2/3 – Le terrorisme oblige. Et il oblige à faire n’importe quoi
Par Manuel San Pedro
Mettre les musulmans en porte-à-faux, les placer en insécurité pour qu’ils s’excluent et qu’ils soient exclus de la société dans un bel ensemble rêvé par les djihadistes, voilà ce que Gilles KEPEL nomme le phénomène de congruence : sans les mettre sur le même pied, le chercheur constate que le discours anti-immigration et anti-islam d’une part, et celui des djihadistes d’autre part, présentent des parallélismes.
Mais pour comprendre comment le terrorisme cherche et parvient parfois à obtenir l’exclusion au moins symbolique de l’islam de la sphère nationale, il faut revenir sur la façon dont les choses ont fonctionné au cours des années 2015-2019 endeuillées par les attentats.
- La peur crée des pointillés
Les psychopathologies collectives induites par l’exposition des citoyens aux médias relatant les actes terroristes sont, selon les premières études qui commencent à paraître sur le sujet, loin d’être négligeables. Si la peur est un phénomène ponctuel circonscrit aux jours qui suivent une action terroriste, l’impact le plus durable se traduit par toute une série d’affects négatifs, à savoir : l’anxiété, une hyper attention aux signes n’ayant aucun rapport avec le danger, le tout conduisant à un état de fatigue généralisé[1]. C’est l’emballement du système représentationnel qui conduit à une névrose obsidionale collective. Il s’agit à ce stade d’une mise en condition, d’un “conditionnement spirituel et idéologique” des cibles qui joue selon certains chercheurs comme force de dissuasion symbolique ou réelle.
François-Bernard HUYGUE soutient que l’acte terroriste opère dans la population une prise de conscience et une polarisation : il oblige à prendre parti, et vise à créer une division entre un “Nous” et un “Eux”. De tels actes violents, comme toute violence, divisent, et ce de façon plus ou moins consciente. Jean BIRNBAUM a souligné de façon magistrale comment, à notre corps défendant, le terrorisme parvient à tracer une délimitation entre un „Eux“ et un „Nous“, nous obligeant à nous définir : « Nous justement qui somment si réticents à dire ‘Nous“ parce que tracer un nous c’est forcément délimiter une frontière avec „Eux“, au risque d’exclure, de discriminer (…) Un nous de toutes origines et de toutes sensibilités, qu’il faut se garder de claquemurer dans des limites arbitraires, mais dont il est urgent de laisser émerger les contours en posant la question : à quoi tient-il, ce nous ? A quoi tenons-nous[2] ? Allant plus loin, il prend comme repère le cas du philosophe Jacques DERRIDA : « Au lendemain du 11 Septembre, et peu avant sa mort, Derrida est allé jusqu’à tracer des lignes qu’on n’aurait jamais attendues sous sa plume. Lui, l’impitoyable déconstructeur de l’Occident, lui qui n’avait jamais ménagé l’impérialisme américain, en est venu à imaginer une situation où il aurait à choisir entre deux camps : soit Bush, soit Ben Laden ! Personne ne l’avait obligé à affronter une telle alternative. Personne, sauf Ben Laden justement. Et Derrida a tranché : en dépit de tous les crimes passés et de toutes les trahisons en cours, disait-il, la démocratie « laisse résonner en elle une promesse invincible[3]». En ce sens, parmi les victoires symboliques du terrorisme, se trouve l’idée, qu’elle soit consciente ou non, qu’on s’en défende ou pas, qu’il peut exister au sein de la société une ligne de fracture, réelle, imaginaire ou à venir. La ligne en pointillée est désormais tracée.
- L’Etat a peur de la peur
La nature même des actes terroristes provoque une réponse consciente et inconsciente, comme le souligne la formule classique de François-Bernard HUYGUE : les manifestations du terrorisme “consistent à faire et à dire pour faire dire et faire faire[4]“. Le terrorisme oblige. Ce qui est en soi une victoire pour les terroristes.
Face à cela, l’État doit faire quelque chose. Jean DELUMEAU souligne que ce qui compte n’est pas qu’une action soit efficace : face à la peur, ce qui compte et ce qui rassure, c’est qu’une action soit possible[5]. Mais cela ne constitue pas une garantie d’efficacité : agir est dans ce contexte un besoin, et non une politique.
Voici refermée une des mâchoires qui va tomber sur les musulmans de France. Chronologiquement, la première réponse donnée par le gouvernement (ce que l’on appelle le cadrage du discours) tient en une phrase : « Nous sommes en guerre[6] ». Ce furent les premiers mots de François Hollande devant le Congrès réuni à Versailles le 16 novembre 2015. L’analyse de la presse montre en effet le recours au champ lexical belliqueux, ainsi décliné : guerre civile, guerre sainte, guerre de civilisations, guerre totale[7]. Quant à la réponse effective du pouvoir, elle a d’abord consisté en des actes de guerre, avec le bombardement de positions djihadistes en Syrie.
Or nous observons une dichotomie avec le réel. Les terroristes étaient en effet des citoyens français ou belges, élevés et conditionnés en grande partie avant leur départ (on ne part pas si l’on n’est pas déjà « radicalisé » …). Ils appartiennent à un profil sociologique récurrent, presque un cliché, mais nous sommes bien dans la sociologie, et non dans la guerre[8]. Dans une très large mesure, la racine du problème se trouve bien ici, et non en Syrie. On peut donc saisir la question à plusieurs niveaux, mais répondre à une question sociologique et/ou religieuse par la guerre semble pour le moins contre-productif. On peut penser aux débats sur les fichés S ou à la déchéance de nationalité.
Cependant, certaines réponses ont été positives. Le second élément de cadrage apporté par le gouvernement a consisté à interpréter les actes terroristes comme une attaque aux valeurs républicaines. Dans ce cadrage, la France est attaquée pour ce qu’elle est et non pour sa politique. Elle est un État démocratique, laïque, égalitaire et tolérant, garant de la libre-pensée et de la libre expression, et c’est à ce titre qu’elle est attaquée. Quant au quatrième cardage (par ordre d’intensité médiatique), il concerne le discours sur la société française, que l’on souhaite apaisée et inclusive. On note une très forte insistance du discours anti-amalgame à tous les échelons. Dans une grande partie de la population, ce discours est sincère. Une étude de psychologie montre en effet que les villes qui ont défilé pour Charlie sont celles qui ont le moins de préjugés racistes[9]. Cependant, si cette volonté existe, elle est aussi la preuve qu’un courant plus ou moins souterrain entrevoit une dichotomie au sein de la société française. En en parallèle on note l’apparition d’une altérité : l’islam de France est perçu comme un corps spécifique, un opt-group, lui-même divisé entre des bons et des méchants.[10]. Pas d’amalgame avec les terroristes donc, mais sentiment que l’islam français est un corps à part.
Le troisième cadrage opéré concerne les rapports entre terrorisme et immigration. De nombreux médias ont repris, volontairement ou non, l’idée que l’immigration arabo-musulmane pose problème, avec des interventions de plus en plus hostiles à l’islam. Il s’agit du phénomène de congruence évoqué par Gilles KEPEL : “Ils s’articulent avec l’édification de barrières, identitaires ou communautaires, qui excluent l’autre à partir d’éléments ontologiques : ethno-racial contre religieux, vrais Français contre faux Français, bon musulman contre apostat ou mécréant[11]“. Cette montée parallèle des extrêmes représente un danger pour le pays, et un objectif avoué des djihadistes. Elle fait directement écho à la dichotomie entre un « Eux » et un « Nous » dont nous avons déjà parlé, mais ici les termes de l’alternative, jusque-là en pointillés, sont à présent remplis, et de façon conflictuelle.
Enfin, le discours des médias laisse apparaître une territorialisation de la menace : la « banlieue » est nommément présentée comme foyer dangereux et lieu hors du territoire de la République[12]. Mais sont oubliées les prisons. Or la récente thèse de Hugo MICHERON, soutenue le 18 juin 2019, démontre de façon magistrale que les prisons françaises constituent des points nodaux pour le djihadisme. D’autre part, elle fait justice de la notion de « banlieue », puisque deux villes aux profils socio-économiques identiques peuvent connaître 80 départs pour l’une, et aucun pour l’autre.
On peut donc penser avec ces travaux que l’action terroriste poursuit un but objectif, qui consiste à tenter de produire dans la société française une série de fractures. Elle cherche à faire progresser dans la société en général et parmi les musulmans en particulier l’idée qu’il existe, ou qu’il pourrait exister, deux groupes dissemblables et de plus en plus séparés. Il s’agit à présent d’analyser dans quelle mesure cette mise au ban de la population française musulmane est effective.
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[1]ARCISZEWSKI (Thomas), La menace: sa perception, ses effets, son utilisation, Thèse soutenue en 2005 à Paris-V
[2]BIRNBAUM (Jean), La religion des faibles. Ce que le djihadisme dit de nous, Paris, Le Seuil, 2018, 288 pages, p.13. Voir en particulier son introduction
[3]Entretien accordé par Jean BIRNBAUM au Figaro Magazine, 12 octobre 2018, p. 38
[4]https://www.terrorisme.net/2003/03/20/analyse-le-terrorisme-entre-ravage-et-message/
[5]DELUMEAU (Jean), La peur en Occident, Paris, Fayard, 1978, 485 pages
[6]Pour le développement qui suit : TOZZO (Serena), Discours sur l’identité et l’altérité : une analyse de la représentation des attentats du 13 novembre 2015 à paris dans la presse écrite, Université de Padoue, 2016
[7]Ibid., pp 80-82
[8]HECKER (Marc), 137 nuances de terrorisme. Les djihadistes de France face à la justice, IFRI, Focus stratégique n°79, avril 2018. Disponible en ligne sur https://www.ifri.org/fr/publications/etudes-de-lifri/focus-strategique/137-nuances-de-terrorisme-djihadistes-de-france-face
[9]Zerhouni, O., Rougier, M., & Muller, D. (2016). “Who (Really) is Charlie?” French Cities with Lower Implicit Prejudice toward Arabs Demonstrated Larger Participation Rates in Charlie Hebdo Rallies
[“Qui est (Vraiment) Charlie ?” Les Villes Françaises à plus Faible niveau de Préjugés Implicites envers les Maghrébins ont davantage Participé aux rassemblements de Charlie Hebdo]. International Review of Social Psychology, 29(1), pp. 69–76
[10]TOZZO (Serena), Discours sur l’identité et l’altérité : une analyse de la représentation des attentats du 13 novembre 2015 à Paris dans la presse écrite, Université de Padoue, 2016, p.101
[11]KEPEL (Gilles), La fracture, Paris, Gallimard/France Culture, 2016, p.106
[12]Ibid., pp.106 à110