Liza*, une étudiante de 23 ans connue sous le pseudonyme de Louz sur Twitter et co-fondatrice du collectif Nta Rajel , se rappelle les prémices de ce mouvement. « Au début, nous n’avions aucune prétention à devenir quoi que ce soit, c’était vraiment pour nous soutenir, sans plus. »
Ayant toujours milité, Liza avoue que son expérience dans les milieux anti-racistes lui a laissé un goût amer. « Je me suis rendu compte que ce sont des milieux très masculins où les hommes et les égos prennent une très grande place », confie-t-elle à Middle East Eye .
Sexisme et stigmatisation
Avec d’autres militantes nord-africaines, elles prennent alors conscience de la nécessité de se réunir entre elles. « On a vu la misogynie qu’il peut y avoir dans nos communautés et on s’est dit qu’il fallait créer des espaces de non mixité », affirme la jeune femme.
Très vite, une des jeunes filles écrit le fameux « Nta rajel ? » dans sa bio sur les réseaux sociaux, questionnant et provoquant ainsi la virilité de la gent masculine.
« Les images et les représentations des femmes maghrébines sont un héritage de l’imaginaire colonial. Elles ont été représentées par l’orientalisme en peinture comme étant sensuelles et sexuellement disponibles »
– Nadia Hathroubi-Safsaf, doctorante en sociologie
« Elle s’est fait harceler, alors on a toutes mis ce hashtag dans notre bio pour la soutenir et puis, au fur et à mesure, d’autres filles ont commencé à témoigner du sexisme qu’il peut y avoir au sein de nos communautés nord-africaines », explique Liza.
Très vite, les jeunes militantes craignent une récupération de leurs témoignages qui ferait d’elles les femmes à sauver du patriarcat arabe et musulman.
Une crainte des plus légitimes selon Nadia Hathroubi-Safsaf , rédactrice en chef du mensuel Le Courrier de l’Atlas , auteure et doctorante en sociologie.
« Les images et les représentations des femmes maghrébines sont un héritage de l’imaginaire colonial. Elles ont été représentées par l’orientalisme en peinture comme étant sensuelles et sexuellement disponibles. Pendant la colonisation, ces mêmes images de femmes d’Afrique du Nord aux seins nus étaient envoyées à la métropole pour dire aux hommes français : venez coloniser, il y a des femmes qui vous attendent ! », analyse-t-elle pour MEE .
Les femmes maghrébines ont, depuis l’époque de la colonisation, fait l’objet de fantasmes au sein de la société française, explique Nadia Hathroubi-Safsaf, qui travaille sur une thèse intitulée « De la Mauresque à la beurette, la fabrication du cliché médiatique au croisement du genre et du post-colonial ».
« Dans l’édition, il y avait souvent des romans témoignages où le personnage principal était une femme française d’origine maghrébine qui s’appelait Karima, Fatima ou encore Sonia ; elle n’avait pas de patronyme et était souvent battue par son père ou son frère. Elle voulait se libérer, s’émanciper et sortir de sa cité. Le problème, c’est que ce genre de récits était tellement anonymisé qu’on ne comprenait plus s’il s’agissait de réels témoignages ou de fantasmes », poursuit la doctorante en sociologie.
« N’êtes-vous pas jolie ? Dévoilez-vous ! » : affiche coloniale française distribuée au cours de la révolution algérienne (Twitter @musab_ys)
De même, les hommes nord-africains ont souvent fait l’objet d’une très grande discrimination dans l’imaginaire collectif français. Nadia Hathroubi-Safsaf cite comme autre exemple le mouvement Ni putes ni soumises, fondé en 2003 par Fadel Amara.
« Il s’agissait d’un mouvement féministe qui souhaitait porter la voix des femmes issues des quartiers populaires et dont une partie des membres était issue de l’immigration nord-africaine. Les hommes arabes et nord-africains étaient montrés [par ce mouvement] comme des délinquants, des hommes violents et ignorants. Tout cela reprenait bien les stigmates employés durant la colonisation pour valoriser les hommes blancs qui, eux, seraient civilisés et ouverts d’esprit », commente-t-elle.
Selon elle, le problème avec le mouvement Ni putes ni soumises se trouvait au niveau de la méthodologie : « En 2003, il y a eu une exposition à l’Assemblée nationale avec des photos des Mariannes d’aujourd’hui et on y voyait des photos des militantes du mouvement. » Une action qui, pour certains, entretient l’idée que les femmes nord-africaines et musulmanes ne peuvent qu’être sauvées par la République et les hommes blancs des griffes des hommes de leur famille.
« On a beaucoup reproché à ce mouvement une méthodologie bancale, on n’a jamais su comment les témoignages des femmes étaient recueillis. Les femmes franco-maghrébines étaient présentées comme un seul bloc monolithique », déplore-t-elle.
Récupérations racistes et islamophobes
Les Nordafem souhaitent s’éloigner du diktat qui impliquerait qu’elles choisissent entre leur combat féministe et leur communauté.
« C’est très difficile de jongler entre nos revendications et les récupérations racistes et islamophobes. Le sexisme n’est pas une spécificité des hommes nord-africains, cela touche toutes les franges de la société »
– Kenza, Nordafem
« Quand nous avons vu que nos témoignages commençaient à être récupérés par des personnes racistes et islamophobes, nous avons décidé de fonder notre collectif Nta rajel ? pour délivrer notre parole à notre manière », précise Liza.
Kenza, une militante féministe nord-africaine de 22 ans connue sous le pseudonyme « Tata Du Bled » et dont le compte Twitter est suivi par plus de 12 000 followers, renchérit : « C’est très difficile de jongler entre nos revendications et les récupérations racistes et islamophobes. Le sexisme n’est pas une spécificité des hommes nord-africains, cela touche toutes les franges de la société. »
Liza définit le mouvement Nordafem comme « féministe et anti-raciste ». Il s’agit de dénoncer toutes les formes de sexisme, comme celles que « subissent les femmes portant le voile en France quotidiennement », mais également « celles qu’on va trouver à l’intérieur des communautés nord-africaines », poursuit Kenza.
« Il y a beaucoup de slut-shaming [humiliation d’une femme sur la base de son physique ou attitude jugée provocante]. On va très vite parler de l’honneur de la famille, il existe une très grande facilité à demander à une fille si elle est vierge ou pas. Sur les réseaux sociaux, beaucoup se permettent de commenter les tenues vestimentaires des filles qui portent le voile », regrette la militante.
« On est censées ressembler à ce que les hommes souhaitent et si tu te permets de dénoncer ça, tu es vue comme une traîtresse, une gawria [une blanche] », ajoute Kenza.
Aller au bout de la pensée décoloniale
L’autre particularité du groupe Nordafem tient à son aspect « décolonial », selon les deux jeunes activistes.
« On emploie le terme nord-africain car il fait référence à une région, dont nous sommes issues. En France, nous sommes perçues comme étant socialement des Arabes et nous ne voulons pas nous définir selon le regard de la « blanchité » », souligne Liza.
Pour cette étudiante, il s’agit de penser « l’Afrique du Nord dans toute sa complexité et d’aller au bout de la pensée décoloniale ».
Un point sur lequel elle est rejointe par Kenza, pour qui « essayer de décoloniser les esprits passe par plusieurs étapes. Il y a bien sûr la colonisation française et ce qu’elle a laissé comme traces, mais aussi la domination arabe exercée en Afrique du Nord. Les traditions, dialectes et les cultures natives d’Afrique du Nord continuent à disparaître au profil d’une uniformisation et d’une arabisation totale », estime-t-elle, en référence notamment au combat des populations amazighes pour faire reconnaître leur drapeau au Maroc.
Le courant des Nordafem puise également ses inspirations dans « l’afro-féminisme », et notamment la notion d’intersectionnalité développée par la féministe américaine Kimberlé Williams Crenshaw .
Liza insiste également sur l’importance du féminisme islamique, avec des figures de proue comme Asma Lamrabet ou encore Amina Wadud , qui déconstruisent les lectures patriarcales des textes saints de l’islam.
« Les femmes de nos familles sont de grands modèles féministes. Dans les cultures nord-africaines, il y a toujours eu des femmes qui s’autodéterminent, un esprit de rébellion, la création d’espaces bienveillants entre nous », observe Liza.
Issue d’une famille d’immigrés tunisiens, Kenza a également tiré son inspiration de féministes de son pays d’origine. « J’ai vraiment été frappée par le rôle déterminant qu’ont joué les femmes durant la révolution de 2011 », confie-t-elle.
Transformer l’essai en dehors des réseaux sociaux
Si les réseaux sociaux tiennent une place très importante dans la constitution de ce mouvement, les deux jeunes femmes affirment que leurs actions se concrétisent bien au-delà du cadre virtuel. Twitter a par exemple permis la rencontre des membres de Nordafem.
« Avec le collectif Nta rajel, nous organisons des rencontres et des échanges entre femmes nord-africaines et personnes non binaires [qui ne se considèrent ni comme homme ni comme femme]. C’est très important de mener des actions dans la vie réelle », commente Liza.
« Quand je parle de féminisme ou encore de race dans la vraie vie, je me retrouve fréquemment devant des réactions violentes de la part de mes interlocuteurs »
– Liza, Nordafem
« Grâce à twitter, j’ai pu m’éduquer et apprendre énormément de choses sur le féminisme. C’est là que j’ai rencontré beaucoup d’autres ‘’Nordafem’’ », rebondit Kenza.
« Quand on milite, ce sont des outils très importants. Par exemple, certaines filles ont peur de se rendre seules aux manifestations, alors via Twitter, on s’organise pour constituer des groupes », explique la jeune femme à Middle East Eye . « Certaines personnes ont aussi peur de témoigner et les réseaux sociaux apparaissent comme un espace où elles peuvent s’exprimer plus librement ou de façon anonyme. »
Quant à ceux qui pourraient reprocher aux Nordafem de faire du militantisme 2.0, la réponse fuse.
« C’est du mépris envers des personnes qui ne peuvent pas forcément lutter dans la vraie vie, comme les personnes non valides », lance Kenza, étudiante en communication digitale.
Pour Liza, ce sont surtout les thématiques qu’elles soulèvent qui dérangent : « Beaucoup disent qu’il y a énormément d’agressivité sur les réseaux sociaux. Je ne suis pas d’accord. Quand je parle de féminisme ou encore de race dans la vraie vie, je me retrouve fréquemment devant des réactions violentes de la part de mes interlocuteurs », regrette-t-elle.
Depuis deux ans, le mouvement a pris une autre dimension. « Avec notre collectif Nta Rajel ?, on essaie de créer de réels espaces d’échange, de débats sur le féminisme nord-africain. Les réseaux sociaux sont des outils importants, mais les luttes et échanges doivent aller plus loin et c’est ce qu’on souhaite faire », conclut Liza.