«Il y a vingt ans, j’avais des positions très claires et radicales sur la laïcité. Maintenant, je prône l’accommodement raisonnable .» Eric Challan-Belval est patron de l’entreprise d’insertion spécialisée dans le recyclage et la propreté La Feuille d’Érable. Au début de l’année, il a décidé d’instaurer une clause de neutralité interdisant tout signe religieux ostensible dans son entreprise. Une clause rédigée en collaboration avec un avocat. «C’est avant tout rassurant pour les managers, et cela permet d’établir des règles claires », fait-il valoir.
À une conductrice portant le hijab, le patron demande de porter un simple fichu pour éviter les dangers d’ordre mécanique ; à un salarié qui demande un espace calme pour prier, il explique que les vestiaires, et plus globalement les locaux, ne sont pas l’espace adapté à cette pratique. Mais face à des toilettes régulièrement inondées par des flaques d’eau, Eric Challan-Belval a dû dépasser sa surprise, et comprendre que ces désagréments étaient liés aux ablutions pratiquées par des salariés. Le patron étant prêt aux concessions, il va installer des toilettes à la turque et des douchettes.
Religion en entreprise: les comportements conflictuels en hausse
Combien sont-ils, ces patrons et ces managers obligés de composer avec le fait religieux dans l’entreprise? Selon le baromètre annuel du fait religieux en entreprise réalisé par l’Institut Montaigne (« Religion au travail : croire au dialogue »), les Français sont de plus en plus nombreux à observer une immixtion du phénomène religieux dans la vie de leur entreprise : deux répondants sur trois ont déjà observé de tels phénomènes. Et les comportements rigoristes progressent : ils ont été observés, selon l’étude, dans 12% des lieux de travail contre 8% l’année précédente. « La présence du fait religieux est de plus en plus significative depuis une dizaine d’années. C’est indiscutable », affirme Lionel Honoré, directeur de l’Observatoire du fait religieux en entreprise (OFRE) et auteur de l’étude.
Selon cette étude réalisée auprès de 25.000 cadres et managers, le prosélytisme est principalement le fait de pratiquants évangéliques, mais les comportements négatifs envers les femmes et plus largement les comportements «les plus problématiques et dysfonctionnels » sont le fait de salariés musulmans. « Statistiquement, il faut distinguer deux parts, décrypte Lionel Honoré. 80% de situations dans lesquelles le fait religieux apparaît au travail sont bien gérées et ne génèrent, qu’au pire, des frustrations . Les dysfonctionnements les plus radicaux se concentrent dans 15% à 18% des situations restantes.»
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Une préoccupation croissante
Quelle place donner à sa religion au travail ? Peut-on prier ? Porter le voile ? Les forums musulmans en ligne bruissent régulièrement de ce type de questions. « Je prie sur mon lieu de travail, généralement dans une salle de réunion vide. Jusqu’à présent, personne n’a remarqué », témoigne un membre. « J’ai dû quitter certains postes en raison de l’impossibilité de faire les prières à l’heure, » explique un autre. Pour la plupart, les croyants s’interrogent, mais cherchent avant tout à invisibiliser leur pratique au travail.
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La question se pose autrement en ce qui concerne le voile, signe religieux ostensible qui met mal à l’aise certaines entreprises. C’est d’ailleurs dans la foulée de l’« affaire Baby Loup » que les entreprises ont commencé à se presser au cabinet de Michael Amado, avocat au barreau de Paris. Cette affaire, née du licenciement d’une salariée d’une crèche en raison du voile qu’elle portait, est rapidement devenue emblématique du débat sur la place de la religion en entreprise. En 2013, la Cour de Cassation estimait, dans une décision source de polémiques, que le licenciement de la salariée était « discriminatoire » et donc « nul ».
« Depuis cet arrêt, les demandes concernant la place du fait religieux en entreprise ont augmenté, » explique l’avocat Michael Amado. Quand bien même le pourvoi de la salariée de l’affaire Baby Loup sera finalement rejeté par l’Assemblée plénière de la Cour de Cassation en 2014, les entreprises commencent à chercher à se prémunir contre les conflits liés à l’entrée du religieux dans l’entreprise. L’avocat est consulté de manière croissante concernant des salariés qui demandent des aménagements de leur temps de travail, ou encore une révision des plats proposés par la cantine d’entreprise pour qu’ils soient hallal, casher ou végétariens.
Des dispositifs de contrôle renforcés dans les transports publics
Pour les entreprises publiques de transport, le moment de la prise de conscience concernant la place du fait religieux s’est produit en 2015. Au lendemain de l’attentat du Bataclan, la France apprend que l’un des terroristes kamikazes qui ont sévi ce soir-là a travaillé comme chauffeur de bus pour la RATP de 2010 à 2012. À la Régie, les regards se braquent vers les salariés musulmans à la pratique religieuse est jugée trop ostentatoire.
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La RATP est sommée de mieux contrôler ses agents. En tant qu’entreprise publique, elle doit en effet leur faire respecter le principe de neutralité religieuse — contrairement aux salariés d’une entreprise privée, pour lesquels le principe de liberté religieuse prime. En 2015, la RATP a mis en place une délégation chargée des questions d’éthiques. «Nous avons également mis en place des vidéos ou des guides, notamment sur la question de l’égalité homme-femme ou encore des habitudes alimentaires, » explique au Figaro Frédéric Potier, délégué général à l’éthique et à la conformité de la RATP. En 2015 et en 2016, 7 et 6 licenciements en raison de la pratique religieuse des agents concernés avaient été prononcés, contre 1 et 2 licenciements en 2019 et en 2020.
La loi Savary de 2016 a également permis au secteur des transports publics de réaliser des enquêtes administratives sur le profil des potentiels futurs agents, et sur les salariés qui demandent une mutation. De quoi assainir la base de recrutement. La SNCF, de son côté, s’est dotée d’un guide sur les principes « de laïcité et de neutralité », en listant des cas pratiques et leur résolution en fonction des valeurs de l’entreprise. Parmi les questions traitées : peut-on saluer les personnes différemment en fonction de leur sexe ? Peut-on refuser une visite médicale en invoquant un motif religieux ?
Soupçon d’entrisme
Malgré ces mesures, il apparaît, selon l’enquête de l’Institut Montaigne, que le secteur du transport reste l’un des plus touchés par les conflits managériaux liés à la religion, avec le BTP, la logistique ou la sécurité. En bref, des secteurs qui emploient une main-d’œuvre importante et peu qualifiée. Si les musulmans sont surreprésentés dans les situations problématiques mises en évidence par l’étude de l’Institut, c’est avant tout parce que « pour les croyants qui tiennent à leur pratique, les faits religieux musulmans sont plus divers avec davantage de signes extérieurs, » explique Lionel Honoré.
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Des explications insuffisantes pour Adel Paul Boulad. Auteur de l’ouvrage « Le Tabou de l’entrisme islamique en entreprise ». Il considère qu’il existe, chez quelque dix pour cent des salariés musulmans, une volonté manifeste d’adapter le lieu de travail aux pratiques religieuses. « C’est un tabou global dans la société, mais aussi au niveau de l’entreprise pour les managers » abonde Adel Paul Boulad. Or, il suffit d’un petit nombre de salariés revendicatifs pour que l’ambiance se dégrade au sein de l’entreprise. «Pour des personnes musulmanes ou perçues comme telle, il peut par exemple être difficile de résister à une forme de pression exercée par un collègue ou un supérieur pratiquant le ramadan et insistant sur ce point », confirme Lucy de Noblet, directrice de la société de conseil en gestion du fait religieux en entreprise InAgora.
Des clauses, règlements et chartes
N’ayant pas les capacités de contrôle administratif d’une entreprise publique, de plus en plus d’entreprises privées tentent de maîtriser le fait religieux par d’autres biais. Les interlocuteurs joints par Le Figaro reconnaissent que cette volonté de contrôle peut se traduire par de la discrimination à l’embauche envers les musulmans (ou candidats perçus comme tel), ce qui est illégal. Certaines entreprises préfèrent en revanche la clarté et incluent des règles sur la pratique religieuse dans leur règlement intérieur, voire dans des chartes ou des clauses spécifiques.
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Utiles pour fixer noir sur blanc l’esprit et les valeurs d’une entreprise, les guides ont cependant « une très faible valeur juridique, et peuvent déposséder les managers de leur rôle d’analyse de la situation avant de décider, souligne Hugo Gaillard, membre de l’AGRH et de l’Observatoire Action Sociétale – Action publique (ASAP). L’essentiel, pour les entreprises, est avant tout de se placer dans une position plus proactive sur ces questions. Le règlement intérieur est en cela central il définit les frontières ‘dures’ des pratiques. » Hugo Gaillard insiste sur la nécessité de constance et d’équité dans le traitement des demandes d’ordre religieux, afin de créer une «jurisprudence managériale ».
Autre conseil : éviter à tout prix d’entrer dans un débat théologique. Oui, l’islam permet à ses croyants de « rattraper » une prière qui n’a pas été réalisée à l’heure mais non, il ne faut pas le dire comme cela au salarié qui demande des temps de prière. Le manager doit se contenter de demander à l’employé de respecter ses engagements contractuels et les règles de l’entreprise. « Chaque entreprise a sa façon de faire, conclut Lucy De Noblet, mais l’important c’est qu’il y ait un cadre, et qu’il soit connu. »