Lorsqu’il a joué pour la première fois Notre jeunesse au mémorial du Mont-Valérien (Suresnes), le 13 juin dernier, un seul en scène reprenant l’essai « dreyfusiste » de Charles Péguy paru en 1910, le metteur en scène Jean-Baptiste Sastre a eu un choc. « Après une semaine de répétitions dans ce lieu sensible, puissant, chargé d’Histoire, où furent exécutés plus de 1000 résistants, otages, juifs et communistes pendant la Seconde Guerre mondiale, et après une représentation sous une chaleur intense, j’ai fait une véritable insolation, à cause de la température mais aussi du poids émotionnel », nous a confié le comédien de 52 ans.
Sa pièce est le troisième volet d’un triptyque, entamé par Georges Bernanos et Simone Weil, consacré à trois grands penseurs du XXe siècle, porteurs d’espoir et précurseurs dans leur vision des grands défis de la société moderne. En 2010, Jean-Baptiste Sastre présentait La tragédie du roi Richard II, de Shakespeare, dans la Cour d’Honneur du Palais des papes. Cette année, il fait partie de la programmation off du festival d’Avignon, jusqu’au 29 juillet. En dehors des représentations, il consacre son temps provençal à différentes associations (Secours catholiques, Culture du cœur, Secours populaire…), auxquelles il propose des ateliers de travail sur la littérature et le théâtre, notamment l’œuvre de Péguy. Nous l’avons rencontré.
Quelle impulsion est à l’origine de votre travail sur ces trois penseurs ?
L’assassinat du père Jacques Hamel, à Saint-Étienne-du-Rouvray en 2016, a été un déclencheur. Je ne comprenais pas comment deux enfants pouvaient s’attaquer à la vie d’une personne œuvrant pour le bien… Il me fallait un poète et des clefs pour comprendre. À cette époque, j’avais sur ma table de nuit Les Grands Cimetières sous la lunede Georges Bernanos. J’ai replongé dans ce livre, puis, progressivement, j’ai acheté l’intégralité de son œuvre. Je suis devenu très ami avec son petit-fils, Gilles, avec qui j’ai beaucoup travaillé sur le texte de ma reprise de La France contre les robots. C’est à travers Bernanos, qui le considérait comme son maître, que j’ai redécouvert Charles Péguy. Depuis toujours, il me précédait. J’ai grandi à Chartres, où il allait en pèlerinage. J’ai été pensionnaire à Sainte-Barbe, à Paris, comme lui. Et j’habite aujourd’hui juste à côté des anciens locaux de sa fameuse revue Les Cahiers de la quinzaine… Ainsi qu’il le dit lui-même, ce sont des liens qui se tissent dans l’invisible.
Se réclamer de Péguy, n’est-ce pas courir le risque aujourd’hui d’être assimilé par certains à une forme de nationalisme ?
Défendre Péguy, de nos jours, n’est pas anodin. Cela m’exaspère qu’il puisse être réduit à un symbole nationaliste, brandissant son Christ et son drapeau français ! Je ne prétends pas le connaître mieux que quiconque, je veux juste donner envie de le lire. Car enfin, Péguy, nationaliste ? Soyons sérieux ! « Les peuples et les nations qui paraissaient au moins libérales s’abandonnent aux ivrogneries du nationalisme », écrit-il dans Notre jeunesse. Ce qui me plaît chez lui, c’est justement qu’on ne peut pas l’attraper. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, c’est un auteur proche du peuple, dans son caractère le plus noble. Sa littérature s’adresse à tout le monde. Comme Bernanos, il a connu la misère et la pauvreté. Il s’est détourné de Jaurès quand celui-ci à commencé à verser dans le « parlementarisme », mais n’oublions pas qu’il part du socialisme.
Comme Weil ou Bernanos, c’est un penseur pétri de christianisme. De ce point de vue, à nouveau, ce n’est pas rien de faire le choix de ce triptyque…
Tous trois avaient une foi profonde, mais ils avaient aussi un rapport très particulier à la religion. Péguy a frôlé la mise à l’index de l’Église. Sa proximité avec Bergson posait des difficultés. Bernanos disait que « son petit catéchisme le matin » lui suffisait. Simone Weil, quant à elle, est toujours restée à la porte de l’institution. Elle n’acceptait pas que celle-ci, trop bourgeoise, se soit coupée de tout un pan de l’humanité. Leurs différentes approches témoignent selon moi du christianisme comme une religion qui ouvre, qui se passe de cases ou d’étiquettes. C’est de cette conception dont je veux témoigner à travers leurs textes.
Justement, dans votre mise en scène de Plaidoyer pour une civilisation nouvelle de Simone Weil, en 2019, vous avez composé un chœur d’adhérents de différentes associations du champ social… C’est aussi une manière de témoigner ?
Depuis 2013 et ma mise en scène de la pièce de Frédéric Boyer, Phèdre, les oiseaux, avec la comédienne palestinienne Hiam Abbass et une vingtaine de communautés Emmaüs en France (avant une tournée tout autour du monde), je réalise à quel point le milieu culturel, dont je suis le fruit, est coupé de la population. Nous faisons du théâtre pour la bourgeoisie moyenne, plutôt blanche, entre 50 et 70 ans. Je partage l’idée du philosophe Gilles Deleuze, selon laquelle seule la honte est à la racine de la création. Le reste : la fantaisie, l’art, ce n’est rien. J’ai essayé de faire des beaux spectacles pendant 30 ans, mais ça ne tient plus la route.
L’expérience avec les compagnons m’a littéralement nettoyée. Quand j’ai présenté mon projet pour la première fois à la communauté Emmaüs nantaise, ils m’ont totalement ignoré. J’ai compris qu’il fallait que j’aille sur leur lieu de travail, que je m’insère progressivement dans leur vie pour les apprivoiser. Au bout d’un temps, nous sommes entrés dans un échange, une douceur, une tendresse, que je veux essayer de véhiculer sur scène.
Qu’est-ce que Weil, Bernanos ou Péguy peuvent également dire à notre époque ?
Ils ouvrent absolument toutes les portes. Dans Notre jeunesse, Péguy livre un hommage vibrant à la République. « La mystique c’est savoir se sacrifier pour la République et la politique, c’est en vivre », distingue-t-il. Qui est prêt à sacrifier quoi que ce soit aujourd’hui ? On revendique à tous bouts de champs la « liberté », mais qui conçoit qu’elle consiste d’abord à se sacrifier pour que l’autre puisse être libre ? Nous traversons une période d’inimitié, de haine, où les idées ont cours, mais non la « pensée ». On est pour ou contre, « C’est la lèpre de l’époque », juge Simone Weil. Afin d’échanger véritablement, nous devons retrouver un espace pour penser, pour nous reconnecter à nous-même. « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure », analysait Bernanos en 1947, dans La France contre les robots. Quelle lucidité !
Vous intervenez beaucoup dans les écoles. Est-ce important de faire connaître ces auteurs aux jeunes ?
Il faut initier les jeunes à la littérature de manière générale, le seul remède à la violence que nous traversons. Lorsqu’ils s’emparent d’un texte, ils ont peur de leurs émotions, peur de pleurer ou de parler devant les autres. Leurs corps sont complètement pris : on leur fait faire du sport, du football… Mais le football ne libère pas les émotions comme un poème de Rimbaud !
Tournée Saison 21-22 :
Avignon- Hors les murs | Lycée Mistral
11 boulevard Raspail — 84 000 Avignon
Réservations 04 84 51 20 10 | 11avignon.com
Du 10 au 29 juillet 2021 19h45
(sauf les lundis)
-Mont-Valérien, Suresnes
le 12 septembre 2021
-Le Liberté, scène nationale
du 17 au 19 mars 2022
-Théâtre de Suresnes Jean Vilar
le 6 octobre 2020