La polémique est partie à la vitesse d’un feu de forêt en pleine canicule, comme si les esprits étaient chauffés à blanc. Ainsi Emmanuel Macron déclare-t-il lundi soir dans son allocution télévisée consacrée à l’Afghanistan que « nous devons anticiper et nous protéger contre les flux migratoires irréguliers qui mettraient en en danger ceux qui les empruntent et nourriraient les trafics de toute sorte ». Et immédiatement c’est le tollé à gauche où l’on accuse l’Elysée d’entretenir une « confusion entre asile et immigration irrégulière », selon les termes du député écologiste et ex LREM, Matthieu Orphelin.
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Fort de leur puissance d’acteurs de terrain maîtres chez eux, les maires sont les plus virulents. « Macron fait honte à la France », s’indigne Éric Piolle, l’édile Europe Écologie-Les Verts de Grenoble. À Lille , son homologue PS Martine Aubry se dit « choquée » et elle se déclare prête à accueillir « au moins une centaine d’Afghans » menacés par les talibans. Le maire socialiste de Marseille, Benoît Payan est tout aussi allant pour offrir les clés de sa ville : « L’histoire de Marseille se confond avec celles des persécutés, des pourchassés, des affamés, venus ici pour survivre et puis vivre », s’enthousiasme le chef de la capitale phocéenne.
Éternel débat
Rien de nouveau sous le soleil toutefois. On revit un psychodrame dont Michel Rocard, alors premier ministre, avait décrit tous les tenants et aboutissants en décembre 1989, à l’occasion du cinquantième anniversaire de la Cimade (Comité inter-mouvements auprès des évacués, sic). « Nous ne pouvons pas héberger toute la misère du monde. La France doit rester ce qu’elle est, une terre d’asile politique… mais pas plus. » avait-il lancé, s’efforçant de concilier humanisme et réalisme. En plus de trente ans passés, les termes du débat n’ont pas bougé d’un pouce. Michel Rocard lui-même avait dû revenir à maintes reprises sur sa déclaration dont on ne retient souvent que la première partie. « Que nous ne puissions à nous seuls prendre en charge la totalité de la misère du monde, ne nous dispense nullement de devoir la soulager autant qu’il nous est possible » , avait-il tenu à préciser une dernière fois en 2009.
Pour sa part Emmanuel Macron s’est toujours servi de la formule comme d’une balise évidente, «on ne peut pas prendre toute la misère du monde, comme disait Rocard » , déclarait-il en novembre 2017 à l’occasion du lancement de la 33ème campagne hivernale des Restos du Cœur . Six mois après son éclatante conquête de l’Elysée, il pouvait encore se permettre un discours pragmatique soucieux d’efficacité plus que de mots creux. C’est manifestement plus difficile aujourd’hui où les maires écologistes et socialistes l’accusent sans vergogne de faire le jeu de l’extrême droite sur l’immigration.
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Outre les tweets individuels et des déclarations à l’emporte-pièce des édiles des grandes villes ou de plus petites comme Besançon, Laval, Clermont-Ferrand et Strasbourg, l’Anvita (Association nationale des villes et territoires accueillants), un collectif d’élus de gauche et de collectivités, dont Paris et la Seine-Saint-Denis, créé en 2018, s’est fendue d’un communiqué solennel : « Nous, élus et collectivités de réseau, nous nous engageons à construire ensemble un accueil digne pour les personnes venues chercher refuge sur nos territoires». La proclamation est certes belle comme l’antique. Mais de quelles réussites ces élus peuvent-ils se prévaloir dans l’intégration des immigrés, voire de l’ensemble de leurs populations, pour parler ainsi et prétendre avoir le monopole du cœur ?
« On ne peut pas prendre toute la misère du monde, comme disait Rocard »
Emmanuel Macron, en novembre 2017.
À en juger par le niveau chômage qui règne dans leurs territoires, le succès n’est pas garanti. Parmi les collectivités qui s’honorent d’appartenir à l’Anvita, la Seine-Saint-Denis connaît un taux de chômage de 11,1%, le record parmi les départements (après les Pyrénées-Orientales) de la France métropolitaine où la moyenne du chômage s’établit à 7,8% (selon les données de l’Insee pour le premier trimestre 2021). La situation n’est pas plus brillante dans l’Hérault (11,1%) dont le chef-lieu Montpellier se flatte pourtant lui aussi de vouloir accueillir des Afghans. De même le département du Nord (Lille) déplore un taux de chômage de 9,8%, lequel atteint 9,2% dans les Bouches-du-Rhône (Marseille). Pas de quoi pavoiser ni se vanter d’être un pays de cocagne.
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Plus généralement, la France ne bénéficie pas hélas d’une très bonne réputation quand il s’agit d’intégrer les jeunes immigrés. Là aussi le juge de paix est le niveau d’activité : sait-on occuper les gens qu’on abrite ? Selon une enquête réalisée il y a deux ans par la division internationale des migrations de l’OCDE, sur les 2,850 millions de jeunes (de 15 à 34 ans) n’étant « ni en emploi, ni en enseignement, ni en formation » que compte notre pays, pas moins de 40% étaient « issus de l’immigration ». Soit au total 1,090 million de jeunes complètement oisifs, les Anglo-saxons les appellent des Neet (not in employment, education or training) et qui sont des immigrés de première ou de deuxième génération. Ce qui recouvre deux groupes d’importance égale selon l’OCDE : d’un côté les jeunes nés à l’étranger, de l’autre ceux qui sont nés en France mais dont l’un des deux parents est lui-même né à l’étranger.
Ces catégorisations faites par les experts internationaux de l’OCDE ne visent à stigmatiser personne. Il convient seulement de regarder les réalités de façon objective: un quart des 15 à 34 ans « issus de l’immigration » ne parviennent pas à trouver une occupation, alors que le taux de chômage est de 14,3% pour les autochtones du même âge (nés en France ou dont les deux parents sont Français), ce qui est déjà énorme ! Pour mieux saisir cette triste anomalie française, notons que l’OCDE évalue à 7% le taux de jeunes complètement oisifs en Allemagne et qu’il en va pour 10% des 15-34 ans « issus de l’immigration » outre Rhin. La Suisse et la Suède affichent des performances similaires. Rappelons également que l’Union européenne, faisant le même constat que l’OCDE, a officiellement demandé à la France (ainsi qu’à la Belgique et à l’Autriche) « d’améliorer l’insertion sur le marché du travail des descendants d’immigrés » (recommandation du 7 mars 2018).
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À coup sûr, l’intention des élus socialistes et écologistes de vouloir accueillir à bras ouverts des Afghans désireux d’échapper aux talibans est louable et généreuse. Mais l’on sait aussi que l’enfer est pavé de bonnes intentions. Il y a bien sûr le précédent du Vietnam et de la chute de Saigon lâchée brutalement par les Américains le 30 avril 1975 et qui fut suivie, entre autres, par la prise de pouvoir tragique par les Khmers rouge au Cambodge. Notre pays a de ce fait été amené, de 1975 à la fin des années 1980, à accorder l’asile à 128.531 Vietnamiens, Cambodgiens et Laotiens. Pratiquement tous étaient des francophones et tous « ayant une certaine idée de la France » en raison même de notre histoire commune et de la colonisation française de l’ex Indochine. Sans omettre, fût-ce jugé secondaire, qu’en 1975, l’Hexagone connaissait un taux de chômage de 3,4% à peine. Décidément, comparaison n’est pas raison.