Dans un ouvrage paru à l’automne 2020, le journaliste et auteur Marc Endenweld rapportait les confidences de plusieurs collaborateurs de l’Elysée affirmant que le président Emmanuel Macron reprenait régulièrement l’expression de « grand remplacement » lors de conversations avec ses équipes au sujet de l’immigration et de l’Islam(1).
Pareille anecdote venue du sommet de l’Etat confirme à quel point ce concept, né dans les marges politiques et littéraires auxquelles certains auraient voulu le circonscrire, occupe désormais une place centrale dans le débat public. Forgée et popularisée par l’écrivain Renaud Camus dans un essai éponyme paru en 2011, la notion de « grand remplacement » hante désormais les éditoriaux, les réseaux sociaux comme les plateaux des grands médias audiovisuels, mais aussi les lieux de pouvoir et les simples discussions familiales.
Qu’il s’agisse de la défendre ou de la dénoncer avec virulence, rares sont les expressions capables de déchaîner autant de passions à leur seul emploi
Avec deux écueils majeurs: la difficulté à s’entendre sur ce que le « grand remplacement » est censé signifier, ainsi que l’absence souvent criante de données chiffrées ou de faits objectivables à l’appui des échanges.
Face aux approximations, aux interprétations partiales et aux affirmations péremptoires, il convient d’abord de préciser ce que cette notion recouvre, puis d’examiner les arguments concrets permettant de la récuser ou de l’appuyer dans des mesures variables.
Si l’on en trouve des échos dans des contextes antérieurs, la paternité de la notion de « grand remplacement » revient néanmoins à l’écrivain et essayiste Renaud Camus
Renaud Camus en avril 2019 à Plieux © Oleg Cetinic/AP/SIPA Numéro de reportage: AP22336046_000005
En novembre 2019, France Culture proposait une série de podcasts intitulée « Grand Remplacement : un virus français »(2). Dans le premier des cinq épisodes, dédié à la recherche des origines historiques du concept, le journaliste et politologue Jean-Yves Camus rappelait qu’un écrivain nommé Danrit (en réalité le colonel Emile Driant) avait signé au début du XXème siècle deux romans d’anticipation dont les thèmes étaient respectivement « l’invasion jaune » et « l’invasion noire ». Il s’agissait de suggérer que ce type de représentation était antérieure à notre époque et aux écrits de Renaud Camus.
Plus récemment et dans une sphère plus politique, le terme de « remplacement » a été employé par l’Organisation des Nations Unies au début des années 2000 dans un rapport intitulé Migrations de remplacement : est-ce une solution à la diminution et au vieillissement de la population ?(3). De ce document fort commenté depuis lors, certains ont conclu – de façon hâtive – que l’ONU préconisait la substitution d’une population jeune, originaire d’Afrique, aux populations vieillissantes d’Europe de l’Ouest. Le rapport ne dit pourtant pas exactement cela, puisqu’il précise que l’immigration ne peut être la seule solution aux changements démographiques en Europe occidentale, sauf à ce que celle-ci accepte d’accueillir 160 millions de migrants en cinquante ans.
Dans le contexte français contemporain, c’est en 2011 que l’essai Le Grand Remplacement de Renaud Camus lance ce terme sur la scène intellectuelle et politique – où il n’a cessé de gagner en attention depuis lors.
Contrairement aux idées reçues, la thèse de Renaud Camus n’est pas réductible à une théorie du complot mais comporte deux dimensions claires, l’une quantitative et l’autre qualitative
Dans ce livre comme dans le manifeste qu’il rédige par la suite en 2013 (4), l’auteur défend l’idée selon laquelle la France et l’Europe connaissent un changement de population, qu’il résume de la façon suivante : « Pouvez-vous développer le concept de Grand Remplacement ? – Oh, c’est très simple : vous avez un peuple et presque d’un seul coup, en une génération, vous avez à sa place un ou plusieurs autres peuples. » (5) Pour l’auteur, cela constitue « le choc le plus grave qu’ait connu notre patrie depuis le début de son histoire puisque, si le changement de peuple et de civilisation, déjà tellement avancé, est mené jusqu’à son terme, l’histoire qui continuera ne sera plus la sienne, ni la nôtre ».
Avec le « grand remplacement », Renaud Camus défend « une thèse à deux jambes » (6) selon François Héran, professeur au Collège de France et titulaire de la chaire Migrations et sociétés :
- La première jambe est quantitative, elle se réfère aux flux migratoires et aux différentiels de fécondité ;
- La seconde est qualitative et se réfère aux changements culturels au sein de la société française.
Pour compléter sa thèse, Renaud Camus évoque « le pouvoir remplaciste, celui qui désire et promeut le grand remplacement » comme le rappelle une émission diffusée à son sujet sur France Culture(7). Pour cette raison, certains journalistes considèrent que la thèse de Camus est complotiste ou conspirationniste, ce dont l’auteur se défend en disant que la promotion de l’immigration par certaines catégories d’acteurs sert des intérêts économiques et politiques.
A-t-il raison ou a-t-il tort ? Quoi que l’on pense de cette affirmation, il paraît abusif d’en déduire que son auteur est complotiste. Pour s’en référer à deux exemples fameux : au début des années 1980, Georges Marchais considérait publiquement que l’immigration faisait pression à la baisse sur les salaires et pouvait ainsi servir les intérêts du patronat ; plus récemment, le think tank Terra Nova publiait une note intitulée « Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 » dans laquelle il soulignait l’opportunité que constituait le vote d’origine immigrée pour le PS. Bien que leurs thèses aient été contestées, aucune accusation sérieuse de « conspirationnisme » n’a été portée contre le dirigeant communiste ou le groupe de réflexion social-démocrate.
Nous considérons que le débat autour de l’intentionnalité constitue un élément subsidiaire, qui ne forme pas le cœur du concept de « grand remplacement » et nous éloigne du débat véritable sur les faits (réels ou supposés) qu’il recouvre.
Si la série de France Culture qui lui fut consacrée(8) a eu pour intérêt de placer ce sujet dans une perspective historique, elle n’a cependant apporté aucun élément quant au fond du propos. En ce sens, elle est révélatrice de l’approche partiale de certains médias : la radio publique considère l’idée du grand remplacement comme un « virus », une maladie à guérir et non une thèse à discuter.
« L’objectivité ne consiste pas à opposer des opinions contraires au cours d’un débat. Si les deux opinions reposent sur des informations fausses, quel est l’intérêt du débat ? […] La confrontation des incompétences n’a jamais remplacé la connaissance des faits. Le devoir de la presse est d’acquérir cette connaissance et de la transmettre » disait Jean-François Revel dans La connaissance inutile ; nous tâchons ci-dessous de fournir au lecteur les éléments du débat.
« Sinistre farce » (9) pour le démographe Hervé Le Bras, « fantasme » (10) pour le journaliste du Monde Frédéric Joignot ou encore « vaste fumisterie » pour le rédacteur d’une tribune dans Jeune Afrique (11), que peut-on vraiment dire de la réalité du « grand remplacement » ?
La notion de grand remplacement englobe à la fois le processus de transformation rapide de la démographie française sous l’effet de l’immigration et la transformation de la société et des modes de vie qui en résulte
En 2017, Alain Finkielkraut recevait dans son émission Répliques (12) Hervé le Bras et Renaud Camus. Ce dernier déclarait alors : « Le grand remplacement n’a pas besoin de définition. Ce n’est pas un concept. C’est une réalité de tous les jours que les gens peuvent observer lorsqu’ils descendent dans la rue et prennent leur voiture ». Ce propos rapide nécessite néanmoins le rappel de quelques éléments factuels apportés par les défenseurs et contradicteurs de cette vision, afin que le lecteur puisse s’en forger une opinion informée.
Arguments et contre arguments
Les défenseurs de la thèse du grand remplacement considèrent que la population française se transforme rapidement et de façon croissante par une substitution de populations d’origine extra- européenne, essentiellement venues du Maghreb et d’Afrique, à la population française d’origine.
Deux principaux contre-arguments leur sont généralement opposés.
- D’abord, cela serait factuellement faux dans la mesure où moins de 10% de la population française serait immigrée : selon Le Monde, « les études de l’INSEE disent pourtant tout autre chose que les livres de Renaud Camus. Publiée en octobre 2012, “INSEE Référence – Immigrés et descendants d’immigrés en France” décompte ainsi 5,3 millions de personnes nées étrangères dans un pays étranger, soit 8% de la population». (13)
- D’autre part, il y aurait un problème méthodologique fondamental puisque l’origine ne serait pas définissable. Interrogée par Le Monde, la démographe Pascale Breuil se demande ainsi : « jusqu’où faut-il remonter pour être considéré comme faisant partie du peuple français ». Elle conclut qu’il est « très difficile de définir qui est ou non d’origine française » (14), invalidant ainsi le fait qu’une population se substitue à une autre.
Les arguments ne manquent pourtant pas pour étayer le constat d’une transformation rapide de la démographie française sous l’effet de l’immigration
L’importance des flux migratoires, couplée à la natalité des personnes immigrées ou d’origine immigrée, a eu pour conséquence que 11% de la population résidant en France soit immigrée en 2017 et que 25% soit d’origine immigrée – si l’on compte les enfants de la seconde génération issue de l’immigration -, selon les chiffres de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) publiés en octobre 2018. (15) Cela représente un quart de la population française. Nous sommes donc loin du « fantasme » évoqué par certains, d’autant plus qu’il s’agit là exclusivement de stocks – c’est-à-dire de ce qui est et non de ce qui sera à l’avenir, sous l’effet des flux migratoires et des naissances futures.
Or il convient de tenir compte du différentiel de fécondité entre les femmes descendantes d’autochtones (moins de 1,8 enfants par femme en moyenne en 2017), les femmes descendantes d’immigrés (2,02 enfants par femme en moyenne) et les femmes immigrés (2,73 enfants par femme en moyenne). Cette fécondité varie fortement selon l’origine des femmes : 3,6 enfants par femme en moyenne pour les immigrées algériennes, 3,5 enfants par femme pour les immigrées tunisiennes, 3,4 enfants par femme pour les immigrées marocaines et 3,1 enfants par femme pour les immigrées turques, ce qui est plus élevé que la fécondité de leurs pays d’origine (respectivement 3 ; 2,4 ; 2,2 ; 2,1) (16).
Le démographe François Héran affirme cependant qu’il serait erroné de croire que ces différentiels de fécondité soient figés dans le temps, car ceux-ci auraient tendance à se lisser sur le long terme (17). Mais les effets cumulés de l’immigration et des différentiels de fécondité ont d’ores et déjà modifié la population française et continuent de le faire, comme le montre l’évolution de la composition des naissances. En vingt ans, entre 1998 et 2018, le nombre de naissances d’enfants dont les deux parents sont français a ainsi baissé de 13,7%. Dans le même temps, le nombre de naissances d’enfants dont au moins un des parents est étranger a quant à lui augmenté de 63,6% et le nombre de naissances d’enfants dont les deux parents sont étrangers a progressé de 43% (18). En 2018, près d’un tiers des enfants nés (31,4%) ont au moins un parent né à l’étranger.
Commentant le résultat des projections de population d’origine étrangère dans les pays de l’UE adossées au scénario Convergence 2008-2060 d’Eurostat (19), la démographe Michèle Tribalat précisait que dans certains pays, « les natifs au carré pourraient devenir minoritaires avant l’âge de 40 ans, d’ici 2060 » – natifs au carré désignant les personnes nées dans un pays de deux parents qui y sont nés également. S’il s’agit de projections démographiques – donc d’hypothèses -, Michèle Tribalat expliquait notamment ces résultats par « la conjonction d’une démographie interne peu dynamique et des soldes migratoires projetés qui donne une contribution aussi importante à l’immigration ». (20)
Herve Le Bras, démographe mathématicien et historien français. Photographie réalisée le 22/03/2013 a l occasion du tournage de l émission « Ce soir, ou jamais! » sur France 2. 00656862_000014. BALTEL/SIPA.
L’autre contre-argument largement utilisé par les opposants à la notion de grand remplacement consiste à affirmer qu’il est impossible de définir qui est ou non d’origine française (Pascal Breuil). Cette objection est également fragile, surtout lorsqu’elle repose sur des approximations telles que celles d’Hervé Le Bras dans son livre Malaise dans l’identité (21), où l’auteur assimile directement la défense de cette notion au racisme.
Les raccourcis problématiques d’Hervé Le Bras
Dans le chapitre II de son livre, intitulé « Race et Grand remplacement », Le Bras commet le raccourci de considérer que l’utilisation du terme de « remplacement » revient nécessairement à adopter une approche racialiste / biologique. L’auteur évoque pêle-mêle les idéologues racistes Gobineau et Vacher de Lapouge, en passant par certains théoriciens nazis. « Opposer des Français soi-disant de “souche” à des immigrés menaçant de les submerger, c’est supposer que les deux groupes constituent des races distinctes » (page 36).
Si certains individus qui s’en réclament sont évidemment susceptibles de s’inscrire dans une perspective raciste, considérer que la notion elle-même est une « théorie raciste » apparaît fallacieux. Le concept de grand remplacement renvoie avant tout à une dimension culturelle, aux mœurs et aux modes de vie. C’est notamment ce qu’explique le professeur François Héran lorsqu’il évoque l’aspect « qualitatif » de cette thèse. Michèle Tribalat n’affirme pas autre chose lorsqu’elle déclare : « Il me semble que son succès [de la notion de grand remplacement] vient de son pouvoir d’évocation de certaines situations vécues. Elle a un sens figuré qui évoque l’effondrement d’un univers familier que vit, ou craint de vivre, une partie de la population française : disparition de commerces, et donc de produits auxquels elle est habituée, habitudes vestimentaires, mais aussi pratiques de civilité, modes de vie… » (22)
Quant à l’argument selon lequel il serait difficile de définir qui est ou non d’origine française, l’éditorialiste Olivier Maulin répond : « très difficile dans les laboratoires de l’INSEE, serions-nous tentés d’ajouter, car sur cette question l’homme ordinaire, guidé par son instinct, éprouve beaucoup moins de difficulté à définir les choses, et ne s’embarrasse ni de concepts, ni d’idéologie, ni même de documents administratifs dûment estampillés, et pas plus de biologie, de « race ou de « pureté » imaginaires : est français celui qui a la nationalité française, bien sûr, pourvu qu’il vive selon les mœurs françaises ». (23) Si l’on souhaite s’en tenir à une approche scientifique de l’ascendance, les “natifs au carré” de Michèle Tribalat fournissent par ailleurs un premier angle de vue.
A rebours des analyses fondées sur les lectures approximatives et le recours aux anathèmes, cet article aura tenté de présenter ce que recouvre la notion de grand remplacement, les arguments de ses défenseurs comme de ses contradicteurs ainsi que certaines des données essentielles au débat. Au lecteur – et au citoyen – de se faire sa propre opinion.