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…Ils ont créé un terrain fertile a Daech
Par Virginie Larousse
Le messianisme n’a jamais disparu du monde arabo-musulman ; il en est même l’un des moteurs. Aujourd’hui, Daech en a fait une arme pour galvaniser ses troupes et légitimer ses projets politico-religieux, observe le politologue Nabil Mouline*.
Les combattants de Daech sont convaincus que la fin des temps est proche et qu’ils mèneront bientôt la bataille du Bien contre le Mal. © DR
Dans l’ouvrage collectif Penser la fin du monde, vous écrivez que « le messianisme est le moteur de l’histoire musulmane ». Qu’est-ce à dire ?
Le messianisme est en effet l’un des moteurs de l’histoire musulmane. Une partie non négligeable des changements politico-religieux qu’ont connus différentes contrées musulmanes depuis le Haut Moyen-Âge sont dus à des mouvements qui se revendiquent de cette tendance.
Au sein de la tradition musulmane, le messianisme s’est orienté dans deux directions. La première met l’accent sur un messie eschatologique et cosmique, le Mahdi, qui rétablira l’ordre et la justice et vaincra définitivement le mal grâce à des combats acharnés annonçant l’avènement du Jour dernier.
La seconde orientation met l’accent sur le retour à un régime qui aurait déjà existé dans un passé lointain ou un âge d’or en excluant toute idée d’une fin prochaine du monde. Le mujaddid(le rénovateur) en est la figure de proue. Selon une tradition attribuée au prophète Mahomet, Dieu envoie chaque siècle un homme pieux pour rénover (tajdid) la religion et montrer le droit chemin aux croyants pour réussir ici-bas et dans l’au-delà. Pour résumer, on peut dire qu’il existe un messianisme de rupture et un messianisme de continuité, n’impliquant pas le même rapport au temps et à l’histoire. Cela dit, la majorité des figures messianiques de l’islam se situe entre ces deux catégories.
Né au XVIIIe siècle, le wahhabisme, dont l’idéologie conservatrice irrigue à l’heure actuelle une grande partie du monde musulman, s’inscrit-il lui-même dans une vision eschatologique du monde ?
Même s’il ne se proclame jamais Mahdi, le messie de l’islam, certains aspects du parcours de Mohammed ben Abdelwahhab (mort en 1792) rappellent cette figure eschatologique annoncée par plusieurs traditions attribuées au prophète de l’islam. Ben Abdelwahhab commençe à prêcher en Arabie centrale (Najd) ce qu’il considère comme la vraie religion vers 1741. Il dénonce en effet les institutions et les croyances religieuses de son temps, critique les hiérarchies religieuses devenues sourdes au message divin et appelle à un retour au véritable monothéisme (al-tawhid) avant l’avènement du Jugement dernier qu’il annonce imminent. Grâce à son charisme, le prédicateur du Najd réussit à mettre en place une « communauté émotionnelle » qui le soutient activement pour propager son message. Cette communauté, qui se croit élue par Dieu, finit même par donner naissance à un ordre politique – le premier émirat saoudien (1744-1818) – qui réussit à conquérir entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe la plus grande partie de la Péninsule arabique.
Après la consolidation de sa communauté et la diffusion de sa doctrine dans différentes régions de l’Arabie, Mohammed ben Abdelwahhab commence à atténuer ses positions pour se faire accepter des autres musulmans. Ses héritiers, qui se constituent progressivement en un véritable establishmentreligieux, vont plus loin dans ce processus de routinisation malgré toutes les difficultés religieuses, sociales et politiques auxquelles ils font face depuis le XIXe siècle. Ils n’ont toutefois jamais réussi à faire disparaître définitivement la dimension messianico-eschatologique du wahhabisme. Un certain nombre d’individus et de groupes s’y réfèrent pour justifier leurs croyances, renforcer leurs revendications et surtout légitimer leur action dans le domaine politique durant les époques de transition et de crises. Cela engendre non seulement des dissensions et des désaccords intellectuels, mais également des affrontements armés entre les gardiens du processus de routinisation et les partisans des solutions radicales. Plusieurs épisodes clés de l’histoire de cette tradition illustrent bien ces moments de tension et de conflit : la crise de succession de la seconde moitié du XIXe siècle, le problème de l’armée des Ikhwan durant les années 1920, le défi du groupe messianique de Juhayman durant les années 1970 (qui s’empare de la Grande Mosquée de La Mecque en 1979) et la menace djihadiste depuis les années 1990.
L’idée de fin des temps est présente depuis les origines de l’islam. Mais dans la seconde moitié du XXe siècle, toute une littérature apocalyptique fleurit dans nombre de pays musulmans. Comment expliquer la popularité actuelle des croyances messianiques et apocalyptiques dans le monde arabo-musulman ?
Il faut dire tout d’abord que les croyances messianiques et apocalyptiques n’ont jamais disparu. Elles ont été plus ou moins masquées, au cours du xxe siècle, par les idéologies d’origine occidentale, notamment les différentes formes de nationalismes. Mais ces idéologies n’en demeurent pas moins une forme de messianisme « sécularisé » ; et ses anciens leaders, de Nasser à Kadhafi, ont usé d’une rhétorique messianique pour mobiliser les foules. En raison d’un vide idéologique et d’une absence criante d’alternatives, par confort et populisme aussi, on emploie toujours les mêmes recettes pour la conquête et la conservation du pouvoir ! On a même assisté, depuis quelques années, à une montée en puissance et un remodelage des discours apocalyptiques, qui ont créé un terreau fertile à Daech et Al-Qaïda avant lui. Cela remonte à la fin des années 1970, quand le monde arabo-musulman commence à être secoué par plusieurs événements majeurs tels que le traité de paix israélo-égyptien, la révolution islamique en Iran et l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS. Fleurissent alors de nouvelles grilles de lecture eschatologiques, paradoxalement rassurantes, associées à diverses théories du complot désignant des forces de l’Ombre et les nouveaux ennemis de l’islam. Pour incarner l’Antéchrist, les juifs, les États-Unis et les anciennes puissances coloniales s’ajoutent, depuis lors, à la figure plus traditionnelle du dirigeant musulman impie. C’est dans ce contexte de crise qu’émergent des écrits apocalyptiques fort populaires qui s’inspirent non seulement des anciennes traditions musulmanes sur la fin des temps, mais également des écrits occidentaux – religieux ou pas – sur la question.
En quoi Daech s’inscrit-il également dans un discours eschatologique ?
Les combattants de Daech, notamment les plus idéologisés, se présentent comme les nouveaux Élus, dépositaires de la vraie religion, chargés de rétablir le califat bien dirigé et l’unité de la communauté des croyants avant de partir à la conquête du monde. Ils sont « convaincus » que la fin des temps est proche, et qu’ils mèneront bientôt la bataille finale du Bien contre le Mal ! Leurs discours s’appuient, opportunément, sur quelques-uns des signes annonciateurs décrits par la tradition : perversion des mœurs, multiplication des guerres et des catastrophes naturelles, etc. Sur un plan psychologique, l’idée de mener pareil combat participe à leur efficacité militaire, leur pleine détermination en tout cas. Leurs visées à la fois messianique et eschatologique, du moins en théorie, jouent un rôle déterminant dans la formation et le processus de socialisation d’une partie des troupes. Elles constituent aussi une arme de propagande très efficace pour recruter des jeunes en perte de sens, en Europe notamment, qui une fois embrigadés se croient investis de la plus glorieuse des missions.
Pouvez-vous nous donner quelques exemples de la rhétorique apocalyptique employée par Daech pour galvaniser ses troupes ?
Une tradition attribuée à Mahomet fait d’une petite localité du nord de la Syrie dénommée Dabiq le lieu où les armées musulmanes livreront la bataille finale contre les forces du mal. Or, Daech l’a conquise en août 2014, pour en faire aussitôt un symbole de l’ultime combat qui s’annonce ! Son journal officiel s’appelle d’ailleurs Dabiq. Au début de chaque numéro figure cette citation : «L’étincelle a été allumée ici en Irak, et sa chaleur continuera à s’intensifier – par la permission d’Allah – jusqu’à ce qu’elle brûle les armées croisées à Dabiq.» Mais Dabiq n’est pas le seul endroit évoqué dans l’eschatologie musulmane. Il y a aussi Damas, capitale de la Syrie, Jérusalem et Lod, en Israël, la région du Khorasan, à l’est de l’Iran, Massa, au sud du Maroc, et surtout La Mecque, en Arabie Saoudite, objet des récits les plus détaillés. Cette multiplicité des lieux montre bien le caractère hétérogène et souvent contradictoire des traditions messianico-eschatologiques musulmanes. Comme d’autres groupes avant lui, Daech s’efforce de les réunir dans un grand récit à même de fasciner des recrues peu savantes et légitimer ses projets politico-religieux. Mais elles n’ont aucune cohérence d’un point de vue historique et théologique.
L’institution du califat joue-t-elle un rôle dans le schéma de la fin des temps ?
Le califat joue un rôle central dans les différents schémas eschatologiques musulmans. La plupart des traditions disponibles considèrent le Mahdi, le messie de l’islam, comme une sorte de supercalife. Ce dernier monarque universel rétablira le véritable monothéisme, l’ordre et la prospérité urbiet orbi. De ce fait, il facilitera le retour de Jésus, champion de l’islam, qui détruira l’Antéchrist (al-Dajjal) et avec lui toutes les forces du mal. Cela permettra ainsi l’avènement du Jugement dernier.
Pour inscrire leur action dans ce schéma mythique, les « communicants » de Daech mobilisent tous les artifices discrusifs disponibles, notamment d’origine occidentale. Leur objectif ultime : présenter les combattants de l’organisation terroriste sont comme l’avant-garde des armées du Mahdi et de Jésus qui remporteront la victoire finale à Dabiq !
(*) Nabil Mouline est historien et politologue, chargé de recherche au CNRS. Il a notamment publié Les Clercs de l’islam. Autorité religieuse et pouvoir politique en Arabie Saoudite(XVIIIe-XXIe siècle [PUF, 2011] et Le Califat : histoire politique de l’islam(Flammarion, 2016)