Un matin de septembre 1870, juste après la clôture du concile Vatican I, qui a notamment promulgué le dogme de l’infaillibilité pontificale, Pie IX est réveillé par des coups de canon. Il quitte Rome pour se retirer dans la cité du Vatican, dont il ne sortira plus jamais. La veille, il a gravi à genoux les marches de la Scala Santa, le « saint escalier » qui jouxte la basilique Saint-Jean-de-Latran, et dont on dit qu’il est une relique de celui du prétoire de Jérusalem gravi par Jésus lors de son jugement par Ponce Pilate.
La Brèche dans la porte pia, le 20 septembre 1870, tableau de Carlo Ademollo. Rome est annexée au royaume d’Italie, les États pontificaux disparaissent.
Le soir, « sa » ville est tombée. Rome est annexée au royaume d’Italie. Place Saint-Pierre, les zouaves qui ont combattu pour les États pontificaux crient « Vive Pie IX, pape et roi ! » sous ses appartements. Le pontife apparaît à la fenêtre, il lève le bras pour les bénir et se retire, les larmes aux yeux, à moitié évanoui, comme le raconte un évêque polonais, Giuseppe Sebastiano Pelczar dans Pio IX e il suo pontificato (Berruti, 1910).
Roi sans terre
Retour quelques années en arrière. À l’époque, l’Italie est composée de plusieurs royaumes, de duchés et des territoires pontificaux. C’est le temps des révolutions de 1848, les manifestations nationalistes sont quotidiennes ; les partisans de l’Italie unifiée veulent déclarer la guerre à l’occupant autrichien, mais le pape s’y refuse. Pour tenter de sortir de la crise, Pie IX a bien créé un gouvernement civil dans ses États… mais celui-ci a immédiatement voté la déclaration de guerre à l’Autriche.
Son cardinal chargé des affaires ecclésiastiques a démissionné, et le successeur, partisan d’un projet fédéraliste – impopulaire auprès de ceux qui veulent unifier l’Italie – est poignardé au Parlement par un nationaliste, un jour de novembre 1848. « Jamais n’est apparue aussi clairement l’impossibilité, pour un pape, d’être à la fois un chef spirituel et un monarque temporel, analyse Bernard Lecomte, journaliste spécialiste du Vatican. En tant que chef de l’Église universelle, il doit rester neutre. En tant que chef de l’État pontifical, il ne le peut pas. »
La perte des États pontificaux, à l’heure du Risorgimento, l’unification italienne, en septembre 1870, est un séisme. Le pape devient le « prisonnier au Vatican », et son sort suscite une émotion chez les catholiques du monde entier. « Ils recommencent à verser le denier de saint Pierre, qui avait une origine très lointaine, afin de pourvoir aux besoins du pape, relève l’historien de la papauté Christophe Dickès. Avant la chute des États pontificaux, le pape percevait des revenus de ses terres et il vivait du fruit des États, comme n’importe quel autre chef d’État. À la chute des États pontificaux, il perd absolument tout, alors qu’il a besoin de revenus pour entretenir la Curie. Ce qu’il suscite à ce moment-là est un sentiment de compassion inédit dans l’histoire de la papauté. » Pie IX reste roi, mais c’est désormais un roi prisonnier et déchu, un roi sans terre.
Supériorité du spirituel sur le temporel
Ces tribulations de pontife chef d’État (avant Pie IX, on se souvient de Pie VII, pape de 1800 à 1823) négociant pied à pied avec un empereur pour ses territoires et son indépendance sont difficiles à imaginer aujourd’hui, habitués que nous sommes à voir dans le pape un leader spirituel mondial, une « star » qui poste des messages sur les réseaux sociaux, avec qui on rêve de se faire photographier, une « grande conscience » morale et diplomatique dont l’autorité est d’autant plus grande qu’il n’a aucune terre à défendre, « son » pays étant un confetti de 44 ha, et le peuple dont il est le pasteur, une masse de 1,3 milliard d’âmes. Pour en arriver là, il a fallu près d’un siècle et demi.
À partir de 1878, Léon XIII, successeur de Pie IX, redore le blason des relations entre le pape et les États. « C’est l’homme qui a compensé la fin de la monarchie par le retour de la diplomatie !, s’enthousiasme Bernard Lecomte. C’est un très grand diplomate, ce qui est très fort parce qu’il est, comme son prédécesseur, prisonnier du Vatican. » Avec lui, la diplomatie redonne à la papauté l’importance internationale qu’elle a perdue, même si, à l’instar de Pie IX, il ne cesse de plaider pour le rétablissement de ses pouvoirs temporels.
Les États pontificaux dans l’Atlas Maior, édité en 1665 par Joan Blaeu à Amsterdam.
Cette pensée politique s’ancre dans le mouvement philosophique du renouveau thomiste (en référence à saint Thomas d’Aquin), qui affirme la supériorité du spirituel sur le temporel. Et c’est dans ce terreau intellectuel que se forge progressivement l’idée que les fins de l’Église sont « supérieures à celles de l’État, et que ses compétences relèvent du domaine de la morale », permettant à la papauté d’affirmer « non seulement un magistère moral, mais quasiment un monopole, en déniant à la morale laïque toute légitimité », ainsi que l’analyse l’historien Gilles Ferragu dans son article « Philosophie et diplomatie. Le Saint-Siège et l’invention du concept de “puissance morale” » (Histoire, économie & société, 2014/2). Un véritable changement de paradigme que le philosophe Jacques Maritain qualifie de « firmament théologique » : le Saint-Siège est désormais une « puissance morale ».
Pie X, pape de 1903 à 1914, a instauré le droit canonique et géré les lois de laïcisation en France.
Pie X, élu en 1903, marque à nouveau un virage à 180° pour la papauté. Le conclave n’a pas été de tout repos. L’empereur d’Autriche-Hongrie, François-Joseph, a brandi son droit d’exclusive (un privilège que possédaient la France, l’Espagne et l’Autriche, en tant qu’héritière du Saint Empire romain germanique, consistant à exclure officiellement l’un des cardinaux susceptible d’être élu) contre un des favoris, le cardinal Mariano Rampolla del Tindaro, jugé trop progressiste et francophile. L’ingérence suscite l’indignation du Sacré Collège.
Instauration du droit canonique
Une des premières décisions de Pie X est d’ailleurs de mettre fin au droit d’exclusive. Le nouveau pape doit aussi faire face aux événements de 1905 en France. Ulcéré par la nouvelle loi de séparation des Églises et de l’État, il sermonne les évêques français jugés trop accommodants, car, ce qu’il craint plus que tout, c’est une mainmise de l’autorité civile sur le religieux. « Il finira par dire qu’il préfère abandonner les biens de l’Église au profit du bien de l’Église, explique Christophe Dickès. Évidemment, Pie X ne pouvait se satisfaire de cette situation, mais il a préféré la liberté de l’Église. En faisant cela, il met fin à des siècles de gallicanisme : désormais, il n’y a plus d’État entre les fidèles et la papauté, qui devient un point unique de référence. » Un geste qui a été salué par Aristide Briand, le président du Conseil, au point d’avouer que son ennemi Pie X était le seul à avoir tout compris.
Paradoxalement, donc, ce mouvement de laïcisation renforce le lien entre le peuple et le pontife. « Quand il y avait encore des États catholiques en Espagne, en France et en Autriche, les chefs d’État et les rois catholiques, étaient autant – et parfois davantage – une référence que le pape, poursuit Christophe Dickès. Le jour où il y a eu une séparation de l’Église et de l’État, les fidèles se sont tournés vers l’autorité directe en matière de catholicité, qui est devenue le pape. »
Sous le pontificat de Pie X se joue aussi une réforme de grande ampleur qui renforce le centralisme romain : l’instauration du droit canonique. Pie X réalise, à l’échelle de l’Église, ce que Napoléon a accompli à celle de la France avec le Code civil. De surcroît, il unifie la liturgie en publiant des livres en latin pour l’Église universelle, là où, jusqu’au XIXe siècle, pullulaient des cultes régionaux et un droit local. Là aussi, les regards se tournent un peu plus vers le Vatican.
Parler au monde
Mais l’Histoire n’a pas dit son dernier mot. Élu dans le contexte international explosif de 1914, Benoît XV, qui est un diplomate, proclame le jour même de son élection la neutralité du Saint-Siège dans L’Osservatore romano, le quotidien du Vatican. Il multiplie les appels à la paix, refusant de prendre parti, ce qui lui vaut l’hostilité des deux bords. Mais « au même moment, commente Bernard Lecomte, discrètement, le pape mal-aimé jette les bases de la notion de “curé du monde” par quelques gestes symboliques, comme lorsqu’il demande une trêve aux armées des belligérants… L’opération est un demi-succès, mais l’idée est en germe ».
Signature des accords de Latran, le 11 février 1929, entre Benito Mussolini (assis, à droite) et Pietro Gasparri (assis, à gauche).
1929 : l’année, qui voit la signature des accords de Latran, est à marquer d’une pierre blanche. Véritable acte de naissance de la papauté contemporaine, fruit de longues négociations entre le royaume d’Italie et le Saint-Siège, le texte est signé par le président du Conseil des ministres, Benito Mussolini, et le Secrétaire d’État de Pie XI, Pietro Gasparri. Après des années de bras de fer, cela met fin à la « question romaine » : la souveraineté temporelle du pape est réduite au seul État de la cité du Vatican, et, en contrepartie, la religion catholique, apostolique et romaine demeure seule religion de l’État italien.
Tout change. Le pape, qui n’a plus à s’affirmer en grand propriétaire terrien, est reconnu par un nombre croissant d’États, ce qui lui permet de parler au monde sans avoir à passer par le pouvoir italien. Rendu à sa mission première de chef spirituel, il peut faire de la grande politique. À une semaine d’intervalle, en 1937, il publie deux grandes encycliques politiques pour condamner le nazisme, Mit brennender Sorge, et le communisme, Divini Redemptoris, qui positionnent le Vatican comme une autorité morale et politique supranationale. « Le Saint-Siège ne cesse de développer des relations bilatérales avec les États, relate Christophe Dickès, et quand Pie XI meurt, en 1939, il est salué comme une force morale qui s’est élevée contre les totalitarismes du XXe siècle. Au point que le député Édouard Herriot, radical et anticlérical, salue sa mémoire à l’Assemblée nationale ! »
Libéré de l’image monarchique
Mais les vents mauvais du XXe siècle vont secouer à nouveau la papauté. Sur les pas de Benoît XV, Pie XII, lui aussi diplomate (il était Secrétaire d’État sous Pie XI) opte pour la neutralité quand la Seconde Guerre mondiale éclate… et l’Histoire se répète. Pour des raisons de convention internationale, il se voit obligé, en tant que chef d’un État neutre, à ne pas s’ingérer dans les affaires des belligérants et donc à ne pas condamner l’Allemagne, ce qui est perçu comme une entrave à sa fonction de chef spirituel.
Pie XII, pape de 1939 à 1958, sur la sedia gestatoria, le trône mobile des souverains pontifes, sur la place Saint-Pierre.
Son attitude ne plaide pas en sa faveur pour un observateur contemporain. Le hiératique Pie XII incarne le dernier pape monarque à l’ancienne, ce qui est renforcé par une personnalité autoritaire, ne voulant pas de « collaborateurs, seulement des exécutants », ainsi que le raconte un de ses proches, le cardinal Domenico Tardini.
S’il porte encore la tiare lors de son couronnement, et qu’il fait son entrée au Concile sur la fameuse sedia gestatoria, la chaise à porteurs, Jean XXIII, avec son visage rond et souriant de bon curé de campagne, est le premier à se libérer de cette image monarchique. Il sera le premier « curé du monde », car le concile Vatican II lui donne une stature de chef spirituel mondial, ce qui ne l’empêche pas de mettre les mains dans la politique, comme avec l’encyclique Pacem in terris, dont l’impulsion est donnée par la crise des missiles de Cuba, en pleine guerre froide.
Naissance de la « papolâtrie »
La politique, le pape Paul VI l’a encore plus dans le sang, lui qui, dans la foulée de Jean XXIII, démonarchise encore la fonction ; on lui doit d’abandonner la tiare et la chaise à porteurs, symboles encore forts de cette dimension. Petit, il voyait son père, figure de la démocratie chrétienne, refaire le monde avec ses amis.
Session inaugurale du concile Vatican II, le 11 octobre 1962.
« En cela, commente Bernard Lecomte, le discours de Paul VI en 1965 à l’Onu, “Plus jamais la guerre”, est intéressant. Le pape est à la fois pleinement dans son rôle politique, s’adressant à des politiques, et dans son rôle spirituel de chef de l’Église, d’abord là pour prêcher la paix dans les pas de Jésus, sans que l’on puisse séparer les deux. Cette fois, il n’y a plus de parasitage, mais une formidable coïncidence entre le rôle de chef d’État et celui de chef d’Église. »
Cette coïncidence atteint son sommet sous Jean Paul II, premier pape à théoriser les droits de l’homme dans l’encyclique Redemptor hominis. Un autre changement majeur a lieu sous son pontificat : pour la première fois depuis longtemps, le pape n’est plus un Italien, et il voyage beaucoup, détenant même le record absolu dans le domaine, même si l’impulsion des voyages a été donnée sous Paul VI. Sous l’œil des caméras du monde entier, Jean Paul II arpente la planète et visite 129 pays.
Sa personnalité interpelle. On s’émerveille de le voir nager dans la piscine du palais pontifical de Castel Gandolfo, résidence d’été des papes. Son visage est imprimé sur des porte-clés et des tasses, comme celui de la reine d’Angleterre ! Un phénomène nouveau, la « papolâtrie », voit le jour chez certains fidèles, au point que, en novembre 1985, la revue jésuite Civilta cattolicà publie une mise en garde contre le phénomène, mélange de « mentalité courtisane » et de « comportement psychosociologique, auquel la servilité n’est pas toujours étrangère ».
Pape humain, très humain
Plus délicat dans son rapport au monde non catholique est le pontificat de Benoît XVI : l’enchaînement de polémiques et de scandales, de Ratisbonne à Vatileaks, rend inaudible son apport théologique et intellectuel dans l’opinion publique. Si on a noté son goût pour les signes extérieurs de la tradition pontificale, c’est pourtant lui qui met fin à la présence de la tiare dans les armoiries du pape, la remplaçant par une simple mitre. Et sa renonciation, même annoncée en latin, est une révolution dans le rapport à la papauté. Désormais, comme il l’a lui-même expliqué en 2017, il devient clair que le pape n’est pas un « surhomme » et que « sa simple existence ne suffit pas », car « il doit également exercer ses fonctions ». En somme, toujours selon les mots du pape émérite, « le pontificat n’a rien perdu de sa grandeur, même si la dimension humaine de la charge apparaît peut être plus distinctement ». Et cela fait une énorme différence. Avec Benoît XVI, capable de reconnaître que ses forces ne lui permettent plus de remplir sa charge, la nature profondément humaine du pasteur se fait jour.
Humain, très humain, le pape François choisit de se présenter comme tel dès son apparition à la loggia de Saint-Pierre de Rome, le soir de son élection, s’inclinant devant son peuple avant de le bénir et de lui souhaiter simplement « bonne nuit ». Depuis, il ne cesse de se présenter comme un « pécheur », voire un « très grand pécheur ». Méfiant à l’égard de l’esprit de cour, habile mélange de flatterie et de médisance – qu’il n’a toutefois pas réussi à endiguer –, il a choisi de renoncer aux appartements pontificaux, où l’information arrive après être passée par un nombre incalculable de filtres, pour l’hôtel du Vatican, la résidence Sainte-Marthe, lieu de passage de clercs venus du monde entier, avec lesquels il peut choisir de déjeuner, puisque les repas sont pris dans un restaurant collectif.
François, pape depuis 2013, sur la place Saint-Pierre, à Rome, le 30 octobre 2019.
Paradoxalement, sous le pontificat de ce pape aux pieds nus, la monarchie pontificale, passablement modernisée et dépouillée de ses symboles d’ancien régime, est plus que jamais renforcée. « Au début de la pandémie de Covid-19, les images du pape François, seul sur la place Saint-Pierre, sous la pluie au pied du crucifix, sont une icône parlante de l’homme seul, mais de l’homme seul aux commandes, sur lequel tous les projecteurs sont focalisés, relève Roberto Regoli, historien de l’Église et professeur à l’Université pontificale grégorienne de Rome. Volontairement ou involontairement, celui qui porte le poids de la papauté est chargé d’attentes très élevées. »
Signe des temps : les catholiques du monde entier connaissent le nom du pape, mais pas nécessairement celui de leur évêque local. « Dans l’expérience pratique du croyant, nous passons du curé au pape, avec tout le respect dû aux ecclésiologues, ajoute Roberto Regoli. Pour ce qui est de l’image, la papauté continue de croître dans sa centralité, non seulement au sein du catholicisme, mais aussi au sein de la structure chrétienne plus large. Dans un monde globalisé, quoique en crise, seuls ceux qui disposent d’outils mondiaux parviennent à apparaître avec un potentiel de leadership. C’est le cas du catholicisme et de la papauté. Le potentiel est évident. Mais le catholicisme lui-même est en crise, perdant des fidèles face à l’agnosticisme en Europe et dans une partie des Amériques et face aux chrétiens pentecôtistes en Amérique latine, ainsi qu’en Europe. »
Le danger d’une tête hypertrophiée sur un corps fragilisé sera sans doute un des grands défis auxquels aura à répondre l’Église dans les années à venir. Et le synode sur la synodalité de 2023 pourrait être la première étape de cette réflexion.
À lirePapes de 1789 à nos jours, de Bernard Lecomte, Perrin, 9 €.Journaliste, spécialiste du Vatican, il fait revivre les papes contemporains dans un style vif et accessible. Il dirige aussi une collection de bandes dessinées, Un pape dans l’Histoire (Glénat-Le Cerf). Dictionnaire du Vatican et du Saint-Siège, sous la direction de Christophe Dickès, Robert Laffont Bouquins, 31 €.Ces 12 papes qui ont bouleversé le monde, de Christophe Dickès, Tallandier, 10,50 €.L’historien vaticaniste offre, avec ces deux ouvrages, une plongée dans le Vatican d’hier et d’aujourd’hui.