Le Conseil français du culte musulman (CFCM) traverse une crise inédite. Parmi les neuf fédérations qui le composaient encore l’été dernier, trois, dont les deux turques – Millî Görüs et le CCMTF –, ont refusé de signer la charte des principes pour l’islam de France en janvier dernier. Face à ce refus, ce fut au tour de la Grande Mosquée de Paris, suivie de deux autres fédérations, de quitter le bureau exécutif, courant mars, et d’annoncer la création prochaine d’une « coordination » pour refonder le CFCM.
Le CFCM a vocation à représenter les musulmans de France auprès des pouvoirs publics. En panne de légitimité depuis plusieurs années, cette crise interne pourrait bien sonner le glas de cette instance qui peine à trouver sa place dans le paysage cultuel français.
Pour La Vie, le père Vincent Feroldi, président du Service national pour les relations avec les musulmans (SNRM) de la Conférence des Évêques de France, revient sur les points d’achoppement de cette instance pourtant éminemment nécessaire à ses yeux.
Le président actuel du CFCM est Mohammed Moussaoui (Union des mosquées de France, proche du Maroc). Selon le principe de présidence tournante qui régit le CFCM, il doit être remplacé en 2022 par Chems-Eddine Hafiz (Grande Mosquée de Paris, proche de l’Algérie) puis, en 2024, par Ibrahim Alci (CCMTF, proche de la Turquie). De quoi les conflits actuels entre les fédérations sont-ils le miroir, selon vous ?
Les fédérations membres du CFCM sont emprisonnées dans des querelles de personnes qui recoupent des questions idéologiques. C’est plus idéologique que spirituel : il ne s’agit pas de divergences d’interprétation du Coran, la scission actuelle est avant tout géopolitique.
Pour comprendre, il faut revenir en arrière. Le CFCM a été voulu par les pouvoirs publics, par l’État, et non pas par des musulmans qui auraient décidé un jour de créer une organisation représentative de leur culte. C’est Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, qui a réussi ce que ses prédécesseurs n’étaient pas parvenus à faire.
Sa pédagogie consista à réunir, en décembre 2002, les représentants musulmans de l’époque à Nainville-les-Roches, en banlieue parisienne, pour leur dire en substance: « Vous n’en sortirez qu’une fois un accord trouvé entre vous ! » Et ça a fonctionné : le CFCM a pu être créé sous forme d’association le 28 mai 2003 et par publication au Journal officiel le 7 juin suivant.
C’est Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, qui a réussi ce que ses prédécesseurs n’étaient pas parvenus à faire : le CFCM a pu être créé sous forme d’association le 28 mai 2003.
À cette époque, quand on pense à l’islam, on pense avant tout au Maghreb, et il n’y a par ailleurs qu’un seul président à la tête du CFCM (contre trois aujourd’hui, avec un système de présidence tournante, ndlr). Au départ, c’est Dalil Boubakeur, le recteur de la Grande Mosquée de Paris, qui occupe ce poste.
Elle bénéficie en effet d’une dimension historique dans le paysage français, puisqu’elle fut la première mosquée construite dans l’Hexagone, entre 1922 et 1926, créée par les pouvoirs publics en remerciement pour le service rendu par les soldats musulmans pendant la Première Guerre mondiale. La Grande Mosquée de Paris se considère donc comme le phare de l’islam en France, et c’est dans cette logique que, à la création du CFCM en 2003, la présidence lui revient.
Par la suite, un mode électoral se développe, basé sur un système complexe de grands électeurs qui dépendent de la superficie des mosquées auxquelles ils sont rattachés. En 2008, c’est Mohammed Moussaoui, un ressortissant de l’islam marocain, qui devient président du CFCM, pour un premier mandat.
Dans le même temps, les représentants de l’islam turc prennent peu à peu leur place au sein du CFCM. Arrivée en France dans les années 1970 du fait du manque de main-d’œuvre, la communauté s’est implantée et organisée progressivement. Puis, depuis le début des années 2000, avec l’élargissement de l’Europe aux pays de l’Est, un certain nombre de musulmans de ces territoires sont arrivés en France.
De même, avec les mouvements migratoires sont venus des musulmans d’Afghanistan, d’Asie, du Proche Orient. La communauté musulmane en France se diversifie donc dans ses origines géographiques, mais aussi dans ses sensibilités. Se pose donc de manière nouvelle la question du leadership.
Apparaît ensuite une tension sur le modèle du conflit Paris/province, l’instance représentative de l’islam de France étant jugée trop éloignée de la réalité du terrain. C’est aussi l’époque du développement du terrorisme djihadiste, un temps où les jeunes se tournent plus vers les réseaux sociaux et la télévision que vers les mosquées. À partir des années 2010, les élections du CFCM vont être plus ou moins boycottées par certains, puis par d’autres.
On voit bien que, dans la manière dont est conçu le CFCM, faire totalement confiance à l’autre, qu’il soit d’un courant musulman différent ou d’une autre origine nationale, n’est pas évident. On en arrive alors au système des présidences tournantes, à partir de 2013.
Malgré ce système de présidence tournante, il semble y avoir une forte défiance entre les fédérations, du moins une dissonance. Pourquoi ?
Parce qu’elles sont obligées de partager le pouvoir et qu’elles n’ont pas toutes la même posture. Prenons les déclarations de Chems-Eddine Hafiz, le recteur de la Grande Mosquée de Paris. Il est clair qu’il veut apparaître comme un musulman pleinement républicain dans l’espace français. Il défend un islam républicain et se veut le défenseur des droits de la République. Il désigne donc comme « mauvais musulmans » ceux qu’il considère comme les « courants islamistes », pourvoyeurs d’un islam politique, et fait en sorte qu’ils soient exclus des futures discussions.
Chems-Eddine Hafiz est avocat avant tout. Il n’est pas un religieux, un imam. Il a une dimension politique certaine. Mohammed Moussaoui, l’actuel président du CFCM, est un universitaire qui a une profondeur religieuse. Il sait que le musulman fait partie de l’oumma (la communauté des croyants, ndlr) et que toute personne qui se dit musulmane fait partie de cette communauté.
Il agit au nom d’une forme de solidarité musulmane, de même que la solidarité entre chrétiens dicte que ce n’est pas à moi d’exclure un membre de ma communauté, que ce serait plutôt l’affaire de Dieu. Moussaoui a vraiment le désir que tous ceux qui se disent musulmans et s’inscrivent dans les lois de la République aient droit de cité. Il ne va donc pas partir en guerre contre ces mouvements, mais plutôt faire en sorte qu’ils puissent trouver ensemble un accord.
On trouve donc, d’un côté, quelqu’un qui n’a pas peur de cliver et, de l’autre, quelqu’un qui voudrait aboutir à un consensus – tout en préservant aussi sa propre influence, bien sûr, mais qui agit d’abord au titre d’une dimension religieuse plutôt que politique.
Si l’on considère l’origine du CFCM et sa structure, peut-on dire que le ver était dans le fruit ?
Le ver était dans le fruit, dans la mesure où le CFCM, qui était une volonté des pouvoirs publics, s’inscrit dans une problématique trop imprégnée de la réalité catholique. On n’a pas assez pris en compte l’organisation de la communauté musulmane dans le monde, qui est davantage horizontale, beaucoup plus proche de l’organisation que connaissent les protestants. Ce sont les communautés qui choisissent leurs imams et le musulman n’a de comptes à rendre qu’à Dieu, alors que la dimension hiérarchique est très forte dans l’Église catholique.
Le ver était dans le fruit, dans la mesure où le CFCM, qui était une volonté des pouvoirs publics, s’inscrit dans une problématique trop imprégnée de la réalité catholique.
La deuxième difficulté vient de ce que le CFCM donne le pouvoir à des personnes en responsabilité administrative – des présidents d’association –, et non à des cadres religieux – imams et théologiens. C’est un peu comme si les économes diocésains, et non les évêques, étaient les représentants du culte catholique.
Il y avait donc au départ deux vermisseaux dans le fruit : on a voulu calquer le fonctionnement hiérarchique de l’Église catholique sur une religion qui n’a pas d’autorité reconnue, et on a donné le pouvoir non pas aux représentants religieux mais aux gérants administratifs.
Selon vous, une représentation des musulmans de France est-elle véritablement possible ?
Oui, mais, ce qui est important, c’est que la communauté musulmane de France ait un certain nombre d’instances qui puissent répondre à ses différents besoins.
Il y a d’abord les besoins spirituels et juridiques, qui pourraient être la charge de conseils théologiques, par exemple. Les conseils éditeraient les fatwas, les avis juridiques… Vous noterez d’ailleurs que j’utilise le pluriel. J’ai la certitude qu’il faut toujours penser au pluriel quand on parle de l’islam, parce que les musulmans sont divers. En dehors des considérations géographiques, ils sont aussi divers au niveau des interprétations de la bonne manière de vivre l’islam. Il faut prendre en compte cette diversité : on ne met pas les catholiques, les coptes, les anglicans, les orthodoxes et les évangéliques dans un même sac ! C’est pareil du côté de l’islam.
D’autre part, les musulmans ont besoin d’instances qui puissent les aider sur les questions économiques, tout ce qui touche au halal, au pèlerinage, à la construction de mosquées…
Il faut aussi une instance pour le culte proprement dit, qui s’occuperait de la formation des imams et des aumôniers de l’armée ou des prisons.
Enfin, il faut des instances qui soient davantage sur le registre du culturel, comme la Fondation de l’Islam de France, par exemple, qui permet de faire connaître la civilisation musulmane.
Ma conviction, c’est que le CFCM, dans son organisation actuelle, doit se réformer. C’est évident, la crise est trop grande. Il va falloir s’interroger : que met-on en premier ? Le bien commun, les égos, les cultures d’origine ? Et c’est là, dans les réponses humaines, que réside la plus grande difficulté, car nous sommes tous marqués par nos histoires et il n’est pas toujours facile de renoncer à des choses ou de faire confiance à l’autre.
Mission difficile, donc, mais pas impossible ! Quand on prend du recul, on voit bien que des choses sont possibles, mais il faudrait que le politique s’implique moins et que l’ensemble des musulmans s’implique plus.