(1) On s’est beaucoup interrogé sur les raisons qui avaient poussé Zola à prendre la plume en faveur de Dreyfus. Sceptique à l’origine sur son innocence, il va vite se convertir à l’idée d’une manipulation judiciaire. Dès 1897, un an avant la publication de « J’accuse… ! » dans L’Aurore, il se lance dans la bataille dans les colonnes du Figaro. L’innocence de Dreyfus l’obsède au point qu’il écrit à sa femme qu’il a ressenti « un véritable coup de foudre »: « J’étais hanté, je n’en dormais plus, il a fallu que je me soulage. Je trouvais lâche de me taire. Tant pis pour les conséquences. Je brave tout. »
Mais ce qui frappe chez Zola comme pour ses courageux devanciers, c’est à quel point l’œuvre, sa puissance au service des formes libératrices, l’avait précédé dans son combat.
Il le reconnaît lui-même: « On oublie que je ne suis ni un polémiste, ni un homme politique, tirant bénéfice des bagarres. Je suis un libre écrivain qui n’a eu qu’une passion dans sa vie, celle de la vérité, qui s est battu pour elle sur tous les champs de bataille. »
En effet, rien sinon l’amour de la vérité ne prédisposait Zola à échanger sa position confortable d’écrivain à succès, accumulant les gros tirages et un fort bénéfice de célébrité, pour une aventure pleine d’embûches, d’insultes et de tracas qui risquait de mettre en péril son travail d’écrivain.
Il les affronte avec un courage qui force l’admiration. Condamné à un an de prison, contraint à l’exil à Londres, insulté comme peu d’écrivains l’ont été, il persiste et signe.
On assiste alors chez cet écrivain centré sur lui-même, attaché à son œuvre, à une sorte de grâce qui lui permet d’affronter ce qu’il faut bien appeler une forme de martyre.
Cet engagement de Zola, comme celui de Voltaire ou de tant d’autres, montre un aspect de la littérature qu’on ne souligne peut-être pas assez: sa dimension spirituelle.
C’est pourtant ce qui arrache leurs œuvres à la médiocrité et à la banalité.
Ce qu’on appelle le style, cette perfection de mettre en mots des sentiments et des émotions, posséderait-il cette force s’il ne puisait à cette source du spirituel?
En menant son combat pour la réhabilitation de Dreyfus, Zola s’est hissé au-dessus de lui-même, en nous révélant qu’il n’était pas seulement un faiseur de belles phrases, un romancier habile, mais un homme hanté par cet idéal spirituel qui seul justifie l’humain.
Indéniablement, par son courage et son calvaire, Zola a accédé à une dimension supérieure.
Et, en même temps, il nous tire vers lui en augmentant ce capital d’ humanité dont les hommes ont besoin pour vivre, pour croire que la vie est autre chose qu’ une suite de nécessités et de besoins matériels qui s’ épuisent dans leur assouvissement.
Moins d’un siècle après Zola, comme si les leçons de l’histoire étaient nulles et non avenues, le gouvernement de Vichy publiait en octobre 1940 le décret qui excluait les Juifs de la fonction publique et des professions libérales.
Ce n’était pas une affaire Dreyfus, c’était mille, cent mille affaires Dreyfus. Une injustice qui frappait une communauté sans aucune justification. Mais ce qui frappe en dehors de l’indignation et de la stupeur devant une décision inique, c’est le silence.
Aucune voix ne s’est levée pour crier sa colère.
Où était Zola? C’est peut-être cet affligeant silence dans un moment d’abjection qui nous rend Zola précieux et nécessaire. Cette voix de la justice qu’aucune considération n’arrête, Zola l’illustre à jamais.
(1)Jean-Marie Rouart Journaliste, écrivain, membre de l’Académie Français