimait. Ce qui explique, d’ailleurs, la gêne de LCI après diffusion du discours in extenso. La chaîne, bien évidemment, n’avait pas anticipé que certains propos pourraient tomber sous le coup de la loi, ce qui dénote une erreur de jugement, mais qui a du moins permis à chacun de savoir à quoi s’en tenir sur la nature exacte des positions d’Eric Zemmour. En cela, cette diffusion fut utile, malgré son caractère pour le moins inapproprié. Mais c’est le problème des chaînes d’information en continu : obligées de combler du temps d’antenne avec de l’image, elle effacent les hiérarchies et les frontières. Un discours est un discours, un politique vaut un essayiste ou un polémiste. En l’occurrence, Eric Zemmour n’est ni un politique, ni un journaliste, il est un personnage médiatique autant qu’un auteur à succès, mais son apparition au pupitre de la convention d’un embryon de parti donnait à ses mots une toute autre portée.
Et quels mots. Ils ont immédiatement – et sans surprise – affolé tous ceux qui estiment que le fait même de prononcer les mots immigration ou laïcité est déjà la preuve qu’on a basculé dans la haine et le racisme. Et c’est bien le problème. Une grande part de ceux qui ont crié au scandale avaient déjà poussé les mêmes cris quand Emmanuel Macron il y a deux semaines avait évoqué les fraudes à l’AME. Avant cela, ils avaient crié à l’islamophobie devant les dessins de Charlie Hebdo. Ceux-là font un cadeau extraordinaire à Eric Zemmour. En hurlant au fascisme contre les défenseurs de la laïcité ou contre les esprits lucides qui veulent préserver un système généreux des abus qui le minent, ils laissent croire que ses propos à lui seraient du même ordre. Il ne serait que l’homme qui ose dire le réel dans sa brutalité, face à ceux qui préfèrent le nier. Or, il y a déjà quelques années qu’Eric Zemmour s’est éloigné de ces rives-là.
Ce que rejette Eric Zemmour, c’est la liberté de l’individu, sa capacité à choisir son destin, en dehors de la soumission à Dieu et à ses représentants terrestres
Ses propos, au moins depuis le Suicide Français (et sans doute serait-il intéressant d’analyser la radicalisation progressive d’un homme visiblement conduit peu à peu par son orgueil à pousser chaque fois un peu plus loin le délire de toute puissance), relèvent de la réaction, au sens originel de ce terme. Ils expriment une idéologie qui rejette foncièrement la Révolution française et la philosophie des Lumières dont elle découle. Non pas parce que la Révolution aurait dérivé, aurait permis la Terreur, mais bien parce que la Révolution est ce renversement d’une société d’ordre au profit d’un peuple souverain composé de citoyens autonomes. Ce que rejette Eric Zemmour, c’est la liberté de l’individu, sa capacité à choisir son destin, en dehors de la soumission à Dieu et à ses représentants terrestres.
ZEMMOUR ET L’ISLAM
C’est d’ailleurs le paradoxe. Eric Zemmour ne rejette par l’islamisme au nom de la liberté, du droit de chaque individu à vivre librement sa vie. Il rejette l’Islam, vu comme un bloc, et calqué sur la vision qu’en ont les islamistes, au nom d’une autre religion dont l’emprise devrait être tout aussi totale. De même qu’il ne rejette pas le néo-féminisme revanchard au nom de l’équilibre entre les sexes et de l’articulation entre égalité et différence, mais au nom d’une vision inégalitaire et caricaturale qui colle parfaitement à ce que ces néo-féministes se rêvent comme adversaires.
Zemmour substitue des affirmations radicales et réductrices dont l’unique objet est de peindre une société irréconciliable et devant nécessairement basculer dans la guerre civile au nom d’un fantasme pseudo-viril
Eric Zemmour use d’ailleurs de concepts et de réflexions tirées d’auteurs – Christopher Lasch, Jean-Claude Michéa, ou même George Orwell – dont il déforme allègrement la pensée. Il s’appuie sur la critique que ces auteurs mènent de la « religion du Progrès » et de l’idéologie de l’extension infinie des « droits individuels », mais pour nier, ce qu’aucun de ces auteurs ne fait jamais, les vertus de l’émancipation individuelle. A une pensée dialectique, cherchant l’équilibre, il substitue des affirmations radicales et réductrices dont l’unique objet est de peindre une société irréconciliable et devant nécessairement basculer dans la guerre civile au nom d’un fantasme pseudo-viril. Rien n’est plus grisant que de se faire prophète de l’apocalypse. Surtout en son royaume.
En un temps où certains n’aspirent qu’à oublier ce que furent le 7 janvier et le 13 novembre 2015, où d’autres cherchent à inverser bourreaux et victimes, la responsabilité consiste, bien sûr, à ne pas s’aveugler sur la réalité d’un entrisme islamiste qui ne progresse que grâce aux renoncements des institutions, mais elle consiste également à ne pas opposer aux terroristes un modèle qui n’est que la forme inversée du leur. Contrairement à ce que croit Eric Zemmour, si choc des civilisations il y a, il n’est pas entre un Occident blanc et chrétien et un Islam conquérant, mais entre l’intégrisme soutenu partout à coup de dollars par l’Arabie Saoudite wahhabite et une conception de l’homme héritée de l’humanisme et des Lumières, qui repose sur l’équilibre entre l’émancipation individuelle et l’organisation politique en une communauté de citoyens capables de choisir collectivement leur destin. Et cet équilibre n’est pas seulement menacé par l’islamisme mais par un ensemble de facteurs dont le capitalisme consumériste n’est pas le moindre.
Heureusement pour Eric Zemmour, ceux qui se récrient ne le font pas au nom d’une analyse sans concession de la situation présente. Ils incarnent au contraire l’hypocrisie et l’aveuglement.
La résistance à l’oppression dont rêvent les islamistes ne viendra pas de la défense d’une société tout aussi oppressive mais de la réactivation des valeurs républicaines vidées de leur substance par le consumérisme mou et cette religion du Progrès qui voit dans toute avancée technique et tout développement des droits individuels, même profondément aliénants, une expression du bien.
Heureusement pour Eric Zemmour, ceux qui se récrient ne le font pas au nom d’une analyse sans concession de la situation présente. Ils incarnent au contraire l’hypocrisie et l’aveuglement. François Hollande, qui joue sur France Inter les vierges outragées, est le même qui confiait à deux journalistes du Monde, Gérald Davet et Fabrice Lhomme, que la France était menacée de « partition », mais qui se gardait bien, non seulement de prononcer ce constat en public, mais d’en tirer les conséquences en mettant en œuvre une politique capable de répondre à une telle urgence. Et le journal le Monde qui publie un éditorial pour dire tout le mal qu’il pense d’Eric Zemmour, qui dénonce la chaîne LCI qui a retransmis ces propos in extenso, termine son réquisitoire par ces mots : « A son projet de guerre civile, de banalisation du racisme et de destruction des acquis de l’après-1945 – le refus de toute discrimination, l’unicité de l’humanité –, il faut opposer non pas des leçons de morale ou des anathèmes mais une alternative : une France fière d’attirer depuis des siècles des travailleurs étrangers et des persécutés, un pays riche de la diversité de ses cultures, à l’avant-garde de la défense de l’universalité des droits humains. » Des vœux pieux et des pétitions de principe qui font si bien dans le déni des problèmes posés aujourd’hui par l’absence totale d’intégration, de transmission des valeurs républicaines et de lutte contre l’obscurantisme et le séparatisme, qu’ils en sont risibles. Décidément, « la face cachée du Monde » reste toujours aussi obscure.
Les idées d’Eric Zemmour ne se combattent pas par la diabolisation mais par l’analyse précise de leur substrat idéologique
La guerre civile qu’Eric Zemmour appelle de ses vœux n’est pas seulement un fantasme. François Hollande lui-même l’a reconnu dans un de ses rares moments d’honnêteté. Mais nous ne l’éviterons pas en cédant aux amalgames et aux simplismes. Les idées d’Eric Zemmour ne se combattent pas par la diabolisation mais par l’analyse précise de leur substrat idéologique. Une bonne partie de ses lecteurs n’adhère absolument pas à cette remise en cause des Lumières et de la République, et n’a aucune intention de renvoyer les femmes à la maison et les descendants d’immigrés on ne sait où. Mais ces gens marquent par leur achat des livres de l’essayiste leur colère devant la désagrégation de la communauté nationale qui s’opère depuis des décennies dans l’indifférence des gouvernants et le déni du clergé médiatique. Le combat passe non pas par la complaisance vis-à-vis du communautarisme au nom de la « diversité » chantée par le Monde mais par la défense de la laïcité, de l’intégration et des valeurs républicaines que rejettent aussi bien Eric Zemmour que les islamistes et leurs complices. Curieuse méthode, chez ce prophète d’apocalypse, que de s’en prendre au seul rempart nous protégeant de ce qu’il prétend redouter. Par Natacha Polony