Lettre du président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) au premier ministre
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LE PRESIDENT
Paris le 14 juin 2021
Monsieur Jean Castex
Premier ministre
Hôtel de Matignon
57, rue de Varenne 75700 Paris SP 07
Monsieur le Premier ministre,
Je me permets d’attirer votre attention sur la très importante question de l’accès aux archives publiques qui avait fait l’objet d’une réflexion de fond avec le rapport du président Guy Braibant sur « Les Archives en France ». Ce rapport, remis il y a 25 ans, marquait une avancée importante dans la transparence administrative, notamment en matière de délais et consultation. Aujourd’hui, l’équilibre défini par la loi du 15 juillet 2008 relative aux archives dans le fil du rapport Braibant et inscrit dans le Code du patrimoine, se trouve remis en cause par la multiplication des obstacles réglementaires et administratifs opposés aux historiens et aux chercheurs, alors même que l’opinion publique est particulièrement sensible aux questions mémorielles. Cette situation préoccupante se trouverait cristallisée par l’article 19 du projet de loi relatif à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement (PATR) actuellement en discussion au Parlement.
Au regard de la mission de protection et promotion des droits de l’homme qui lui est confiée, la Commission nationale consultative de droits de l’homme souhaite vous faire part de la vive inquiétude que soulève à ses yeux cette disposition qui en entravant l’accès aux archives menace directement la recherche sur notre histoire contemporaine et partant, le droit d’accéder à la vérité de cette histoire. A cet égard, elle se doit de rappeler que l’accès aux archives est un droit de valeur constitutionnelle reconnu à tout citoyen sur le fondement de l’article 15 de la Déclaration de droits de l’homme et du citoyen et que ce droit doit également être garanti en vertu des principes constitutionnels de libre expression et d’indépendance des chercheurs. Il s’impose au-delà, au nom de la connaissance de l’Histoire politique de la France qui exige la vérité sur celle-ci mais aussi parce qu’il est de nature à contribuer à la réconciliation des mémoires, voire peut en être la condition. Certes ce droit n’est pas absolu et la protection de certains secrets, dont ceux de la défense nationale, peut justifier que des restrictions lui soient apportées. Ces restrictions doivent toutefois, ainsi qu’il ressort de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, être proportionnées à l’objectif d’intérêt général qui les fondent, cette exigence de proportionnalité incluant leur limitation temporelle.
L’article 19 du projet de loi suscite d’abord l’étonnement de la CNCDH par son insertion dans un projet de loi dont ce n’est pas l’objet puisqu’à visée strictement sécuritaire comme en témoignent son contenu mais aussi son intitulé même – loi relative à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement. Elle ne peut que déplorer un tel cavalier législatif et ce d’autant qu’il remet en cause la lette et l’esprit des grandes lois sur les archives là où l’importance du droit d’accès aux archives et la gravité des enjeux qui s’y attache dans une démocratie imposaient une réflexion d’ensemble et une véritable concertation.
L’inquiétude que suscite l’article 19 tient d’abord à son ambivalence. Certes il constitue une avancée par l’abandon de la procédure administrative de « déclassification » instituée en novembre 2011 par une instruction ministérielle (IGI 1300) qui, appliquée rigoureusement à la demande su Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) en 2020, s’est vue renforcée lors de sa réforme en novembre dernier. Rompant avec le principe de « communication de plein droit » des archives classées secret défense de plus de cinquante ans que pose le code du patrimoine en son article L. 213-2, cette procédure a ralenti gravement les travaux historiques des chercheurs et donné lieu à de vives protestations, tant au plan national qu’international, de la part des archivistes, historiens et juristes, avec la mobilisation depuis près de deux ans d’un « collectif accès aux archives ». Composé de l’association des archivistes français, de l’association des historiens contemporanéistes de l’enseignement supérieur et de la recherche et de l’association Josette et Maurice Audin, ce collectif a formé deux recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’Etat en septembre 2020 et janvier 2021 et joint au second en avril une question prioritaire de constitutionalité en avril afin qu’il conclue à l’illégalité de cette procédure et qu’il y soit mis un terme.
Si la CNCDH se doit donc de saluer l’avancée que constitue l’abandon de cette procédure administrative, le projet de loi la rendant désormais automatique, elle déplore en revanche que cet article 19 énonce des exceptions au principe de libre communication des archives secret défense de plus de cinquante ans qui sont d’une telle ampleur que, sous couvert de réouverture de leur accès , c’est en réalité une fermeture que le projet organise pour la première fois dans l’histoire de la République. Outre les archives concernant les armes nucléaires, biologiques et chimiques déjà exclues de toute déclassification et auxquelles l’article 19 ajoute les armes radiologiques, le projet de loi autorise l’allongement du délai de cinquante ans pour quatre catégories de documents. Il s’agit de ceux relatifs à certains bâtiments (prisons, barrages hydro électriques …), aux matériels de guerre, aux procédures opérationnelles et capacités techniques des services de renseignement enfin à la mise en œuvre et aux moyens de la dissuasion nucléaire.
La CNCDH ne peut que partager les préoccupations exprimées par les archivistes, historiens et juristes face à ces exceptions floues et de grande ampleur. Leur définition vague – ainsi en est-il du caractère « opérationnel » ou des « capacités techniques » de certaines procédures des services de renseignement – et plus encore l’imprécision des critères retenus pour mettre un terme à l’allongement du délai de communication tels que « la fin de l’affectation » d’une infrastructure à un usage donné, « la fin de l’usage » d’un matériel ou encore « la perte de valeur opérationnelle » d’une procédure ou de certains moyens, laissent un très large pouvoir d’appréciation aux administrations ayant émis ces documents, qui se voient ainsi accorder une compétence quasi- discrétionnaire pour fixer le délai de communication des documents en cause.
La portée de ces exceptions est de surcroît très largement conçue tant matériellement que temporellement. La protection des archives des services de renseignement concerne ainsi les services « classiques » dits du premier cercle (DGSI, DGSE, …) mais aussi toute une liste de services en charge de la sécurité. En outre, la durée d’allongement du délai de cinquante ans reste indéterminée. Ainsi, pour reprendre ici deux exemples très significatifs donnés par le collectif Accès aux archives, les archives de la DST qui ont permis de retrouver et juger les collaborateurs pendant la Seconde guerre mondiale, ou encore celles des « détachements opérationnels de protection » connus pour leurs pratiques de torture pendant la guerre d’Algérie, ne seraient pas devenues librement communicables si les alinéas 8 et 9 de l’article 19 du projet de loi avaient existé. Des travaux historiques de première importance des vingt dernières années, dont chacun sait qu’ils ont permis des progrès considérables dans la recherche de la vérité historique, n’auraient pas pu se faire dans les mêmes conditions. Pire, tout ou partie de ces archives pourraient même se trouver refermées en conséquence du projet de loi, dans la mesure où la disposition transitoire prévue au II de l’article 19 applique les nouvelles règles de communicabilité à tous les documents de plus de cinquante ans ayant fait l’objet d’une mesure de classification, ce qui est le cas de la grande majorité des documents relevant de ces deux exemples.
Si la CNCDH recommande en toute logique le retrait de l’article 19 du projet de loi afin de revenir au principe de libre communication de ces archives secret défense après cinquante ans, cette recommandation doit toutefois être subordonnée à l’issue des recours pendants devant le Conseil d’Etat depuis huit et six mois, et sur lesquels il doit statuer dans les jours qui viennent. En effet si de manière pour le moins surprenante, il ne souscrivait pas à l’illégalité de la procédure administrative de déclassification, la CNCDH ne saurait recommander le retrait de l’article 19 car il conduirait s’il était acté à revenir à l’application de cette procédure restée en vigueur. En tout état de cause, dans hypothèse de maintien de l’article 19, elle insiste pour que les exceptions qu’il prévoit à la libre communication de ces archives se voient véritablement encadrées, A cet égard, elle invite à porter une particulière attention à l’exception relative aux services de renseignement en raison de sa très ample et grave portée (art.19, al.8). Outre que cette exception devrait être absolument limitée aux archives des seuls services spécialisés de renseignement, un délai-plafond devrait être fixé à l’allongement de leurs délais de communication et une procédure de référé spécial permettant d’accélérer la contestation des refus de communication devrait être instituée.
En espérant que nos remarques et propositions retiendront votre attention, je vous prie de croire, Monsieur le Premier ministre, à l’assurance de ma haute considération.
Jean-Marie Burguburu
Communiqué de presse
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Le MRAP soutient la lutte pour
la liberté d’accès aux archives publiques
Paris le 9 juin 2021
Un large accès aux archives publiques, dans des conditions garanties par la loi, est une condition essentielle pour les recherches historiques, qui elles-mêmes fournissent des éléments irremplaçables dans des combats auxquels le MRAP est attaché pour les droits, pour la vérité et pour la solidarité internationale.
Le code du patrimoine fixe des délais au bout desquels les archives publiques sont « communicables de plein droit à toute personne qui le demande » (article L. 213-2 du code du patrimoine). Pour les documents dont « la communication porte atteinte au secret de la défense nationale » ce délai est de 50 ans.
Le respect de ce droit se heurte cependant souvent à des tentatives d’obstruction. Le MRAP avait apprécié, tout en la jugeant incomplète, la déclaration du Président de la République, lors de sa visite à Josette Audin le 13 septembre 2018, en faveur d’une libre consultation des archives susceptibles de fournir des informations sur les disparitions du fait des forces de l’ordre françaises durant la guerre d’Algérie (celle de Maurice Audin, en juin 1957, était alors vieille de 61 ans).
Or l’application rigoureuse, à partir de janvier 2020, sous l’influence notamment du SGDSN (Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité Nationale), d’une circulaire de 2011 limitant arbitrairement ce droit dès lors que les documents étaient classés « secret défense » est venue au contraire considérablement ralentir, voire bloquer, les possibilités de consultation, et donc de recherches et d’actions qu’elles étayent, suscitant des protestations nationales et internationales.
Le MRAP a soutenu les recours déposés par le « collectif archives » qui s’est constitué pour s’opposer à ce déni de droit, rassemblant l’AAF (Association des archivistes français), l’AHCESR (Association des historiens contemporanéistes de l’enseignement supérieur et de la recherche) et l’AJMA (Association Josette et Maurice Audin).
Une nouvelle réglementation vient d’être introduite par l’Assemblée Nationale, le 2 juin 2021, par le biais d’un article contenu dans le « projet de loi relatif à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement » (PATR, article 19). Le fait que ce soit dans le cadre d’une telle loi à caractère sécuritaire que le pouvoir entende « régler » cette question de l’accès aux archives, par essence scientifique et culturelle (les archives sont du ressort du ministère de la culture) est tout un symbole !
Si par cet article il serait mis un terme à des pratiques illégales en vigueur depuis plus de 18 mois, celui-ci ouvre en revanche la possibilité de reporter au-delà du délai de cinquante ans la communication d’archives relatives aux « procédures opérationnelles » et aux « capacités techniques » – deux notions très vagues – de nombreux services de renseignement ou de sécurité.
Le « collectif archives » a publié le 4 juin un communiqué où on lit ; Ainsi, les inquiétudes exprimées depuis plusieurs semaines par les archivistes, les juristes, les historiennes et les historiens demeurent. En l’état, le texte risque d’entraîner une refermeture massive des archives de renseignement. Voir ce communiqué, au sein d’une rubrique sur le suivi de ce combat, sur : https://www.archivistes.org/Suivre-…
La prochaine étape dans cette procédure est l’examen du projet de loi PATR au Sénat dès la fin de ce mois de juin (cette loi fait en effet l’objet d’une procédure d’urgence).
Le MRAP assure le « Collectif archives » de son soutien dans la poursuite de cette lutte.