LE FIGARO MAGAZINE. – La première question qui est au cœur du livre de Jean-Marie Rouart est celle de la fragilité de notre civilisation face à l’essor de l’islam. La lutte contre l’islamisme est-elle une lutte contre un intégrisme religieux ou une bataille plus large, une bataille culturelle et de civilisation?
Jean-Michel BLANQUER. – C’est d’abord la lutte contre un obscurantisme et une déviation. L’islamisme radical pose un problème à notre société et à notre civilisation d’une part, et à l’islam lui-même d’autre part, comme une espèce de danger nucléaire fiché à l’intérieur de cette religion qui lui fait d’ailleurs courir un risque mortel, dont on doit se soucier aussi, pour l’humanité en général, et pour les musulmans. Et puis, bien sûr, c’est un risque pour notre civilisation parce que c’est un islamisme conquérant et que, comme tous les intégrismes conquérants, il est sans vergogne. Plus on lui montre des signes de faiblesse, plus il avance. Donc, nous devons lui opposer à la fois la force du droit et la force de l’âme. C’est pourquoi ce combat porte sur l’ensemble des points que vous avez évoqués.
Jean-Marie Rouart: «Le laïcisme n’est pas capable de répondre à l’islam conquérant»
Jean-Marie ROUART. – La loi contre le séparatisme est une loi qui semble considérer que les religions sont en elles-mêmes un facteur susceptible d’apporter un trouble et de contenir une forme d’obscurantisme. C’est contre cette idée que je m’élève. Je crois que la religion est une aspiration à l’élévation chez tous les hommes. Et cette élévation s’accompagne culturellement de belles œuvres d’art qui sont la marque d’un perfectionnement de l’esprit puisque toute culture en général, littérature, sculpture ou peinture, est au départ inspirée par la croyance. Je ne pense donc pas que l’islam soit dangereux en soi. Mais qu’il est aujourd’hui soumis à des dérives néfastes, voire criminelles, provenant parfois des séquelles des conflits du Proche-Orient, qu’il faut bien sûr combattre. Ce qui nous menace aussi aujourd’hui face à l’islam, c’est la faiblesse de notre modèle de civilisation. Je crois à la civilisation française et cette civilisation est gravement en péril. Elle est en péril parce que ses fondamentaux, qui étaient l’État, le christianisme – qui nous a modelés profondément, autant notre société que notre sensibilité -, ainsi que la littérature, qui était l’un des liens majeurs qui réunissaient les Français entre eux, sont fragilisés.
Il y a maintenant une sorte d’acceptation de l’athéisme qui est due à l’influence du marxisme et le résultat d’une évolution de la pensée matérialiste en général
Jean-Marie Rouart
Partagez-vous ce constat d’une civilisation française en péril? Et, si oui, la laïcité peut-elle être à la hauteur de cet enjeu?
Jean-Michel BLANQUER. – Cette loi, en aucun cas, n’est pensée comme étant contre les religions. Je dirai même le contraire. On est dans une tradition qui se veut respectueuse des cultes et qui affiche simplement une neutralité de l’État vis-à-vis du culte. C’est le cadre juridique à mon avis totalement indispensable de notre temps. Mais définir un cadre juridique n’a jamais défini un projet de société ou un cadre de civilisation. Là où je vous donnerai raison, c’est que nous devons en effet avoir des ambitions plus hautes que de défendre l’individu et son nombril. De ce point de vue, il est évident que ce qui nous constitue, ce qui fait que nous sommes la France, ne doit pas être jeté aux orties mais doit être d’abord transmis: c’est le sens de l’éducation. C’est un aspect fondamental que la transmission des savoirs, et par exemple il est évident que nos enfants sont entourés d’art et de réalités architecturales qui font appel, à tout le moins, à une culture gréco-latine et judéo-chrétienne, en l’occurrence qui est notre héritage, de même qu’ils ont besoin d’avoir toute une série de clés de lectures qui relèvent de la transmission. Aucune société ne survit à l’absence de transmission.
Jean-Marie ROUART. – Pourtant, les responsables religieux dans leur ensemble ne sont pas favorables à cette loi. Ils estiment qu’elle est un vecteur d’athéisme. On assiste à une évolution très forte vers une conception matérialiste depuis la loi de 1905. Le Concordat introduisait déjà la laïcité sans pour autant nier l’importance des religions puisqu’il les subventionnait. Il y a donc eu une évolution, même par rapport à Gambetta qui disait, en 1877, «Le cléricalisme, voilà l’ennemi!», mais qui n’était nullement hostile au Concordat. Que le cléricalisme soit l’ennemi, mais il l’a toujours été, d’une certaine façon, même pour beaucoup de croyants. Même pour Jésus. Mais il y a une déviation de cet anticléricalisme. Il y a maintenant une sorte d’acceptation de l’athéisme qui est due à l’influence du marxisme et le résultat d’une évolution de la pensée matérialiste en général. La religion est considérée comme «l’opium du peuple», comme un âge un peu attardé de l’évolution humaine. Sur le plan individuel, je comprends parfaitement qu’on ne soit pas croyant. Et il faut respecter cette liberté. Néanmoins, il me semble qu’il incombe à l’État une autre responsabilité qui dépasse celle de l’individu: une responsabilité qui ne peut méconnaître le besoin de transcendance de la collectivité. Sinon, c’est un État froid, sans boussole, qui, d’une certaine façon, risque de laisser toute une population égarée et malheureuse.
Le sens de la vie, la beauté de la vie, du monde qui nous entoure, et les grands enjeux du Bien, du Beau, du Vrai sont des enjeux éternels de l’humanité, mais l’État n’a pas vocation à les définir
Jean-Michel Blanquer
N’est-il pas possible d’avoir une forme de sacré et de transcendance sans religieux? Et dans ce cas, la laïcité, et plus largement le modèle républicain, peut-elle être une réponse?
Jean-Michel BLANQUER. – Il y a d’une part le débat sur le cadre juridique de la vie des religions qui débouche sur la laïcité en tant qu’elle nous permet de vivre dans une société libre. Et il y a d’autre part les enjeux que l’on peut qualifier de métaphysiques ou d’esthétiques, qui relèvent de la liberté. Le sens de la vie, la beauté de la vie, du monde qui nous entoure, et les grands enjeux du Bien, du Beau, du Vrai sont des enjeux éternels de l’humanité, mais l’État n’a pas vocation à les définir. Je prétends que la laïcité est un modèle non seulement adapté à notre temps mais adapté à notre monde. Certains pays aujourd’hui sont embarrassés de ne pas avoir ce modèle juridique pour faire face à cela. Ces outils de 1905 nous sont encore bien précieux aujourd’hui, et on voit bien qu’ils ont une forme d’intemporalité, autrement dit d’utilité à travers les époques, mais ils nécessitent aussi le nouvel élément que nous ajoutons maintenant et qui renvoie à des points très concrets. La loi nouvelle permet, par exemple, de sévir particulièrement contre toute personne qui menace un détenteur de la puissance publique. Elle est faite pour protéger les fonctionnaires, pour empêcher la pression religieuse dans différentes circonstances. Elle est faite aussi pour éviter que l’enfant soit soumis à des endoctrinements très précoces comme c’est le cas avec les écoles hors contrat salafistes. Il y avait une véritable nécessité de légiférer. Confortée par les lois, la République permet tous les enchantements que chacun est libre de déployer dans le cadre d’une société libre.
«La victimisation de l’islam politique a rendu les jeunes anti-laïcité», alerte l’association Dernier espoir
Jean-Marie ROUART. – Il y a un aspect qui me frappe, c’est l’aspect défensif de cette loi. Aujourd’hui, on ne met pas du tout en valeur ce qui constitue la civilisation française. Cette civilisation française, pour moi, c’était notre atout majeur et notre protection. C’était ce modèle dynamique qui nous permettait de convaincre et même d’enthousiasmer des gens qui n’étaient pas d’accord avec nous. Cette civilisation française est complètement imprégnée par le judéo-christianisme, qui l’a pour ainsi dire constituée. On ne peut pas comprendre la France, ce que nous sommes, cette idée de liberté sans cela. On croit abusivement que notre liberté vient du siècle des Lumières et de la Révolution française, puisque les hommes politiques aujourd’hui ne parlent plus que de la République, ils ne parlent plus de la France. Cette idée fondamentale apportée par le judéo-christianisme à la civilisation française serait aussi un élément qui permettrait une conversion des gens qui ne sont pas d’accord avec une fausse idée de notre pays, qui voient dans la France à la fois un pays colonialiste et répressif et ne voient pas son identité profonde. Une identité qui est à la fois généreuse et tournée vers le monde, non pas pour l’asservir mais dans la recherche d’une civilisation idéale. La difficulté dans le cadre de l’action du gouvernement, me semble-t-il, c’est que celui-ci n’est pas à l’aise pour revendiquer ce fond chrétien, sans lequel la France est complètement incompréhensible.
L’éducation religieuse ne relève pas d’une question de foi, de prosélytisme, mais il faut la voir comme un acte de compréhension profonde de ce que nous sommes
Jean-Marie Rouart
A-t-on trop négligé l’héritage de la France, ses racines gréco-latines et judéo-chrétiennes au profit d’une République désincarnée dont la capacité à générer un sentiment d’adhésion est aujourd’hui en crise?
Jean-Michel BLANQUER. – Il y a un faux procès lorsqu’on laisse penser que parler de la République signifie ne pas parler de la France. Je parle sans arrêt de la France et je parle sans arrêt de la République. Nous devons être fidèles à notre pays et être à l’offensive pour porter ce qu’il est, ce qu’il représente, si l’on ne veut pas justement être sur la pente du déclin. Je pense que personne ne peut discuter ou contester le fait que l’Europe occidentale en général et la France en particulier sont héritières des racines gréco-latines et judéo-chrétiennes. Je ne suis pas certain qu’il faille l’expliciter juridiquement, parce que je ne vois pas les conséquences juridiques intéressantes de cela. En revanche, l’expliciter historiquement, philosophiquement, intellectuellement, bien sûr, oui. L’enjeu de civilisation est de retrouver le Beau, le Bien, le Vrai. Nous avons à nous réinventer. Cette force ne viendra pas du retour de Clovis ou de la marine à voile. Elle viendra forcément d’une capacité à regarder d’où nous venons mais aussi ce qui nous entoure. S’il y a bien une chose dont je ne doute pas, c’est que les éléments de réinvention viendront en effet de la capacité à puiser dans notre héritage, sans le reproduire mais en s’en inspirant. De ce point de vue-là, par exemple, l’enseignement du grec et du latin à l’école est pour moi un enjeu fondamental. Car en lisant les auteurs grecs et latins, on a une forme de confrontation à l’éternité des enjeux humains et donc une source de régénérescence de l’humanisme. Il faut une vitalité de la vie culturelle, de la vie collective, qui a effectivement pour principale menace aujourd’hui l’individualisme matérialiste, l’immédiateté, des choses qui enlèvent toute beauté à la vie et qui créent des risques de déclin et de dégénérescence de la civilisation.
Jean-Marie ROUART. – Ce qui me paraît frappant dans votre discours, c’est que sur cette idée de vérité que vous avez évoquée, la République a au fond beaucoup évolué. Elle s’est rendu compte de ses insuffisances spirituelles. Le catéchisme républicain était calqué sur l’Évangile. Vis-à-vis du religieux, elle a compris ses failles. Ce trait montre bien le caractère de reconnaissance implicite du catholicisme qui était fondamental dans l’histoire de France. C’est quelque chose qu’un certain républicanisme intégriste a tendance aujourd’hui à vouloir extirper. Mais on ne peut pas retirer la France d’elle-même. C’est pourquoi l’éducation religieuse est fondamentale. Cette éducation religieuse ne relève pas d’une question de foi, de prosélytisme, mais il faut la voir comme un acte de compréhension profonde de ce que nous sommes.
Si nous n’avons pas conscience de ce que nous sommes, nous ne pouvons pas apprécier l’esprit de ce qui constitue la civilisation française, et nous ne pouvons pas le transmettre à des gens qui sont d’une culture étrangère à la nôtre. On ne peut pas leur exprimer les valeurs que notre civilisation implique, on ne peut pas les convertir. Et cette éducation religieuse, je conçois à quel point elle est très difficile à mettre en place. Pourtant, sans cette grille, tout est incompréhensible dans la France, toute sa culture, sa peinture est incompréhensible. Il est important que la société française revendique ce qu’elle est sans nier son origine chrétienne, en respectant les autres religions. Car vous dites que vous êtes pour la laïcité, mais tout le monde est pour la laïcité! Parce que le christianisme contient la laïcité. Ce que je conteste, ce sont les oukases du parti laïcard. Ce sont les militants acharnés d’une laïcité particulière, voulant nier les origines religieuses de la France. Le combat de Voltaire, c’était contre le cléricalisme, mais il n’était pas hostile à la religion. Voltaire a été élevé par les Jésuites et il a reconnu la dette qu’il avait envers eux. Le révolutionnaire Chabot a dit: «Le citoyen Jésus-Christ est le premier des sans-culottes du monde.» On peut admettre l’anticléricalisme, je comprends moins bien cette dérive qui prône l’athéisme d’État.
Ce pays des hommes sans Dieu, de Jean-Marie Rouart, Bouquins, 180 p., 19 €.