CONSTRUCTION DE LA BASTILLE AU XIVe, un géant pour protéger la capitale
Après le début de la guerre de Cent Ans , en 1337, voir Paris tomber aux mains des Anglais était devenu le cauchemar de ses édiles. Certes, depuis le début du XIIIe siècle, la capitale était protégée par d’épaisses murailles édifiées sous Philippe Auguste . Cependant, le développement urbain était tel que les habitations et les commerces de la rive droite avaient commencé à s’étendre au-delà de l’enceinte de la ville.
En 1356, Etienne Marcel, prévôt des marchands de Paris, fit élever une nouvelle barrière pour englober les quartiers les plus récents. Protection toute relative : il ne s’agissait que de fossés renforcés par des murailles en terre de faible hauteur. Au nord-est, seules les portes Saint- Denis, Saint-Martin et Saint-Antoine étaient gardées par des bastides, sortes de petits fortins. Il n’y avait pas là de quoi inquiéter des troupes ennemies. Afin de protéger la partie est de la ville, la plus exposée, le roi Charles V décida donc d’édifier une bastille, c’est-à-dire une forteresse militaire, au niveau de la porte Saint-Antoine. La première pierre de cet édifice fut posée le 22 avril 1370. Sa construction allait durer treize ans. Quatre imposants donjons hauts de 24 mètres regardaient vers la ville et l’actuelle rue Saint-Antoine, tandis que quatre autres étaient tournés vers les faubourgs. Ces huit tours étaient reliées entre elles par un mur d’enceinte de 3 mètres d’épaisseur (les vestiges des fondations d’une des tours sont aujourd’hui exposés square Henri-Galli, dans le 4e arrondissement). Pour renforcer son caractère inexpugnable, cette gigantesque citadelle était également protégée par un fossé circulaire large de 25 mètres et profond de 8 mètres, alimenté par les eaux de la Seine.
Un chemin de ronde courant sur tout le périmètre de l’édifice permettait de voir arriver les ennemis de loin. A la vue de cette impressionnante architecture militaire, nul doute que les Parisiens se sentirent enfin en sécurité : qui tenait la Bastille, pensait-on, tenait Paris. Une croyance que l’histoire allait mettre à mal.
XIVe-XVIIe, La citadelle qui ne se défendait jamais
Le 27 avril 1413, les Parisiens, acquis à la cause du duc de Bourgogne se soulevèrent contre Pierre des Essarts, le prévôt de Paris, suspecté de vouloir livrer la ville aux Armagnacs. Acculé, des Essarts se réfugia à la Bastille s’imaginant que la forteresse pourrait garantir sa sécurité. Mais, effrayé par les milliers de Parisiens qui assiégèrent alors la citadelle, il se rendit le jour même en échange de la promesse d’avoir la vie sauve. Il fut exécuté deux mois plus tard. Lorsque les Bourguignons livrèrent Paris à leurs alliés anglais en 1420, la forteresse ne se défendit pas davantage. Elle resta occupée par l’ennemi jusqu’à ce qu’en 1436, les troupes du roi Charle VII reprennent la ville. Pourchassées, les dernières garnisons anglaises se retranchèrent dans la Bastille… puis se rendirent sans combattre.
Ainsi débuta ce que l’historien Claude Quétel (auteur de L’Histoire véritable de la Bastille , éd. Texto, 2012) qualifie de “curieux destin militaire de la Bastille” : “Voilà une citadelle redoutable, faite pour se défendre tant contre des ennemis venus de l’extérieur que contre des ennemis surgis de la ville, et qui ne se défend pas…” Un scénario semblable se reproduisit le 12 mai 1588. Cette fois, c’est la politique d’Henri III estimée trop conciliante à l’égard des protestants qui déclencha l’ire des Parisiens. Le soulèvement obligea le roi et sa cour à fuir la capitale laissant le champ libre à la Sainte Ligue d’Henri de Guise, qui apparaissait comme le défenseur de la foi catholique. Pour prendre le contrôle de Paris, le duc devait prendre la Bastille. Quand ses hommes arrivèrent devant la citadelle, celle-ci se rendit une fois de plus sans aucune résistance.
Les soldats de la Ligue capitulèrent sans tirer un coup de canon
La Bastille resta sous le contrôle de la Ligue pendant six ans. Le 22 mars 1594, le roi Henri IV entra dans la capitale. Bien décidé à en découdre, il assiégea le fort et somma son capitaine de se rendre. Celui-ci refusa catégoriquement. L’imposante forteresse allait-elle enfin se résoudre à faire ce pour quoi elle avait été conçue, se défendre ? Quatre jours plus tard, les défenseurs de la Bastille jugèrent finalement plus raisonnable de capituler avant même qu’un seul coup de canon n’ait été tiré. Cette malédiction militaire allait connaître un nouvel épisode durant la Fronde. En juillet, les frondeurs contre la régence d’Anne d’Autriche et le gouvernement de Mazarin décidèrent de prendre le contrôle de la capitale et, évidemment, de la Bastille. On en passa d’abord par la négociation, mais le capitaine du fort, déterminé, refusa la somme de 40 000 écus qu’on lui proposait en échange de sa reddition. Les assaillants se préparèrent à l’affrontement, creusant des tranchées, faisant amener les canons…
Ordre fut donné d’ouvrir le feu. Après une première salve, les artilleurs n’eurent pas l’occasion de recharger la poudre : piteux, le capitaine de la Bastille se rendit sans riposter. Aucune goutte de sang ne fut versée. Pendant les quatre siècles d’existence de la forteresse, les Parisiens n’ont que très rarement entendu gronder son artillerie dans la bataille, mais ses coups de canons leur étaient pourtant familiers. Des détonations déchiraient régulièrement le ciel de Paris à l’occasion des fêtes, des événements importants (comme la naissance d’un enfant dans la famille royale), mais aussi à chaque fois que le roi ou la reine entrait ou sortait de la ville. Les livres de compte de la forteresse au XVIIIe siècle montrent qu’il fallait souvent remplacer les vitres de la Bastille qui ne résistaient pas à ce régime. Il arriva cependant, une seule fois, que les canons de la Bastille fussent tirés à des fins guerrières. Cet épisode se déroula durant la Fronde des princes. Le Grand Condé, à la tête de la rébellion contre le pouvoir royal, marcha sur Paris en 1652 et affronta les troupes du roi menées par Turenne au faubourg Saint-Antoine. La duchesse de Montpensier – aussi appelée la Grande Mademoiselle – décida de venir en aide au Grand Condé, son cousin. Grâce à son père, Gaston d’Orléans, oncle du roi et grand ennemi de Mazarin, elle se fit remettre les clés de la forteresse pour permettre aux princes d’entrer dans Paris, mais, surtout, elle obtint l’ordre de faire tirer les canons de la Bastille… sur les troupes du roi. Un comble !
XIVe-XVIIe, La chambre forte d’Henri IV
Henri IV n’était manifestement pas rancunier et, sous son règne (1589-1610), les Parisiens, qui l’avaient pourtant âprement combattu en raison de sa religion protestante, ne goûtèrent que très peu les geôles de la Bastille. Le roi préféra transformer la forteresse en coffre-fort royal. Il fit transporter l’immense fortune qu’il avait épargnée pour les préparatifs des guerres qu’il prévoyait en Espagne, soit 13 millions de livres, dans la tour du Trésor (aujourd’hui, on peut voir une plaque au niveau du n°3, place de la Bastille, indiquant l’emplacement de cette tour). Le trésor royal était protégé par une porte massive qui ne pouvait être ouverte que par trois clés.
Le roi possédait l’une d’elle, les deux autres étant dans les mains du Conseiller général de finances et du Trésorier de l’épargne. Selon un édit royal, ces deniers ne pouvaient être utilisés que pour la guerre. A la mort prématurée d’Henri IV, en 1610, il restait encore la moitié de cette épargne. Mais il suffit des quatre ans de régence de sa veuve, Marie de Médicis , pour que cette fortune soit dilapidée.
XVIIe-XVIIIe, Des cellules trois étoiles
A la veille du 14 juillet 1789, les tours de la prison de la Bastille projetaient leur ombre menaçante sur la rue Saint-Antoine. Depuis les fenêtres fermées par des barreaux, on croyait parfois entendre les plaintes de ses prisonniers. Il se murmurait que ceux qui y entraient ne savaient pas pour quelle raison, ni pour combien de temps, et que beaucoup n’en revenaient jamais. Fantasme ou réalité ? La découverte des archives de la forteresse après sa chute a permis d’éclairer sous un jour nouveau ce qui se passa durant plusieurs siècles derrière les murs de cette mystérieuse prison. C’est sous le règne de Louis XIII (1610-1643), à l’initiative de Richelieu , que la Bastille devint une prison d’Etat. Claude Quétel, dans son Histoire véritable de la Bastille , estime qu’avant 1658, le nombre de prisonniers n’a pas excédé 800.
Entre 1658 et 1789, les archives dénombrent 5 279 entrées. L’absolutisme qui se met en place passe par le contrôle de l’opinion et la plupart des embastillés l’étaient pour des motifs politiques. L’instrument de cette justice royale était la lettre de cachet qui faisait office de condamnation immédiate : seules 10% des incarcérations faisaient suite à un procès. Outre les affaires importantes touchant à la sécurité de l’Etat, les délits d’opinion et la répression religieuse, qui constituaient l’essentiel des emprisonnements, on y séjournait aussi pour des affaires plus légères. Tout ce qui concernait la noblesse turbulente – indiscipline ou libertinage – finissait par un discret passage à la Bastille censé remettre les idées en place. D’où, parfois, certains motifs d’incarcération cocasses tel le prince d’Elboeuf, embastillé pour avoir “à table et sur une légère provocation, souffleté avec un gigot un gentilhomme de qualité”. Côtoyant cette aristocratie, y croupissaient aussi des escrocs et des criminels en attente d’être transférés vers un autre lieu de détention. La forteresse pouvait accueillir 42 prisonniers isolés. Chaque tour contenait 4 à 5 étages de cellules, qu’on appelait “chambres”. Il s’agissait de pièces spacieuses et aérées avec sols en brique et plafonds blanchis à la chaux. La lumière entrait par de grandes fenêtres qui ne furent munies de barreaux qu’à la fin du XVIIe siècle. Les prisonniers étaient libres d’aménager leur “chambre” à leur guise. Ceux qui en avaient les moyens pouvaient vivre de manière princière. Ils faisaient venir, tableaux, commodes et fauteuils.
Aristocrate et mémorialiste, Madame de Staal-Delaunay – arrêtée en 1718 et suspectée de complot contre le régent – avait même fait tendre sa cellule de tapisseries. Ces nantis dormaient dans leurs draps, mangeait dans leur vaisselle et se faisaient servir par leurs domestiques. La cuisine était réputée excellente et un tailleur passait prendre commande des vêtements des détenus. Le tout à la charge du roi. Impressionné par tant de considération, l’Italien Sébastien Locatelle, dans son Voyage en France en 1665, notait : “C’est une faveur particulière du roi que de se voir condamné à une si belle prison.”
Les prisonniers les moins fortunés touchaient une pension
Bien sûr, pour les moins fortunés, les conditions de détention étaient plus sommaires. La chambre de base était meublée d’un lit, d’un poêle, d’une table et de quelques chaises. Les prisonniers touchaient une pension pour pouvoir se meubler et se nourrir. Selon l’historien Claude Quétel, celle-ci était près de dix fois supérieure à celle perçue dans les autres prisons d’Etat. Si bien que certains, plutôt que d’améliorer leur condition, préféraient économiser cet argent qui, non dépensé, leur était remis à la sortie.
“Il arriva même que des prisonniers, auxquels on annonçait la mise en liberté, demandèrent à demeurer quelque temps encore, afin d’arrondir la somme, faveur qui leur a été accordée quelquefois”, précise Frantz Funck-Brentano (La Bastille et ses secrets , éd. Tallandier, 1979). Pour quelques-uns, souvent pauvres et auteurs de crimes graves, le séjour pouvait se transformer en un cauchemar. Situées sous les toits, les “calottes” étaient de redoutables cellules octogonales exposées aux intempéries. On ne pouvait s’y tenir debout qu’à un seul endroit. Mais plus terribles encore étaient les cachots. Situés à l’étage inférieur, en partie creusés sous terre, ils étaient régulièrement inondés par les crues de la Seine. Là, dans la pénombre, sur de la paille pourrie, les malheureux prisonniers étaient au pain sec et à l’eau. A partir du règne de Louis XV (1715-1774), ces mouroirs ne servaient plus que de punition occasionnelle, et à la fin du XVIIIe siècle, ils étaient hors d’usage. D’ailleurs, en 1789, la prison n’était quasiment plus utilisée et les insurgés n’y trouvèrent que sept prisonniers.
XVIIIe, L’homme qui détruisit le symbole de la tyrannie
Fidèle à sa réputation, la forteresse royale ne mit pas longtemps à se soumettre ce lors de la Prise de la Bastille le 14 juillet 1789 . Dans les heures qui suivirent la reddition, la foule se pressa pour assister et participer à la destruction du symbole déchu de la tyrannie. Parmi les curieux, Pierre-François Palloy, un entrepreneur de 34 ans, comprit immédiatement l’opportunité que représentait la démolition de l’édifice. Le soir même du 14, il avait déjà réuni une centaine d’ouvriers qui, sans aucune autorisation, montèrent en haut des tours pour les abattre. Aux ouvriers se joignirent les bénévoles. Le Tout-Paris, pour la postérité, voulait y aller de son coup de pioche. Au sommet des créneaux, on put bientôt croiser des gens du peuple, des bourgeois, des personnalités telles que les écrivains Mirabeau ou Beaumarchais venus là pour précipiter une ou deux pierres de l’édifice dans les fossés. Il fallut plusieurs jours aux autorités pour rétablir l’ordre. Le 16 juillet, Palloy fut nommé inspecteur général du chantier, et le 19, une compagnie de gardes fut chargée de sécuriser les lieux. Seuls les ouvriers munis de laissez-passer eurent accès au site.
Du 14 juillet 1789 au 21 mai 1791, 800 travailleurs s’activèrent quotidiennement sur le chantier qui coûta près d’un million de livres, soit la moitié des sommes engagées par la France dans la guerre d’indépendance américaine. Les frais furent à la charge de la municipalité qui comptait sur la vente des matériaux issus de la démolition pour amortir les dépenses. Chaque jour, des cortèges de chariots remplis de pierres furent acheminés en direction des chantiers de la capitale, comme celui du pont de la Concorde ou celui du terre-plein du Pont-Neuf. Pendant les travaux, la “carcasse “ de la Bastille continua de fasciner. S’y introduire illégalement devint une attraction à la mode. Au début de 1790, des squelettes furent exhumés des décombres, dont certains, selon Palloy, étaient encore enchaînés. La rumeur courut que parmi eux se trouvât celui du Masque de fer. De quoi attiser la légende. Pour tirer profit de la forteresse, Palloy fit feu de tous bois. Il y organisa des événements, dont un grand bal dans les ruines illuminées de la prison. Recyclant les matériaux issus de la démolition, il fabriqua des souvenirs : tabatières, bonbonnières, bijoux, jeux de dominos. Il fit aussi frapper des médailles, dont une offerte à Louis XVI , gravée de ces mots : “Ce métal provient des chaînes de l’ancienne servitude du peuple français que Louis XVI a fait briser.” Son oeuvre la plus remarquable fut ses miniatures sculptées dans les pierres de la forteresse (voir page précédente). D’une hauteur de 40 cm pour 100 cm de longueur et 60 cm de profondeur, elles représentaient la prison dans ses moindres détails : grilles, portes, boulets de canon, potence… Ces modèles réduits furent distribués aux 83 départements nouvellement créés et aux représentants des districts parisiens. Ainsi, Palloy, le patriote-entrepreneur, que l’historienne Héloïse Bocher (auteur de Démolir la Bastille , éd. Vendémiaire) qualifie de “publicitaire avant l’heure”, contribua à sa manière à la construction du mythe de la Bastille.
XIXe, La colonne de la liberté
Alors même que le chantier de démolition de la Bastille était en cours, la question se posa. Que faire de ce terrain vague de 14 550 m² ? Des projets de colonnes ou de statues destinées à célébrer la liberté se succédèrent. C’est seulement après les journées des 27, 28 et 29 juillet 1830 et la chute de Charles X, que le gouvernement de Louis-Philippe décida d’ériger la colonne de Juillet, en souvenir de la Révolution française . Le projet fut confié à l’architecte Jean-Antoine Alavoine (1777-1834). La colonne de bronze, pensée sur le modèle de la colonne Trajane de Rome, haute de 50 mètres pour 4 mètres de diamètre, fut élevée et surmontée d’une sculpture d’Auguste Dumont (1801-1884), le Génie de la Liberté.
Celui-ci porte un flambeau dans la main droite et, dans la main gauche, la chaîne brisée de la tyrannie. Sur le fût sont gravés les noms des 504 victimes tombées durant ces trois journées révolutionnaires, auxquelles s’ajoutèrent, en 1848, 196 des victimes “tombées pour la République” lors des journées de février. Le monument fut inauguré en grande pompe le 28 juillet 1840. Sous la direction de Berlioz, qui composa pour l’occasion la Symphonie funèbre et triomphale, des musiciens ouvrirent le cortège qui, du Louvre à la place de la Bastille, rapatrièrent les dépouilles des révolutionnaires. Leurs restes reposent toujours dans une nécropole située sous la colonne. Aujourd’hui fermée au public, la crypte devrait ouvrir ses portes en 2018.